Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Janvier 2011 (volume 12, numéro 1)
Anne Cadin

Le roman (autobiographique) d’un roman

Miguel de Unamuno, Comment se fait un roman, traduction de Bénédicte Vauthier et Michel Garcia, Paris : Éditions Allia, 2010, 123 p., EAN 9782844853608.

Admettrons-nous les ouvrages qu'écrit cet homme, si hérissés de désordre en même temps qu'illimités et monstrueux qu'on ne peut les classer dans aucun genre, et dans lesquels des interventions personnelles arrêtent à tout moment, et avec une truculente et familière insolence, le cours de la fiction — philosophique ou esthétique — sur quoi nous allions nous mettre d’accord1 ?

1Cette seconde édition en deux ans de Comment se fait un roman2 témoigne d’un intérêt croissant pour cette œuvre de Miguel de Unamuno (1884-1936), jusque-là encore peu diffusée en France. Les éditions Allia proposent pour la première fois une traduction française intégrale du texte de celui qui fût recteur de l’université de Salamanque. La maison des Fondeurs de Brique quant à elle, avait repris en 2008 la traduction faite en 1933 par Jean Cassou pour le volume Avant et après la révolution publié chez Rieder. Auteur de la chronique « Lettres espagnoles » au Mercure de France, il avait fait paraître pour la première fois Comment on fait un roman dans la célèbre revue (n°670, 15 mai-15 juin 1926). Unamuno ne voulait pas faire publier son texte en Espagnol, sous un régime de censure : c’est donc la traduction française que le lecteur put d’abord lire. L’auteur du Sentiment tragique de la vie s’était volontairement exilé3, pour protester contre le régime de Primo de Rivera (1923-1930), tacitement approuvé par le roi, Alphonse XIII : Unamuno s’enfuit de l’île de Fuerteaventura, puis gagne Paris où il commence, en 1925, à écrire Comment se fait un roman. Nostalgique de son pays, il se rendra rapidement à Hendaye, où il écrira les deux ajouts au texte initial que nous propose l’édition Allia : la première suite est datée de juin 1927 ; la seconde, inédite en Français jusque-là, de juillet 1927. La rédaction de Comment se fait un roman est en effet complexe : Unamuno ayant laissé son manuscrit original à Jean Cassou, il est obligé de retraduire son texte lorsqu’il veut le faire publier en Espagnol à Buenos Aires en 1927 et s’appuie donc sur la traduction de Cassou. Mais, comme il ne lui est pas possible de « le reprendre sans le repenser, c’est-à-dire sans le revivre », Unamuno s’est « senti poussé à le commenter4 ». C’est pour cette raison que Comment se fait un roman se déploie sur plusieurs strates, reflets d’une pensée qui évolue et se contredit sans cesse5 :

Ce récit fera penser certains lecteurs à ces petites boîtes japonaises en laque qui recèlent une autre boîte et celle-ci une autre et puis une autre encore, chacune d’elles ciselée et aussi joliment ornée que possible par l’artiste, et, à la fin, une dernière petite boîte…vide. (p. 15)

2Dès le prologue de Comment se fait un roman, le lecteur est donc averti des difficultés que poseront la lecture de ce « roman qui finirait par être une autobiographie6 », mais dont le titre annonce un ouvrage de théorie littéraire, une explication des mécanismes d’écriture d’un roman.

3Unamuno revendique tout d’abord la volonté d’écrire « le roman du roman », de « conter comment il faut faire8 » car « ce qui est vraiment romanesque, c’est comment se fait un roman9 ». L’auteur avait pensé écrire un roman sur son exil, mais il s’aperçoit que la meilleure manière de l’écrire, c’est en fait de présenter au lecteur le récit de la création de ce roman. Unamuno ferait-il partie de ces écrivains qui « ne font rien d’autre que soulever le couvercle de la montre10 », comme le feront après lui Jacques de Lacretelle avec son Colère, suivi d’un Journal (La Haye, Le Bon Plaisir, 1926), ainsi qu’André Gide avec ses Faux-Monnayeurs et leur Journal (Paris, Gallimard, 1926 et 1927) ? Unamuno critique avec virulence cette expression qu’il a lu dans un article d’Azorin (pseudonyme de José Martínez Ruiz, célèbre écrivain et critique espagnol) sur Jacques de Lacretelle, dans La Prensa de Buenos Aires : il n’est pas pertinent d’accuser les romanciers de vouloir seulement « soulever le couvercle de la montre11 », car un roman ne peut montrer un mécanisme, c’est en revanche à cela que sert le journal. Unamuno trouve donc cette comparaison « très mal venue » :

