Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Janvier 2011 (volume 12, numéro 1)
Aude Leblond

Rentoiler les fragments d’une pensée romanesque

Philippe Dufour, Le Roman est un songe, Paris : Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2010, 454 p., EAN 9782021011722.

1À partir d’une proposition comparable à celles de Pierre Campion dans La littérature à la recherche de la vérité ou Pierre Macherey dans À quoi sert la littérature ?, Philippe Dufour s’attache à la dimension spéculative du roman, considéré comme une expérience de pensée problématique. Le roman ne pense pas à la manière du discours philosophique, mais « donne à penser »1. Le « songe » de son titre doit donc se comprendre comme « pensée en marche ».

2Le Roman est un songe vient compléter l’entreprise de poétique historique, centrée sur le roman français au xixe siècle, entamée dans La Pensée romanesque du langage. La continuité est d’autant plus nette qu’il repart de la conclusion de son précédent ouvrage, où il rapprochait le discours linguistique du roman — discours ni démonstratif ni conceptuel — de l’« idée esthétique » kantienne2. Il définissait alors sa tâche, et jusqu’au métier de critique littéraire, dans une parenthèse : « (La seule tâche qui justifie le critique ou le stylisticien : dégager une idée esthétique, la pointer3) »

3Ces « idées esthétiques » ne peuvent être réduites en concepts, ni même entièrement intelligibles. La question est dès lors celle de la forme de cette pensée : Ph. Dufour montre quel détour de pensée est ménagé par le roman. Il ne s’agit pas de déterminer ce que pense le roman, mais de montrer comment il pense et comment il donne à penser. Et ce, dans les interstices d’une narration dont le sens pouvait sembler a priori bouclé — puisqu’appuyé sur des convictions morales et politiques affirmées avec force dans les préfaces et écrits critiques, chez Balzac, Hugo ou Zola. Les idées esthétiques se reconnaissent à la lenteur de leur émergence et à leur caractère ramifié, voire obscur. L’idée esthétique ne se dégage que peu à peu, au fil des échos qui se répondent d’un bout à l’autre du texte. Dans cette pensée cumulative, « les idées esthétiques s’éclairent à distance »4. Le roman ne conçoit bien ni n’énonce clairement, et pourtant il offre au lecteur l’occasion d’une « illumination rétrospective », comme celle que Proust attribuait à Balzac envisageant soudain l’unité potentielle de la Comédie humaine. Le présupposé du critique est donc que les idées esthétiques codées par le genre romanesque construisent, d’un bout à l’autre du siècle, un système discursif à la fois discontinu et cohérent : on est à la recherche d’« une “pensée de genre” qui court d’un récit à l’autre »5.

4Dans la mesure où elle se contemple plus qu’elle ne se comprend, l’idée esthétique est au point de convergence entre l’idée et l’image. Ph. Dufour en déploie les modalités à partir de la célèbre distinction entre littérature des Idées et littérature des Images que propose Balzac, dans son article sur La Chartreuse de Parme. Au-delà d’un roman à idées qui correspond au roman classique, et d’une littérature romantique fondée sur les images, Balzac appelle de ses vœux la synthèse que fournira la « littérature éclectique », qui pourra formuler « l’idée dans l’image ou l’image dans l’idée »6. Aussi les analyses au fil de l’ouvrage se fondent-elles sur un principe allégorique généralisé (p. 22).

5La réflexion s’organise autour de trois éléments successifs de la fabrication romanesque : le chronotope, le personnage, et enfin les formes romanesques, du rythme au style. Ce plan s’accompagne d’un mode de progression thématique : la première partie détaille la pensée de l’Histoire dans le roman, la seconde nous montre le romancier en docteur ès sciences sociales (sociologie, psychologie), la troisième s’attache à la question de la morale.

