L’écriture au front. Lettres des tranchées
1Apollinaire, Une biographie de guerre, qui vient de paraître chez Taillandier est un ouvrage bien singulier dans les études sur le poète. Nouveau par la méthode et par les informations qu’il met à la disposition du lecteur. Il fait une large place à Apollinaire lui-même puisque c’est par ses mots qu’on traverse l’un des plus dramatiques conflits contemporains.
2Le poète Guillaume Apollinaire est bien connu et la réception de son œuvre poétique au XX e siècle a déjà suscité de nombreux travaux d’excellence. Apollinaire, une biographie de guerre par Annette Becker trace pourtant un récit inédit et fictionnel des dernières années de la vie intime du jeune poète, mort à 38 ans, des suites d’une infection au virus de la grippe espagnole. La Première Guerre mondiale, terrain d’action de cette biographie, a des accents de roman épistolaire, mais le contenu en est bien réel car l’originalité de l’ouvrage réside dans l’utilisation de la correspondance active du poète entre 1914 et 1918. La trame de l’ouvrage est diachronique bien que les lettres citées soient utilisées dans une dynamique particulière, non chronologique, permettant de soutenir l’écriture d’une histoire personnelle du poète à la guerre.
3La méthodologie de l’auteur est donc de construire un discours biographique et historique dont l’architecture est la lettre envoyée à ses proches ou amis depuis les tranchées et le front. Comme on n’écrit jamais qu’en fonction de celui qui en est le destinataire, cette biographie mêle les multiples facettes du cristal « Apollinaire », tantôt terne et gris tantôt enjoué et serein. Ainsi, le lecteur pourra suivre pas à pas Guillaume Apollinaire dans ses tribulations d’un étranger à Paris, parce que de nationalité russe en tant que Polonais, ayant été débouté de ses demandes de naturalisation. La première partie évoque donc l’accélération des évènements qui dès juillet 1914 entraîne inéluctablement les pays européens vers la guerre et parallèlement les démarches du poète pour s’intégrer à la France comme on aurait tendance à le dire aujourd’hui. Les artistes étrangers se partagent selon plusieurs options dont « L’appel aux étrangers vivant en France » qui paraît au début du mois d’août 1914 façonnera des clans et des scissions auxquels Apollinaire n’est pas resté insensible. Blaise Cendrars, Ricciotto Canudo, Jacques Lipchitz, et d’autres publient cet appel simultanément dans les colonnes du Figaro et du Gaulois. A la suite de cette tribune, les relations entre les artistes ne seront plus vraiment sereines. L’exemple de l’ami Delaunay préférant la fuite vers l’Espagne et refusant le combat cristallisera ce que l’amitié peut souffrir d’un tel contexte. Pourtant, les relations avec Pablo Picasso sont lucides et en même temps plus nuancées. Apollinaire reçoit même une lettre et un dessin du peintre pour les fêtes de fin d’année 1914 avec un beau soleil dans le ciel dont l’artiste mentionne qu’il n’est pas un obus qui éclate. Etrange lettre quand on pense combien la peinture et notamment à travers de Chirico avait montré, presque dans un élan prémonitoire, ce qui devait arriver au poète. Picasso est donc épargné de l’intransigeance d’Apollinaire contrairement à Delaunay, parce qu’il est le créateur le plus absolu, peut être le seul à ses yeux dans ce monde en conflagration. On apprend beaucoup sur le conflit en suivant Apollinaire au jour le jour, mais comme dans un récit biographique où les lettres se seraient mises en désordre. Meilleur moyen de saisir que la guerre est un moment de l’existence où tout est exacerbé, porté à son paroxysme.