Une fiction de mécanisme, mécanique, n’est ni ne peut être un roman. Un roman, pour être vivant, pour être vie, doit, comme la vie elle-même, être organisme et non mécanisme. Il ne sert à rien de lever le couvercle de la montre. Avant tout, parce qu’un vrai roman, un roman vivant, n’a pas de couvercle, et ensuite parce que ce n’est pas une machinerie qu’il faut montrer, mais des entrailles palpitantes de vie, chaudes de sang […]. Les meilleurs romanciers ne savent pas ce qu’ils ont mis dans leurs romans. Et s’ils décident de tenir un journal pour expliquer comment ils les ont écrit, c’est pour se découvrir eux-mêmes. (p. 106-107).

4Ces réflexions permettent de s’interroger sur le statut même de Comment se fait un roman qui n’est pas seulement un de ces journaux d’explications sur la création d’une fiction. Unamuno ne veut pas « tomber dans le journal » car, pour lui, l’homme qui écrit un journal, ne vit que pour consigner dans celui-ci, ce qui lui est arrivé. Unamuno livre en réalité une œuvre hybride, qui dépasse l’entreprise de description de la création : essai sur le roman, Comment se fait un roman voit aussi naître ce roman, auquel vient se greffer une autobiographie de l’auteur.

5Le roman qui se tisse sous les yeux du lecteur est celui d’U. Jugo de la Raza, double de Raphaël de Valentin, héros de « la terrible Peau de chagrinde Balzac12 » qu’Unamuno a lu dans ses premiers mois d’exil à Paris, mais double également d’Unamuno, lui aussi errant dans Paris : « tout être de fiction, tout personnage poétique que crée un auteur est une part de lui-même13 ». U. Jugo de la Raza s’ennuie et recherche des romans « pour vivre dans un autre ». Chez un bouquiniste, il trouve un roman qui est une « confession autobiographique romantique14 » et dont il ne pourra se détacher, car le narrateur de ce roman lui prédit que « lorsque le lecteur arrivera à la fin de cette douloureuse histoire, il mourra avec [lui]15 ». Ce pacte est inspiré par celui accepté par Raphaël de Valentin : la peau de chagrin réalisera ses désirs, mais rétrécira à mesure de l’exécution des souhaits. Le roman lu par Jugo est une nouvelle peau de chagrin : il faudra soit « finir de lire le roman qui était devenu sa vie, et mourir en le finissant », soit « renoncer à le lire et vivre, vivre, et donc, mourir aussi16 ». Le personnage de Jugo illustre la fascination du lecteur pour le roman et la volonté absolue d’en connaître la fin :

Il sentait que le temps le dévorait, que l’avenir de cette fiction romanesque l’avalait, l’avenir de cette créature de fiction à laquelle il s’était identifié. (p. 42)

6Unamuno ne montre donc pas seulement le mécanisme de la création d’un roman, il dépeint la nécessité de l’engagement dans la lecture et écrit le « roman du lecteur acteur, du roman pour qui lire, c’est vivre ce qu’il lit17 ». L’auteur, tout au long de Comment se fait un roman, exposera plusieurs devenirs possibles envisagés pour son personnage : il expose ainsi la liberté absolue du romancier dans sa création. Parmi ces hypothèses, qui esquissent en fait différents romans, celle où Jugo voyagerait, mais finirait par retrouver le livre. Pourtant Unamuno prévient bien vite qu’il n’achèvera pas le roman de Jugo, car son but n’est pas de satisfaire le lecteur, avide de péripéties et de dénouement. Pour lui, écrire un roman, écrire sur le roman ou lire un roman, c’est avant tout faire retour sur soi :