6Le chronotope du roman réaliste est un présent en marche : le roman tente de représenter l’Histoire en train de se faire. Le roman est envisagé comme « hypotypose de l’Histoire »7, dans la mesure où l’évolution de la société est retranscrite à travers l’évocation et la configuration de l’espace romanesque. Le chronotope de la Monarchie de Juillet, par exemple, est symbolisé par la célèbre description des Galeries de bois, point de rencontre entre le commerce et les librairies, les modistes et les prostituées, dans Illusions perdues. La métonymie qui rassemble en un même lieu toutes ces activités prend un sens métaphorique, la littérature étant située entre la mode et la prostitution (p. 80). Les Galeries de Bois sont lieu de la fabrication de l’opinion publique, mais elles sont également situées en face de la Bourse. Elles livrent une archéologie de l’ascension d’un régime fondé sur la bourgeoisie, et exhibent une indistinction sociale qui suggère la transition vers une société démocratique. Les romanciers élaborent donc un codage qui leur permet de chiffrer dans l’espace romanesque les lignes de force qu’ils parviennent à déchiffrer dans la société. Aussi l’allégorie historique n’est-elle nullement cantonnée au roman réaliste. Le chronotope du roman historique, évoqué au chapitre 3, représente lui aussi le devenir d’une nation, un présent en marche dans un décor inactuel. Le roman historique élabore une « généalogie du contemporain » (p. 125). D’Arthez suggère à Lucien d’écrire une Histoire de France pittoresque, et les tableaux historiques, de Walter Scott à Flaubert, permettent d’interpréter le présent. Partant de Salammbô, Ph. Dufour s’appuie sur l’image des requins appliquée aux ploutocrates de Carthage, les Syssites, en soulignant que la métaphore du requin pour désigner un financier avide s’est lexicalisée vers 1790 (p. 139). Les scènes d’orgie ou de banquet, suggérant la collusion entre le pouvoir et l’élite économique, élaborent une critique des logiques commerciales de la Monarchie de Juillet et du Second Empire. Le motif de la voracité, littérale et figurée, se retrouve aussi bien dans Ruy Blas que dans La Curée. Ph. Dufour prône ainsi une lecture actualisante, dans le sillage de Gadamer, qui souligne dans Vérité et méthode la nécessité de l’appropriation8 : c’est une des manières dont le roman « donne à penser ».

7Le chiffrage allégorique est plus lisible encore lorsque l’idée s’incarne dans un personnage. Le roman historique, notamment, est marqué par une prolifération de la description des corps qui prennent la valeur de signes. Ph. Dufour assigne à la représentation du grand homme trois types picturaux : le corps glorieux, le corps tyrannique, et le corps prosaïque. Le corps des grands hommes vieillissants, du Richelieu de Dumas au Napoléon III de La Débâcle, laisse présager l’extinction du pouvoir individuel. La difformité physique du suffète Hannon dans Salammbô allégorise la décadence d’une civilisation. La faiblesse physique montre ainsi un anachronisme du personnage, une inadaptation à l’Histoire en marche. Ph. Dufour assigne à ce « motif chronosomatique » une origine chez les historiens de la Révolution française, mais là où le discours historique offre un sens immédiatement déchiffrable, les romanciers esquissent un système des corps qui ne peut être récapitulé qu’à la fin. Aux portraits des grands hommes s’opposent les corps des gueux, tantôt absents, tantôt figurants, tantôt acteurs, mais s’imposant petit à petit sur la scène romanesque. Le roman travaille donc à une transparence « extérieure », tout autant qu’à la « transparence intérieure » qui constitue dans l’ouvrage de Dorrit Cohn le propre de la fiction.

