Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Janvier 2009 (volume 10, numéro 1)
Paul Dirkx

Poétique du travestissement

François-Jean AUTHIER, Poétique du travestissement. Jacques Laurent romancier, Paris, Honoré Champion, 2008, coll. Littérature de notre siècle 35, 738 p., ISBN 978-2-7453-1612-7.

1Version remaniée d’une thèse soutenue en 2004 sous la direction de Marc Dambre, Poétique du travestissement. Jacques Laurent romancier est un livre qui comble une lacune dans la critique de la « Littérature de notre siècle », pour reprendre le titre de la collection où il s’insère. En effet, l’écrivain français Jacques Laurent (1919-2000) n’avait pas encore fait l’objet d’une étude approfondie et soucieuse de fournir à la critique et à la recherche de quoi étayer de nouvelles investigations à son sujet. Il faut certes mentionner les portraits de Jean-François Bory (1987) et de Bertrand de Saint-Vincent (1995), ainsi que la Conversation avec Jacques Laurent de Christophe Mercier (1995), mais il manquait une monographie qui s’efforçât de faire le point détaillé sur l’ensemble de l’œuvre (avec l’accent mis sur son versant romanesque) et qui s’essayât à en dégager les linéaments poétiques.

2La tâche de François-Jean Authier ne fut guère aisée. Car Jacques Laurent, n’en déplaise à l’Académie qui le reçut en 1986, sent toujours quelque peu le souffre, pour cause d’accointances historiques dans les milieux de la droite nostalgique. Ces accointances, directes et indirectes, furent pour beaucoup dans l’« anarchisme de droite » auquel l’écrivain se montra fidèle pendant un demi-siècle et qui est défini ici comme la « dialectique de l’Ordre et de sa dénégation » (p. 29). On sait que, à pareille dénégation, Jacques Laurent ne se consacra guère pendant ses années vichystes, quand, sous le pseudonyme de Jacques Bostan, il « magnifi[ait] l’instinct et le vitalisme anti-intellectualiste propre à une certaine ultra-droite fascisante » (p. 368). Mais il semblerait que son nationalisme fût alors « résolument ouvert » et antithétique au « puritanisme étriqué du régime » (p. 369). En tout état de cause, l’« anarchisme de droite » de Laurent est relié à cette période par des fils spéciaux que François-Jean Authier ne prétend pas dénouer complètement, préférant restreindre son enquête aux textes publiés et à ce qui en ceux-ci atteste une continuité imaginaire et esthétique.

3De cette continuité, l’attachement ininterrompu de l’écrivain à un Stendhal perçu comme foncièrement anarchisant est sans doute l’illustration la plus pertinente. « Stendhal prend le contre-pied des maîtres [en littérature et en arts]. Il ne milite pas pour leur suppression mais s’évade afin de mener son existence parallèlement à eux » (p. 181). Le rapport à Stendhal fait voir ainsi que l’« anarcho-droitisme » (p. 624) de Laurent est un conservatisme libertaire. Lequel s’accommode du « ferment maurrassien de sa pensée » (p. 85). Et François-Jean Authier d’aggraver son propre cas, pour ainsi dire, en proclamant, certes en conclusion, « qu’il y a intérêt à lire Jacques Laurent, à défendre son œuvre, à tisser un discours de raison passionnée. Mille raisons de contribuer à la légitimation d’un écrivain dont nous voudrions qu’il comptât dans le paysage contemporain » (p. 630). Paysage qui, pour cet écrivain, ressemble davantage à « un purgatoire ». De plus, comme si cela ne lui suffisait pas, Authier entend mener à bien son œuvre de réhabilitation sans enfermer le vaste corpus laurentien dans les présupposés anhistoriques d’une lecture littérairement correcte, c’est-à-dire sagement textocentriste. Au contraire, encouragé par l’exemple de Marc Dambre, il a choisi une méthode qui croise « deux approches interdépendantes, parfois même concomitantes : historienne et poéticienne » (p. 20).