Tout lecteur qui, lisant un roman, se soucie de savoir comment finiront ses personnages, sans se soucier de savoir comment lui-même finira, ne mérite pas qu’on satisfasse sa curiosité. (p. 76)

7Unamuno refuse donc de donner une leçon d’écriture du roman, et ne dévoilera pas les rouages du dénouement réussi : ce qu’il souligne, c’est l’importance de l’inachevé. La fin du roman, c’est la fin de l’écriture et de la création littéraire. Or, ne plus écrire, pour Unamuno, veut dire mourir. Cette angoisse d’arriver au bout du chemin de l’écriture servait d’ailleurs d’ouverture au texte : « Me voici devant ces pages blanches — blanches comme le noir avenir : terrible blancheur18 ! » La page ne doit cesser d’être noircie et un roman ne doit pas pouvoir être refermé :

Et maintenant, pourquoi finir le roman de Jugo ? Ce roman et, en outre, tous ceux qui se font et que l’on ne se contente pas de conter, en toute rigueur, ne finissent pas. Le fini, l’achevé, c’est la mort et la vie ne peut mourir. Le lecteur qui chercherait des romans finis ne mérite pas d’être mon lecteur ; il est lui-même déjà fini avant de m’avoir lu. (p. 79)

8Cet inachèvement correspond à celui de la vie d’Unamuno. En refusant de livrer la fin de son personnage, qui est un autre lui-même, celui-ci souligne l’incertitude quant à son propre avenir :

Je me demandais […] si je ne lui ferais pas perdre la volonté et la mémoire ou, en tout cas, l’appétit de vivre, de sorte qu’il oublierait le livre, le roman, sa propre et s’oublierait lui-même. (p. 70)

9C’est pour cela qu’il refuse de donner à Jugo la même agonie que Raphaël de Valentin. Tuer Jugo, reviendrait à se suicider. C’est ce dénouement qu’Unamuno refuse dès 1925, à la fin du texte publié dans Le Mercure de France : « en tout cas, et pour le reste, je ne veux pas mourir rien que pour faire plaisir à certains lecteurs incertains. Et toi, lecteur, qui est arrivé jusqu’ici, est-ce que tu vis ?19 » Comment se fait un roman est une image du refus de la clôture, car c’est un texte perpétuellement inachevé, comme le montre la difficulté à abandonner cette œuvre : une première suite, qui porte la mention « achevé le vendredi 17 juin 1927 à Hendaye », est ajoutée au texte, mais au mois de juillet 1927, Unamuno reprend son texte: « Achevé ? Que c’est vite dit ! Est-ce qu’on peut achever quelque chose, fût-ce même un roman sur la façon dont se fait un roman ?20 » Ces excroissances greffées au texte premier révèleront au lecteur l’esprit de contradiction d’Unamuno : « car maintenant je veux le finir, je veux tirer mon Jugo de la Raza de l’horrible cauchemar de la lecture du livre fatidique, je veux arriver à la fin de son roman, comme Balzac arriva à la fin du roman de Raphaël de Valentin21 ». Comme l’on pouvait s’y attendre, Unamuno ne choisira pas cette fin. De même, la critique de l’idée même de pouvoir « soulever le couvercle de la montre » est faite par Unamuno dans sa continuation de juillet 1927. Deux ans après avoir voulu écrire « le roman du roman », il remet en question cette pratique en soulignant que le véritable homme historique « porte ses entrailles sur son visage » et que « toute expression d’un homme historique véritable est autobiographique22 ». Comment se fait un roman ne pouvait donc pas être une simple description du processus créatif romanesque. L’essai théorique se dessine à mesure qu’Unamuno fait le récit de sa propre vie.

