Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Novembre-Décembre 2010 (volume 11, numéro 10)
Justine Jotham

Fratricide & parricide, Flaubert ? Les origines du roman moderne

Michel Brix, L’Attila du roman. Flaubert et les origines de la modernité littéraire, Paris : Honoré Champion, coll. « Champion Essais » 2010, 208 p., EAN 9782745320216.

1Le genre romanesque est un éternel indéfinissable : retracer son évolution est toujours problématique, puisqu’il se caractérise par l’absence ou le flou de ses contraintes. Michel Brix, dans ce livre, a décidé de se placer au tournant que représente le « moment Flaubert » (1857-1880), inséré dans une production romanesque alors prolifique et variée. Cette explosion quantitative de la production se double d’une œuvre critique tout aussi vivace. L’élargissement du genre permet alors de retravailler ses limites, son présent et son avenir.

2M. Brix situe Flaubert au point de départ d’une révolution : il est le « moderne », succédant à Balzac. Mais de même que le terme « roman » est difficile à définir, l’attribut « moderne » se révèle ambigu. À travers neuf chapitres qui offrent une subdivision thématique claire, l’auteur tente de mettre au jour l’articulation entre des caractéristiques génériques, qui supposeraient une sorte de « patron », et la tentative de renouvellement flaubertienne.

3Quelles sont les réorientations engagées à partir de Flaubert et de ses prétendus disciples — dont l’auteur étend la liste jusqu’après la deuxième moitié du XXe siècle, soit près d’un siècle plus tard ? La convocation de la figure emblématique d’Attila pour dénommer Flaubert suggère une violente attaque de la poétique du roman de la part de ce dernier : il dévaste littéralement le genre. M. Brix entend montrer la constitution de ce « roman moderne », ses origines — la mise à mort du modèle qui prévalait jusqu’alors — et son devenir. Une telle révolution ne nuit-elle pas cependant à l’entreprise même de ces « romanciers modernes » ? L’auteur entrevoit le danger de la misanthropie radicale de Flaubert, du « livre sur rien » et de son rejet de l’humanitarisme.

4M. Brix, au cours des différents chapitres de l’ouvrage, confronte critiques et contemporains de Flaubert, afin d’en reconstituer le portrait. Manifester l’hostilité de Flaubert aux autres conduit aux sources de son écriture : le caractère solitaire et aigri du romancier et sa relation à autrui, qui forment la substance du style flaubertien, sont pourvoyeurs de thèmes romanesques.

5Certes, l’« ermite de Croisset » n’est pas le seul en ce siècle à se réfugier dans la marginalité : il s’agit au contraire d’une position répandue, notamment dans la Bohème artistique. Mais cette marginalité n’est pas toujours synonyme de misanthropie. Flaubert, ici, nous est présenté comme insociable, voire comme un asocial, en marge, ou au-dessus de ses contemporains. Son mépris pour l’humanitarisme de son siècle — cet amour de l’humanité si répandu alors — heurte ceux qui s’érigent contre cette attitude purement aristocratique, antipopulaire et antibourgeoise. George Sand, c’est l’objet du premier chapitre, pour être l’amie de Flaubert, n’en est pas moins offusquée par son manque de fraternité. M. Brix montre aussi combien profond est chez Flaubert le refus de l’art utile : cet art, agent de progrès, favorable au bien commun, se destine à l’élévation de ceux dont le romancier pense que l’émancipation est nuisible.

6Dans le chapitre suivant, Sainte-Beuve et Barbey d’Aurevilly sont pris par M. Brix comme témoins critiques d’une sorte d’acharnement à la représentation négative, désignée à de nombreuses reprises par l’expression de « peinture au noir ». C’est la question même du talent de Flaubert qui est posée : il est jugé à la fois laborieux et sujet à la facilité du fait de la reprise de figures et de thématiques évidentes au fil des œuvres, comme s’il souffrait d’une déficience de la fonction imaginative.

7Enfin, la totalité de l’ouvrage évoque le refus de Flaubert d’appartenir à quelque école ou quelque mouvement que ce soit. Il se démarque non seulement de la masse, mais aussi de ceux qui sont, qu’il le veuille ou non, ses alter ego. Il va jusqu’à se rendre parricide : il assène dans sa correspondance des coups meurtriers au père Balzac — alors que d’autres misanthropes d’envergure que sont les Goncourt en font l’éloge. Le fratricide ne l’arrête pas davantage : même ses proches — Du Camp, Le Poittevin, sa sœur Caroline — subissent les avanies d’une relation compliquée. Pour peu qu’ils paraissent connaître un certain embourgeoisement, ils sont défigurés, tandis que Flaubert cultive son image d’excellence : tout entier à l’art, il élit un entourage restreint et produit une œuvre choisie.