4Ainsi, il faut noter et saluer le fait que ce fort volume traite sans exclusive de l’ensemble des romans de Jacques Laurent, aussi bien ceux du futur Immortel que les productions moins académiques de Cecil Saint-Laurent, père de Caroline, Hortense et Clotilde. Le fait historique de la paternité de Laurent interdit un découpage en tranches plus ou moins nobles. A ce massif romanesque est consacrée la seconde des deux parties que compte le livre, « Polychromie du romanesque : de la mimésis au métaroman ». Elle est préparée par une première partie intitulée « Discours du Protée : esthétique et sémantique du roman », où s’effectue l’examen approfondi des orientations du « théoricien » du roman – les guillemets s’imposent s’agissant de cet écrivain anti-intellectualiste habité d’une « répugnance […] pour l’exégèse universitaire » (p. 491) –, du critique, du pamphlétaire et du mémorialiste. Sont ainsi mises sur un pied d’égalité la critique, la littérature et la « littérature populaire » : François-Jean Authier a eu le souci de cerner ce qui, au-delà des différences quant au statut discursif, aux thématiques, au rythme de l’écriture et aux lectorats visés, donne à cette œuvre tricéphale une unité que l’enchaînement des chapitres et sous-chapitres parvient à bien mettre en lumière. Or, cette unité, qui va d’ailleurs croissant au fil des années, est d’abord due à une poétique cohérente qui, quel que soit le public envisagé, se réclame invariablement et obstinément de la liberté de créer.

5De cette liberté, l’art du travestissement est le produit et à la fois le garant. L’étude n’a de cesse d’identifier une à une toutes les formes que revêt ce polymorphisme identitaire. Elle montre qu’il a en son centre un besoin irrépressible de fictionalisation, lié à une enfance bourgeoise où le roman d’action polarisait tous les ressorts de l’imaginaire, puis à la pensée « anarcho-droitière » de l’adulte. Cette corrélation entre fictionalisation et travestissement permet de mieux comprendre les propres mises en scène de l’écrivain, sa posture de bretteur antisartrien, sa fidélité sans faille à Stendhal, sa prédilection pour une structure romanesque polyphonique ou encore le fait que la conscience narratoriale est marquée par « l’ambivalence anarcho-droitière de l’omniscience laurentienne » (p. 504). C’est encore ce lien fondateur qui contribue à expliquer toutes ces intrigues peu ou prou inextricables qui, à mi-chemin entre roman traditionnel et Nouveau Roman, symbolisent « l’élucidation impossible du sens des actions humaines » (p. 385 ; on pense ici d’abord aux Corps tranquilles de 1948), ou encore les jeux de cache-cache (y compris sexuels) que tant de personnages jouent entre eux et avec eux-mêmes, au sein d’un seul roman ou d’un roman à l’autre. Ces stratégies narratives permettent, par exemple, à un récit comme Prénom Clotilde (1957), « entièrement polarisé par les obsessions auctoriales » (p. 509), de ne pas « se laisse[r] prendre sur le fait », en laissant aux personnages le soin de traduire « les sympathies de l’auteur pour Pétain » (p. 508). « C’est en cela que Jacques Laurent se désengage au plus haut point, voire se dépersonnalise, en se mettant à la rencontre de son héros qui, issu de l’irréel, donne l’illusion d’enfanter le réel du texte » (p. 523). Il n’est donc pas jusqu’à l’identité du romancier lui-même qui ne soit aspirée dans ce kaléidoscope, jusqu’à faire de celui qui porte tant de pseudonymes et tant de casquettes éditoriales le personnage le plus travesti de tous dans cette espèce d’archiroman qu’est l’œuvre romanesque de Jacques Laurent.

6Deux moteurs d’appoint, qui relèvent de l’histoire littéraire et, plus généralement, de l’histoire culturelle, alimentent cet habillage de soi en franc-tireur de la littérature. Il y a, d’une part, certaines évolutions du roman d’après la Première et surtout d’après la Seconde Guerre mondiale, qui renforcent Jacques Laurent dans son attachement à une esthétique « néo-classique », attachement qui est le produit « sublimé […] de la fréquentation maurrassienne » dans les milieux de la « Jeune Droite » des années trente (p. 81). Ces évolutions motivent le romancier à battre en brèche toutes les entreprises d’intellectualisation de la littérature dont l’époque est friande, et ce, sans jamais se départir de cet anti-intellectualisme qui « est, à l’origine, l’une des caractéristiques des jeunes maurrassiens que l’on retrouve à Vichy » (p. 123). D’autre part, le travestissement « anarcho-droitier » est stimulé par l’hégémonie intellectuelle de Sartre, parangon de cette professoralisation de la littérature menée au nom de l’« engagement » et qui pousse Laurent à s’investir pendant un demi-siècle dans une entreprise de « déboulonnage » (p. 21) qu’il vit comme de plus en plus héroïque au sein d’un champ intellectuel longtemps dominé, qui plus est, par la doxa marxiste. Son opposition à ces deux donnés historico-culturels est d’autant plus déterminée qu’elle peut s’appuyer sur des réseaux d’écrivains plus ou moins proches de la droite maurrassienne et dont certains formeront avec lui le groupe (ou plutôt le « non-groupe ») plus ou moins éphémère des « Hussards ».