10Nouveau Tantale, Unamuno ne peut s’empêcher de décrire la privation de son Espagne25 et les injustices dont il est victime. Mais le recours à l’autobiographie n’a rien de fortuit, Unamuno ne dérive pas vers le récit personnel par accident. Pour lui, c’est la vie même qui est romanesque : « raconter comment on fait un roman, c’est faire le roman. La vie de chacun de nous est-elle plus qu’un roman? Y a-t-il roman plus romanesque qu’une autobiographie ?26 » Il est donc normal qu’Unamuno réalise avec Comment se fait un roman une « confession cynique », une « confession à la Jean-Jacques27 ». Le lecteur est confronté à une alternance (marquée par le retour dans le texte de la formule « Revenons au roman de Jugo de la Raza ») entre des moments de récit, qui, mis bout à bout, constituent le roman de Jugo, et des passages autobiographiques. Les transitions sont parfois ménagées par le rapprochement entre Unamuno lui-même et son personnage28, mais le plus souvent, il s’agit de purs glissements digressifs vers l’autobiographie. Deux romans s’écrivent donc en parallèle et en écho, celui de Jugo et celui d’Unamuno. Ce dernier offre au lecteur des tableaux de sa vie d’exilé (par exemple, le long développement sur les manigances des « abjects tyranneaux de l’Espagne29 », associés à la police française pour le faire partir d’Hendaye), mais aussi des plongées dans son enfance :

Mon père est mort alors que j’avais à peine six ans et toute image de lui s’est effacée de ma mémoire, remplacée — peut-être effacée — par les images artistiques ou artificielles, celles des portraits. (p. 93)

11L’autobiographie doit se faire en parallèle du roman, elle est une sorte de solution aux problèmes posés par le roman (dénouement, achèvement, gratuité des péripéties). Une des fins envisagées par Unamuno pour Jugo passe même par un surprenant renoncement au roman, qui est aussi un renoncement à la lecture :

Mon Jugo abandonnerait finalement le livre, renoncerait au livre fatidique, à en finir la lecture. Au milieu de ses errances dans le vaste monde dans le but d’échapper à la lecture fatidique, il finirait par aboutir à son pays natal, au pays de son enfance, et là il rencontrerait son enfance à lui, son enfance éternelle, cet âge où il ne savait pas encore lire, où il n’était pas encore hommes à livre. (p. 91)

12Unamuno n’insistera cependant pas plus sur cet abandon radical du roman et de sa lecture, car, il le sait irréalisable en ces temps de dictature et de liberté bafouée : Comment se fait un roman et sa lecture sont d’autant plus nécessaires qu’il faut alerter les Espagnols sur les dangers du régime qu’ils subissent. Ce texte est plus qu’un essai sur le roman ou qu’une autobiographie, c’est un acte de révolte d’Unamuno contre Primo de Rivera.

13Peu importait à Unamuno la classification de son texte parmi les genres littéraires. Le lecteur de Comment se fait un romanne doit pas s’en soucier non plus. Se laissant porter par la sinuosité du texte, il aura accès à une réflexion riche et puissante sur le travail du romancier, sur « le vice de la lecture [qui] équivaut à une peine de mort continuelle31 », mais aussi à une méditation sur l’exil, à un cri de guerre contre un régime politique honni. Comment se fait un roman porte déjà en lui le célèbre discours du 12 octobre 1936, prononcé par Unamuno à l’université de Salamanque lors de la fête de la Vierge du Pilar :

Vous êtes tous suspendus à ce que je vais dire. Tous vous me connaissez, vous savez que je suis incapable de garder le silence. En soixante treize ans de vie, je n’ai pas appris à le faire. Et je ne veux pas l’apprendre aujourd’hui. Se taire équivaut parfois à mentir, car le silence peut s’interpréter comme un acquiescement. Je ne saurais survivre à un divorce entre ma parole et ma conscience qui ont toujours fait un excellent ménage. […] université est le temple de l’intelligence et je suis son grand prêtre. Vous profanez son enceinte sacrée. Malgré ce qu’affirme le proverbe, j’ai toujours été prophète dans mon pays. Vous vaincrez mais vous ne convaincrez pas. Vous vaincrez parce que vous possédez une surabondance de force brutale, vous ne convaincrez pas parce que convaincre signifie persuader. Et pour persuader il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la raison et le droit dans votre combat. Il me semble inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai dit32.