8Au-delà de l’apparition des corps, leur interaction, leur évolution dans l’espace et les dialogues qui les accompagnent prennent également une valeur heuristique. Au chapitre 8, le roman réaliste apparaît ainsi comme un théâtre offert à l’observateur, une « scène ethnographique ». L’analyse se situe ici dans la lignée des analyses de Goffmann, et du livre de Livio Belloï, La Scène proustienne, mais repart de Balzac et Stendhal9. Dans les cercles aristocratiques que décrit le roman réaliste, tout fonctionne par territoires, codes et rites, qu’il faut maîtriser sous peine d’exclusion. D’où une écriture qui s’accroche à la bagatelle, à son importance extrême et paradoxale, et qui se poursuit encore chez Proust (p. 308). Le jeu par lequel l’aristocratie s’efforce de maintenir son statut est en fait une réponse impuissante à la montée du référentiel bourgeois et du « dieu dollar » que Gina annonçait à Fabrice (p. 325).

9Ph. Dufour intègre cependant dans sa construction progressive du sens dans le roman au xixe siècle de nombreux exemples de résistance à l’allégorie, exemples qui n’invalident pas pour autant sa démarche : le refus d’accorder un sens, historique ou psychologique, peut à son tour constituer une « idée esthétique » et être interprété. Toute description, ainsi, n’est pas signifiante : le motif de la rue dans le roman réaliste permet ainsi à Dufour de définir « l’excès de réel », c’est-à-dire l’évocation d’un détail rétif à toute allégorisation (p. 119). La description de la rue chez Flaubert nie quasiment la marche de l’Histoire, ramenant toute l’observation de ses protagonistes à l’anecdotique. La mention des détails vient parasiter un tableau politique et historique potentiel, qui ne se réalise pas. C’est pourquoi on peut parler non seulement d’un effet, mais d’un excès de réel qui, au-delà d’une signification purement autoréférentielle, affirme : « le réel n’est rien d’autre que moi »10. Il exprime donc la désillusion historique et le défaut du sens. Alors que Balzac et Zola chiffrent l’idée dans l’image, chez Flaubert ne subsiste que l’image sans l’idée, ou l’image « en deuil de l’idée » (p. 121).

La pure littérature des Images, conclut Dufour, est un « remède contre la science » : si le roman n’est pas (ou n’est plus) dans l’âge théologique ou l’âge métaphysique, il ne s’inscrit pas pour autant, malgré qu’en ait Zola, dans l’âge positif. Il choisit de n’être pas de son temps, tout en le figurant. Dépolitiqué, le roman laisse marcher le présent et nous invite à une autre chasse au bonheur. Dans l’excès de réel, il y a un pouvoir imageant du littéral : parce que non figuré, il figure l’insignifiant — et en dit la valeur. (p. 435)

10Le codage romanesque, on le voit, impose un détour à la réflexion : le chiffre peut aussi attirer l’attention sur une absence de sens.

11Une hésitation s’instaure en fait entre les hypothèses de l’absence du sens et d’un simple brouillage. Les chapitres 5 et 6, ainsi, montrent la mise en échec de l’approche psychologique dans le « roman intime », qui voudrait détailler un discours sur la sensibilité et la vie intérieure, alors que celles-ci s’avèrent d’ores et déjà inacessibles aux catégories du langage. Le contrepoint au discours romanesque est ici Maine de Biran, dont les essais attachent une importance primordiale au sens intime, tout en maintenant la perspective d’une science psychologique et d’une connaissance de l’âme. Or le roman intime, d’Adolphe, Corinne, et La Confession d’un enfant du siècle à Dominique, semble désavouer la possibilité même d’une connaissance du cœur : il ne s’agit plus de détailler un savoir psychologique, mais de montrer l’impénétrabilité d’un moi mélancolique, de pointer l’insuffisance du langage et du lexique psychologiques. Ce qui se traduit par la pratique de l’oxymore, figure des sentiments inconciliables, et de l’inexplicable « compossibilité des contradictoires » (p. 224). Cette complexité des états intérieurs évolue chez Flaubert vers une opacité plus complète encore. Flaubert, forgeant l’expression de « vie sensitive », s’appuie sur Emma et Charles Bovary pour décrire non plus un vague, mais quasiment un vide des passions. Cette version romanesque des « petites perceptions » décrites par Leibniz, ou des « impressions affectives » de Maine de Biran, n’est pas uniquement mélancolique : Flaubert décrit aussi le bonheur de ces moments de vacance, où le moi est absorbé dans le sensible. Une fois de plus, le roman est en avance sur le discours scientifique11 :