8Le négativisme de Flaubert est fondateur de son esthétique, sous-tendue par une conception pessimiste de l’homme. L’origine de cette exécration, rappelle M. Brix, demeure d’ailleurs incertaine. Flaubert, en tout état de cause, veut faire différent, c’est-à-dire mieux ou pire, toucher aux extrêmes pour déranger ce qui existe. Sa formule « moderne » serait au fond « antimoderne », elle aurait pour finalité de le distinguer des contemporains. Le romancier fuit le large public, puisque l’insuccès même est préférable à la conformité à un lectorat. Le rappel de l’indifférence au lecteur et à la critique est une sorte de lieu commun qui a déjà été mentionné ailleurs et qui existe chez d’autres « romanciers aristocratiques ». Le portrait que M. Brix dresse de l’écrivain est relativement classique, bien qu’il insiste avec force sur la rupture que le surgissement du roman flaubertien a représentée.

9Tout d’abord, il s’agit pour Flaubert de privilégier la qualité. Le travail réalisé en amont de l’écriture est conséquent1. La quête de la rareté, de l’inaccessible est, elle, omniprésente. La composition de ses œuvres est accompagnée d’une recherche approfondie faite d’observations sur le terrain, de consultations de documents, d’enquêtes auprès de ses proches, de lectures scientifiques. Cependant, l’avis des contemporains sur l’érudition des romans flaubertiens est partagé : certains dressent une comparaison élogieuse avec Pic de la Mirandole, d’autres accusent au contraire Flaubert d’accumuler des connaissances sans rapport entre elles. Mais il n’est pas possible, aux yeux de Flaubert, de créer une œuvre de l’envergure de celle de Balzac en ayant les exigences qualitatives de celui-ci.

10Cette impression de césure entre un « avant » et un « après-Flaubert » est encore soulignée par M. Brix au travers du motif de la désillusion : le suffrage universel, la femme et l’instruction des masses sont les trois maux mis en cause par le pessimisme flaubertien. Son écriture, dès lors, est une défiguration du réel par un langage qui assène les coups de la blague, fameuse dérision propre au XIXe siècle. Flaubert s’éloigne ainsi d’une représentation à l’identique : le rire grinçant qui opère dans l’œuvre fait passer du spectacle au « simulacre2». M. Brix qualifie ainsi Flaubert de « Balzac en blague ».

11L’idée de littérature comme fin en soi consacre cette rupture. L’affabulation n’est pas l’enjeu véritable de l’œuvre ; l’est en revanche la mise en mots du récit. L’ouvrage rappelle le travail exclusif et acharné du style, qui participe aussi de la mythologie flaubertienne. La perfection formelle prime sur le sens et peut même justifier des incohérences, d’ailleurs soulignées par la critique. La philosophie esthétique de Flaubert se confine donc dans un souci exclusif de l’art où égoïsme et snobisme apparaissent comme nécessaires.

12Mais cette primauté de l’« Art pour l’Art » n’entraîne-t-elle pas l’œuvre romanesque de Flaubert sur une pente dangereuse ? Le privilège donné au style est repris par la sentencieuse définition du « livre sur rien », cheval de bataille de l’auteur qui veut rompre ainsi avec la littérature d’invention, divertissante ou instructive.

13En fait, M. Brix place toujours Flaubert à l’« origine », ce qui lui suppose des continuateurs. Le débat sur l’héritage Flaubert-Maupassant3, qui s’est constitué au fil d’une relation père-fils, est laissé de côté pour dégager au contraire une typologie des « romanciers modernes », soit qu’ils aient peu d’estime pour ceux qu’ils ne considèrent pas comme leurs semblables, soit qu’ils érigent la langue en terrain de jeu, en terre nouvelle d’investigations. Pour les premiers, le « roman moderne » est avant tout « antimoderne », il se révèle contre, œuvre de contestation, puisqu’il n’y a aucune vocation à corriger l’imperfectible. Pour les seconds, le roman mène son sujet — si sujet il y a — à sa propre destruction. Les continuateurs de la quête du rien sont divers, des symbolistes mallarméens aux formalistes russes et aux affidés de la Nouvelle Critique qui défendent l’ « autotélisme » de la littérature.

14Dès lors que l’art est à lui-même son propre but, dès lors qu’il se comporte aussi égoïstement et dénie le reste du monde, un danger est à prévoir. M. Brix voit une menace à l’encontre du lecteur. C’en est fini du dialogue avec lui, des clins d’œil complices à la manière de Balzac. À partir de Flaubert, la scission est marquée avec le public. Cet Attila a donc bien engagé une lutte féroce : il a terrassé les attentes des lecteurs qui sont en droit de réclamer quelque chose en échange de leur lecture — que ce soit de l’ordre de l’instruction, de la morale, du plaisir.

15Michel Brix revisite avec sérieux et fluidité la question de la modernité flaubertienne. L’évocation du siècle et la poursuite de la réflexion dans un avenir suffisamment lointain — sur un siècle — permettent d’en mesurer la portée et l’efficacité. M. Brix offre une vision travaillée par les différents courants critiques et, en cela, enrichie.