14Unamuno dénonce déjà, dans Comment on fait un roman, les « soudards analphabètes » à la botte du dictateur, ainsi que « l’incurable bêtise de la censure au service de l’insondable sottise de Primo de Rivera ». Il parle du régime comme de « la pire des tragédies33 ». Il est dans la même situation que Jugo qui meurt de ne pas connaître la fin du roman qu’il a commencé à lire : tout ce qui importe à Unamuno, c’est de savoir « quel sera le sort de la monarchie espagnole et de l’Espagne ?34 » car Comment se fait un roman est aussi « le roman, l’histoire, la comédie ou la tragédie de [son] Espagne35 ». Unamuno nous permet de comprendre que réfléchir sur le roman et la manière d’en écrire un est et doit être une démarche politique. La littérature n’est pas autre chose que de la politique :

Il y a des malheureux qui me conseillent d’abandonner la politique […]. Et ils m’assurent que je devrais me consacrer à ma chaire, à mes études, à mes romans, à mes poèmes, à ma vie. Ils ne veulent pas savoir que ma chaire, mes études, mes romans, mes poèmes sont politiques. (p. 73)

15En écrivant Comment se fait un roman, Unamuno ne dissertait pas seulement sur le roman, il prenait des risques en faisant de cette réflexion littéraire une puissante attaque contre l’injustice le régime de Primo de Rivera :

Parce que Primo de Rivera ne devient pas fou quand il se saoule, ce qui arrive constamment, mais il souffre d’un accès de bêtisite, c’est-à-dire d’inflammation — comparez avec appendicite, pharyngite, laryngite, otite, entérite, phlébite, etc. — de sa bêtise congénitale et constitutionnelle. De même que son coup d’État n’eut rien de quichottesque, sa folie n’a rien de sacré. Ce fut une spéculation mesquine doublée d’un manifeste grossier. (p. 46)

16Unamuno savait les dangers qu’il encourait et prophétisait36 de manière surprenante ce qui lui arrivera lors de son ultime discours : « je sais que les galériens me lapideront peut-être un jour37 ». Cette mésaventure arrivée à Don Quichotte38 a bien aussi failli être celle de Miguel de Unamuno qui ne devra son salut, le 12 octobre 1936 qu’à la femme du Caudillo, qui le fit sortir de la salle à son bras. Ce refus absolu de se plier à un ordre inique fait d’Unamuno, dès Comment se fait un roman, un « franc-tireur dans les luttes idéologiques », animé par le « paradoxe de l'« homme libre engagé » : « refusant d'apporter leur caution à un quelconque groupe idéologique, revendiquant une totale liberté de pensée, Unamuno et Bernanos s’engagent pourtant corps et âme dans la mêlée politique de leur époque39 ». Unamuno n’hésite pas à rappeler au lecteur40 que « nous sommes notre propre œuvre41 ». À l’aide de renversements percutants, il entend provoquer un véritable éveil chez le lecteur42 : « L’action est contemplative, la contemplation est active ; la politique est romanesque et le roman est politique43 ». Pour Unamuno, le temps de la lecture passive des romans est bien terminé et le lecteur doit écrire son propre roman44. Comment se fait un roman est un appel à la vigilance active :

Lorsque mon pauvre Jugo […] a trouvé le livre augural et s’est mis à le dévorer, à s’absorber en lui, il s’est converti en un pur contemplateur, en un simple lecteur, ce qui est absurde et inhumain ; il subissait le roman, mais ne le faisait pas. Et moi, je veux te conter, lecteur, comment se fait un roman, comment tu fais et dois faire, toi-même, ton propre roman. (p. 99)

17Unamuno s’applique à lui-même ces paroles. Il ne pouvait, exilé, proscrit, n’écrire qu’un manuel sur le roman et se contenter de « soulever le couvercle ». Unamuno ne subit pas son Comment se fait un roman, il en sort et ne reste pas un « pur contemplateur ». Unamuno ne s’excusera pas de déroger aux attentes du lecteur qui attendait une explication sur la manière d’écrire un roman ; il se félicite de soumettre au lecteur des problèmes métaphysiques et religieux.