Le roman écrit des chapitres inédits de la psychologie : le roman intime propose une psychologie du fluctuant, le roman réaliste dans la lignée de Flaubert une psychologie de l’inconscience. En captant une impression affective, le romancier place une idée insciente dans l’image. (p. 255)

12Les moments qui se dérobent à la lecture herméneutique sont donc en eux-mêmes signifiants. L’expression de ce sens paradoxal est repoussée dans les marges du roman: elle ne remonte à la surface qu’au rythme des « parenthèses » du récit, qui font l’objet du chapitre 10. La parenthèse est l’espace de liberté laissé au narrateur, explique Ph. Dufour : « Dans un même souffle, la parenthèse est ainsi à la fois émotion, protestation et exutoire ; lieu d’une réaction affective, intellectuelle et esthétique. » (p. 366). La conviction s’exprime bel et bien dans le roman, mais ne peut le faire que par intermittence, dans les moments de digression — qui occuperont, dans À la recherche du temps perdu, l’essentiel de l’espace textuel. La définition de la parenthèse dans le roman est empruntée à Aragon :

La parenthèse introduit un nouveau langage dans le récit : elle est la poésie du roman. Elle instaure une autre manière d’être au monde. La parenthèse fait le roman, et le défait : moment poétique où le roman cesse d’être le genre attaché à la prose du monde12.

13Il s’agit donc de tout ce qui peut suspendre le rythme du récit, tout moment où se ménage une pause. Ce peut être le motif de la « belle nature » dans le roman historique, qui contredit la violence prête à éclater ; ce peut être ces descriptions où Philippe Dufour décèle une « focalisation dépersonnalisée » (p. 382), qui ont « pour personnage focal un corps anonyme, sans nom, sans histoire, sans déterminations, dont l’existence n’excède pas la vie sensitive » (p. 387). Ce sont des moments où le point de vue individuel est désincarné et dépassé, et où le paysage ou l’effet de réel s’imposent directement au lecteur :

Le récit nous montre avec un regard d’artiste ce que personne ne voit, ce que personne ne sait voir : un paysage de beauté disjoint de l’histoire racontée, la parenthèse d’une image déplacée. (p. 387)

14Dans sa conclusion, Philippe Dufour met la pensée du roman au xixe sous le signe de l’esquisse et de l’esquive, et définit le « style prolixe », d’après l’expression de Musil, comme marque générique du roman (p. 434-435) — style prolixe, parce qu’il suit les sinuosités d’une narration marquée de pauses, de parenthèses, de relances inexpliquées, comme les « Et » initiaux de Flaubert.

15Le refus du sens, au-delà de l’intuition des insuffisances de la raison, pointe finalement une certaine insuffisance du langage, dont le sens est menacé. Le chapitre 7 fait une incursion vers le xxe siècle, autour de Céline. La langue de Céline illustre la remise en question fondamentale du langage au moment de la « crise de l’esprit ». Le Narrateur proustien et Bardamu sont à l’écoute des sociolectes, de langages faits entièrement de formules et de clichés. Ph. Dufour suggère un rapprochement stimulant entre l’ethos de témoin de Bardamu, et le type d’écoute prôné par la psychanalyse (p. 267), cherchant à la fois à déchiffrer, à traquer les contenus impensés, et à soigner en ouvrant l’espace de la parole aux personnages. Mais l’épisode américain, où Bardamu découvre une société dont le langage est entièrement vidé du sens, mène à l’affirmation finale d’un scepticisme envers le langage — mais sur laquelle subsiste une incertitude, dans la mesure où une telle affirmation ressemble au paradoxe du menteur (p. 275). On retrouve ainsi l’excès de réel : « L’excès de réel, fragments de monde juxtaposés, figure le désarroi d’un sujet qui ne peut plus informer la représentation et lui donner sens. » (p. 280). Nulle vision du monde ne se livre ici.