4L’écriture d’Apollinaire n’y échappe pas, au contraire elle est munition. Et pourtant, ses confidences à Jean Mollet sur l’inutilité de la guerre porte la couleur du paradoxe qui signe l’esprit d’Apollinaire. Par ailleurs, les lettres à Lou et les lettres à Madeleine sont les deux pôles par lesquels Guillaume Apollinaire construit sa propre mythologie de la guerre et de l’éloignement. C’est également principalement à des femmes qu’il adresse ses impressions du conflit, teintées par l’affectif et par la projection d’un hypothétique retour. Les lettres qu’il reçoit des femmes sont des obus d’artilleries comme il le dit à Lou l’hiver 1915, preuve que l’écriture est une guerre qui se joue sur un plan symbolique. La réalité de son incorporation en tant que 2e cannonier-conducteur 38e régiment d’artillerie 78e batterie Nîmes est pourtant d’une violence physique et symbolique qui transformera en profondeur l’auteur d’Alcools. Le contexte historique veut que la guerre soit perçue presque d’une manière providentielle pour passer d’un monde à un autre, d’une époque à une autre. En fonction du destinataire, on se rend bien compte qu’Apollinaire est tantôt exalté ou déçu d’une vie qu’il a pourtant décidé de choisir. Les lettres à Picabia ou Fleuret sont empreintes du tragique de la situation quand les lettres à Lou se font le théâtre d’une mise en scène de sa virilité d’homme. En Avril 1915, Apollinaire lui décrit la guerre comme une aventure, sans doute pour conjurer les souffrances d’une condition extrême. L’autre grand artiste qui relatera son expérience de la Grande guerre est André Masson. Le peintre surréaliste a la légitimité de celui qui a fait la guerre et il sera l’un des rares à comprendre qu’Apollinaire est celui qui « fait l’apologie de la vie dans la mort ». On n’est pas étonné du rapprochement de Masson et Bataille, quelque vingt ans plus tard, autour du collège de sociologie et de la relecture de Nietzsche. Apollinaire et Masson sont des artistes-témoins dont l’œuvre aura été très intensément « sculptée dans un métal d’effroi ». Au printemps 1916, Apollinaire est blessé à la tempe par un éclat d’obus. En 1915, il avait élaboré un conte intitulé « Cas du brigadier masqué c’est-à-dire le poète ressuscité » dans lequel il apparaît comme un anti-cavalier de l’Apocalypse. C’est d’ailleurs un cavalier d’une facture similaire, accompagné du même poème « peu connu » - publié d’abord en mars 1943 dans la revue surréaliste VVV à New York - qui servira de couverture à la revue Labyrinthe (n°10) en juillet 1945 lorsqu’à nouveau le monde ne cesse de sombrer dans le plus grand désarroi. Sans doute ses amis d’autrefois repensent à la lueur des bombes, combien le poète avait une vision extatique de la guerre et non engagée au sens du patriotique borné, comme une certaine exégèse a pu parfois le laisser entendre.
5L’après guerre sera plus cruelle encore à son égard puisque la nouvelle génération nourrie au sein d’Alcools et des Calligrammes ne souscrira pas à l’orientation « cocardière » que le poète donne à ses écrits pendant les derniers mois de 1918. Apollinaire parle de la guerre comme d’une conquête, comme d’une apogée de son existence et de son destin parce qu’elle est une période fondatrice de sa vie et qu’il a fait l’expérience de la mort. Il aura donc fallu une autre guerre pour qu’Apollinaire retrouve sa place de visionnaire parmi les artistes. Annette Becker construit son récit pour montrer que Guillaume Apollinaire fait de la guerre un prétexte à l’écriture. La guerre comme sujet central est aussi un moteur de l’écrit, un terrain d’exercice pour le texte et l’image. L’ouvrage d’Annette Becker engage donc les chercheurs à revisiter la correspondance de bien des artistes, car c’est à travers elle que se joue toute une dimension sensible des temps menaçants. On le sait, et ce serait l’occasion d’en faire une suite passionnante, le poète reçoit des lettres de nombreux scripteurs, qui bien que longtemps restées indisponibles à la bibliothèque nationale de France où elles sont conservées, pourront un jour rendre compte de ce moment particulier de sa vie. Apollinaire, une biographie de guerre a donc fait le parti pris de s’articuler autour de ce que le poète envoie et non de ce que le poète reçoit. Pourtant, on peut aisément imaginer que ce qu’il lit, si loin de ceux qu’il aime, infléchit la perception de son aventure. Comme l’écrit Annette Becker, « Apollinaire avait recherché du sens dans le désastre de la guerre, sens trouvé dans les paradoxes renouvelés du conflit et des représentations qu’il en avait tirées, de la guerre désirée pour atteindre la paix, de la civilisation brisée pour mieux la ressaisir. »
6Une biographie de guerre écrite à l’encre des correspondances est un outil pour les chercheurs et les lecteurs avides de comprendre de l’intérieur, ce que fut l’une des plus grandes tragédies des temps modernes. L’originalité du propos est à mettre au compte d’une écriture qui témoigne, car les lettres ne mentent pas, elles décrivent et interprètent. A leur manière, elles placent l’historien sur une brèche particulière qui lui demande de faire une relecture des enjeux en fonction du vécu. L’historien reconstitue à partir de ces correspondances un journal intime et sensible du conflit avec l’intime conviction que c’est aussi une autre façon de faire l’Histoire. Le poète est témoin lorsque sa plume transcrit pour les autres, les affects les plus inattendus, où l’amour n’est pas exclu ni la violence de l’agonie des amitiés.