18La dernière fin imaginée par Unamuno pour son personnage est révélatrice de la posture politique adoptée par l'écrivain :

Ne serait-ce pas une fin idéale pour le roman de mon Jugo de la Raza, qu’ayant abandonné la lecture du livre fatidique, mon personnage se consacre à faire des patiences et qu’en faisant des patiences, il attende que finisse le livre de sa vie ? (p. 116)

19Le jeu de cartes a une importance toute particulière pour Unamuno ; il l’avait, en effet, déjà évoqué dans l’ajout au texte de juin 1927 par une référence au Quichotte : « Car le problème de la vie consiste à savoir tirer parti du hasard […]. Comme il a raison Montesinos dans le Quichotte45 : “Patience et battons les cartes” […]. C'est ce que je fais ici, à Hendaye, sur la frontière, avec le roman politique de ma vie46. » Cette formule illustre l’engagement par l’exil d’Unamuno, elle est un symbole de la lutte47 contre le régime de Primo de Rivera, puisqu’elle rappelle que la liberté venant du hasard reste incontrôlable :

Battre les cartes, c’est quelque chose comme, sur un autre plan, voir les vagues de la mer se briser sur le sable de la plage. Ces deux choses nous parlent de la nature dans l’histoire, du hasard dans la liberté. (p. 113)

20Jouer aux cartes est aussi un acte politique, c’est une attente active et insoumise : c’est sur ce jeu de patience que reste en suspens la destinée de Jugo/Unamuno. fin de continuation de juillet 1927 sera une ultime attaque : « Ce pauvre Primo de Rivera croit illuminer, mais s’éclaire-t-il ? Au sens vulgaire et métaphorique, oui il s’éclaire, mais il est tout sauf éclairé. Et il n’éclaire personne. C'est un feu follet, une luciole qui ne peut pas faire d’ombre48 ». Comment se fait un roman donne l’exemple d’un « indispensable engagement49 », admirablement perçu par Jean Cassou dans son portrait de 1925 :

Rien ne nous empêche de nous mirer en [Unamuno]comme un homme exemplaire : nous y trouverons la plus vive des émotions. Dégageons-nous du social, du temporel, des dogmes et des mœurs de notre fourmilière. […] bout du compte, c’est nous qu’il défend en se défendant50.

21Cette nouvelle édition de Comment se fait un romanest précieuse car elle propose l’intégralité du texte d’Unamuno, auquel manquait des passages fondamentaux : Jean Cassou n’avait pas repris le prologue et on ne le trouvait donc pas dans la version du texte proposée en 2008 aux Fondeurs de Briques. De même, la lecture de la continuation de juillet 1927, inédite en Français jusque-là, offre un nouvel éclairage sur le texte initial, car Unamuno s’interroge sur son travail et ses buts. Cependant, on peut regretter l’absence du « Portrait » écrit par Jean Cassou et de son « Commentaire » par Unamuno, lesquels servaient d’introduction à Comment on fait un romanlors de sa publication au Mercure de France. Certes, cette omission ne « modifie pas en profondeur la structure du texte51 », mais le dialogue entre Unamuno et son traducteur donnait des éléments d’élucidation de ce texte complexe. Pour celui qui découvre cet « homme en lutte », le portrait de Jean Cassou constitue un éclairage passionnant sur cet « homme hostile, homme de guerre civile, tribun sans partisans, homme solitaire, exilé, sauvage, orateur dans le désert, provocateur vain, décevant, paradoxal, inconciliable, irréconciliable, ennemi du néant et que le néant attire et dévore, déchiré entre la vie et la mort, mort et ressuscité tout ensemble, invincible et toujours vaincu52 ». Il est donc nécessaire de compléter cette édition avec celle de 2008. Un problème demeure toutefois : l’absence d’appareil critique dans ces deux éditions peut être déroutante. Il manque encore à Comment se fait un roman une édition critique en Français, à l’image de celle établie en Espagnol par Bénédicte Vauthier et qui serait des plus bénéfiques au lecteur français, bien souvent peu familier d’Unamuno53.