16Une réticence comparable caractérise la question de la morale dans le roman, question que détaille la dernière partie de l’étude. Cette « réticence morale » (p. 356) se manifeste dans la façon dont l’intrigue et la parole des personnages semblent jouer contre le programme paratextuel. Illusions perdues est l’exemple privilégié de cette morale à la fois affirmée (c’est le roman de la famille) et subvertie. Codée à la fois dans les événements et les discours, la morale est déconstruite, dans la mesure où l’expression de l’éthique est déléguée à un concert de voix discordantes. « Le rythme harmonieux de la morale dramatique propre à la littérature des idées se brise dans le roman de l’âge démocratique. » (p. 364), affirme Ph. Dufour. En définitive, c’est la société tout entière qui se trouve incriminée : l’historien des mœurs ne peut que constater son caractère immoraliste. Le symétrique de cette expression démultipliée de la morale chez Balzac est son occultation chez Flaubert. Ph. Dufour met en évidence, dans Salammbô, la remarquable absence de discours ou de réaction affective du narrateur face à la barbarie — une barbarie qui rappelle plus certains passages de Sade ou parfois d’Homère que les historiens antiques. De cette absence de jugement, paradoxalement, se détache en creux une maxime morale : la retenue stylistique met en évidence la vanité de la parole face à ce déchaînement de violence. « La morale du style, au ton sans affect, sans le voile de la bonne conscience humaniste, manifeste crûment une nature humaine habitée par la pulsion d’agression. », conclut Ph. Dufour (p. 426). Si Flaubert conçoit le style comme un engagement, il ne s’agit certes pas d’un engagement qui relèverait de l’œuvre probante. Mais induire de l’écriture flaubertienne la dimension proprement argumentative du style laisse quelque peu le lecteur sur sa faim, dans la mesure où l’argumentation en creux du style de Flaubert semble relever de l’exception plus que de la règle. Chez Balzac et Hugo, le narrateur est au contraire présent comme une voix continue, unifiée et singulière. Chez Zola, le style se manifeste également comme une présence et non une absence : le caractère cru des descriptions, joint à une amplification rhétorique, lui fait au contraire accentuer les effets du pathétique — on peut penser par exemple à la mort allégorique de Nana, dont la chair se décompose de l’intérieur, en une atroce nosographie. La rhétorique assumée propre au style de Stendhal, Balzac ou Hugo produit sans doute des effets de sens différents, et gagnerait à être explorée frontalement.

17Cette impressionnante synthèse s’affronte donc au sens du roman au xixe siècle plus encore qu’à son idéologie. À force de montrer comment pense le roman, il répond également à la question « à quoi pense le roman » : histoire, sociocritique, politique, représentation du moi, représentation du langage, et morale13 sont envisagées ici. De façon amusante, c’est dans la conclusion et entre parenthèses qu’est formulée la thèse centrale de l’étude : « le roman est une étude anthropologique, de style prolixe, à tonalité sceptique »14. L’incarnation de l’idée par le personnage participait déjà au refus de l’expression directe qui est la caractéristique de la pensée romanesque. Déléguer l’expression de l’idée maintient en effet une incertitude sur l’investissement du narrateur ou de l’auteur par rapport à tout discours : les journalistes de Balzac, d’Illusions perdues à Splendeurs et misères des courtisanes, sont toujours à la limite entre le ridicule d’un discours brillant mais préfabriqué, et l’éclair de génie.

Le personnage permet de dire sans dire, sans tomber dans le roman probant. Il porte une pensée engagée — en ce sens qu’il est une existence cherchant sa voie au sein d’un moment historique —, mais le roman se contente d’exposer cette pensée : littérature exposante, littérature où la pensée s’expose, à ses risques et périls. (p. 42)

18Au soubassement théorique de l’enquête s’est ajoutée une dimension historique. Ph. Dufour capture un moment de l’histoire des représentations. À l’instar de The Rise of the Novel et de La Pensée du roman, sa réflexion se situe au confluent de la poétique et de l’histoire littéraire. Le choix d’un corpus centré sur le xixe siècle est justifié par l’émergence d’un ensemble de nouveaux savoirs, avec le renouvellement de l’historiographie, de la psychologie, etc. Or le roman est en avance par rapport au positivisme et au rationalisme, et ainsi par rapport à la pensée revendiquée par les auteurs. Au miroir du roman, le xixe siècle se présente comme envers du positivisme : c’est le moment d’un tournant sceptique. Contre la « littérature probante », Flaubert prône la « littérature exposante », qui n’est pas spéculative : Ph. Dufour joue explicitement Flaubert contre Balzac (p. 25).

19Il n’est cependant pas évident de réinvestir l’idée du roman en tant qu’il exprime une pensée sans convoquer par le même geste la pensée de l’auteur. Le discours auctorial, tel qu’il peut être formulé dans les paratextes, est mentionné par Ph. Dufour, mais disqualifié dans une certaine mesure : « La fiction n’était qu’une allégorie préalable de l’entendement, en attendant de pouvoir parler clair15. Il est des romanciers qui tiennent à doubler leur langage, au risque que cette duplication soit une simplification : elle exténue le sens16 » (p. 23). Or on pourrait souhaiter au contraire une extension du principe dialogique : que la pensée des romans dialogue aussi avec les paratextes et la critique des écrivains. En dépit de la singularité de l’idée esthétique, il semble difficile de poser la question du sens des textes en dehors de discours auctoriaux qui font eux aussi partie du codage du sens. Ph. Dufour ne s’y refuse d’ailleurs pas, puisqu’il puise largement dans le compte-rendu de La Chartreuse de Parme par Balzac, et file les relations entre littérature de l’image et littérature de l’idée d’un bout à l’autre de l’enquête. On est d’autant plus porté à réévaluer le statut de ces discours d’accompagnement que certains sont intégrés au roman, comme l’épilogue de Guerre et paix ou les leçons de littérature de Blondet et d’Arthez dans Illusions perdues. Plutôt que d’établir une opposition entre pensée théorique et pensée fictionnelle, pourquoi ne pas situer l’une et l’autre aux deux extrémités d’un continuum ? Les paratextes, la critique des écrivains — où le style continue à s’exprimer — occuperaient une position intermédiaire entre écrits purement théoriques (philosophiques, historiques, scientifiques) et roman. De même, au-delà du bavardage des personnages se fait encore entendre le bavardage digressif du narrateur : la digression, si envahissante chez Hugo ou Balzac, est elle aussi à mi-chemin entre tissu narratif et théorie. L’étude des marques de l’énonciation narrative ou auctoriale dans le style, quelque peu esquivée au dernier chapitre, nuancerait peut-être, en ce qui concerne le roman du xixe siècle, le parti-pris initial de Flaubert contre Balzac, et de l’exposé contre la démonstration.

20Le scepticisme de la pensée romanesque, horizon commun à la plupart des analyses de Ph. Dufour, semble en effet plus net au tournant du xxe siècle, au début duquel les certitudes intellectuelles sur le moi, le lien social, la conception du temps ou du langage volent en éclat. Ph. Dufour oriente d’ailleurs la lecture dans ce sens, puisqu’il fait référence assez longuement à Bergson, sur la question de l’insuffisance d’un langage excessivement spatialisant pour rendre compte des états de conscience, et que ce sont Valéry, Bernanos et Céline qui alimentent son analyse sur le langage.

21Ph. Dufour ne multiplie pas les références théoriques, pourtant nombreuses et récentes sur ces problématiques : il met l’accent sur la force de conviction que portent ses exemples et la minutie argumentative de ses microlectures. On peut probablement mettre ce choix en rapport avec la volonté de mettre en évidence un mode de pensée qui refuse précisément la théorie. La bibliographie lapidaire va à l’essentiel, passant sous silence des ouvrages susceptibles de nourrir et de prolonger la réflexion. Il cite ainsi Bakhtine, Goffman, Pavel17, mais on aurait pu s’attendre à voir convoqués, pour leur proximité avec les problématiques développées, Martha Nussbaum sur la question de la morale et de l’amour (La Connaissance de l’amour), Jacques Rancière sur le lien entre littérature, éthique et politique, Jacques Bouveresse sur la continuité entre réflexion théorique et réflexion imagée (La Connaissance de l’écrivain), Yves Citton sur la lecture et la nécessité de l’interprétation (Lire, interpréter, actualiser), Isabelle Daunais sur le personnage (Frontière du roman) ou l’imaginaire du roman, marqué par les « grandes disparitions » ; ou encore Vincent Descombes, qui avait ouvert la voie avec Proust, philosophie du roman.

22Le parcours est ici moins large que celui de Pavel, mais Ph. Dufour parvient à conjuguer un corpus vaste et varié à la précision d’analyses aussi ingénieuses que rigoureuses. Le critique fournit des exemples minutieux, fondés sur des microlectures, de phénomènes déjà bien mis en valeur par la théorie littéraire, mais le plus souvent illustrés à partir d’un corpus excessivement restreint par son aspect canonique, et dont Mme Bovary et Anna Karénine sont les protagonistes récurrentes. Quand il fait lui-même référence à un corpus canonique, Ph. Dufour invite à prendre le contrepied de lectures établies. Comme il serait trop facile de montrer le refus de conclure à partir de Flaubert, il le fait à partir de Balzac (p. 342) ; pour montrer les effets de sens du style, il s’appuiera sur Flaubert, dont l’énonciation est généralement perçue comme radicalement neutre18.

23Le lecteur est ainsi invité à replonger dans les œuvres, à examiner leur lettre, et jusqu’à leur syntaxe et leur ponctuation, pour y retrouver la théorie. « Le genre crée un message par recoupements, amplifie, raccorde des fragments de discours, confirme une théorie latente19. », affirme Ph. Dufour. Raccorder des fragments de discours, c’est aussi ce que fait le critique en progressant à sauts et à gambades d’un texte à l’autre. Voulant rentoiler les morceaux de la théorie pour reconstituer l’ensemble du tableau, il élargit le corpus vers la littérature anglo-saxonne, avec Walter Scott et Dickens, vers l’écriture de l’histoire et des sciences humaines, avec Michelet ou Maine de Biran, et vers le xviiie siècle, avec Rousseau ou Marivaux. Au-delà de la clarté du plan et de la netteté argumentative se dégage une impression de promenade littéraire.

24Le beau livre de Ph. Dufour réclame pour finir un peu de lecture métatextuelle. Sa thèse principale consistant à faire du roman le porteur d’une pensée toujours incomplète, et qui demande toujours à être complétée par le lecteur, celui-ci est engagé d’emblée dans un dialogue avec le critique. C’est quasiment la dynamique de l’échange dans le cadre du cours ou du séminaire qui se fait jour. L’argumentation invite à la relance, en proposant régulièrement bilans ou défis rhétoriques, et esquisse un ethos de narrateur plus encore que de professeur. Le critique emprunte par moments les accents du narrateur balzacien, adoptant une expression à la fois lumineuse et souvent ironique20. Son écriture marquée par l’humour renouvelle au fil des chapitres une sorte de captatio benevolentiae, conjuguée à une grande clarté, et qui pourrait, il me semble, aider à élargir le lectorat de la critique littéraire.