7Si l’image des deux « moteurs d’appoint » est de nous, elle ne nous semble pas trahir le propos de l’auteur. Or, il faut se demander si ces circonstances auxiliaires n’occupent pas également, voire davantage la place de facteurs déterminant la lutte de Laurent pour la « liberté » de l’écrivain et, partant, dans quelle mesure ils concourent à façonner son écriture, y compris fictionnelle. La liberté laurentienne ne serait alors pas aussi grande qu’il n’y paraît. François-Jean Authier en vient d’ailleurs lui-même à suggérer, à plusieurs endroits, que cette liberté est en quelque sorte guidée par l’univers préexistant des possibles scripturaux, dans lequel l’écrivain s’est trouvé immergé – et l’auteur y met l’accent à juste titre – quasi naturellement, comme un poisson dans l’eau. Même si ce poisson s’est la plupart du temps rêvé comme libre et toujours nageant à contre-courant, il n’en a pas moins nagé comme les autres, c’est-à-dire contre les autres, en se frayant un chemin qui demeurera en partie incompréhensible, tant qu’on ne se sera pas fait une idée exacte du système des courants ambiant.

8C’est dire que la double approche historienne et poéticienne de l’auteur pourrait être utilement complétée par une perspective sociologique ou, plus exactement, sociohistorique et sociopoétique. Les effets de champ occupent visiblement une place telle dans l’itinéraire de Jacques Laurent qu’il y a lieu d’inclure plus fermement le champ – concept qu’utilise sporadiquement l’auteur – dans l’analyse. Cela permettrait, par exemple, de rendre compte avec plus de précision de la dialectique de distinction qui est à l’œuvre dans la tentative de « déboulonnage » de Sartre et dans l’ascension corrélative de Laurent. Certes, le chapitre « Mythologies : sacre et massacre » montre bien que, à travers Sartre, c’est « sa propre habilitation en littérature qui est en jeu » (p. 21). Mais, précisément, une telle question cruciale, celle de l’« entrée dans le champ littéraire » (p. 479), a besoin d’être développée plus en détail. La nature « typiquement nietzschéenne » de cette entrée, la « démonstration extensive de volonté de puissance » qu’est la « conquête d’une identité littéraire dans la France de l’après-guerre » (p. 206), gagne à être interrogée à la lumière de l’ensemble des rapports de force constitutifs du champ littéraire et du champ intellectuel. Et aussi à l’aune du passé de tous les protagonistes qui ont pesé sur la destinée de Laurent. D’où vient que le rapport de celui-ci au sartrisme « procède d’un ressentiment vengeur » et révèle « une modalité obsessionnelle du rejet » (p. 21) ? De quoi est fait exactement ce « vieux fond de maurrassisme anti-égalitariste, voire anti-démocratique » qui, encore en 1971, nourrit « les sarcasmes des Bêtises » (p. 458) ?

9Laurent doit aussi en partie aux réseaux d’intellectuels dont il fait partie sa position toujours plus solide dans la presse littéraire (La Parisienne, Arts, etc.), position dont il faudrait également évaluer le rôle dans l’ascension non seulement du polémiste, mais du romancier. Là aussi, la sociologie de la littérature se révèle tout sauf extérieure aux questions d’ordre poétique et historico-littéraire soulevées par l’étude. A ce propos, celle-ci ne s’étend guère sur les liens ambivalents entre Laurent et ce concurrent plus directement menaçant que Sartre que fut Roger Nimier, ce « faux ami » (p. 618) qui insinuait, dès 1950, que « la critique, l’essai, le pamphlet [sont davantage] ses vrais domaines » que le roman (p. 617). Le concept de champ et celui d’habitus, également convoqué par l’auteur, pourraient porter au jour ce qui sous-tend les rapports amphibologiques entre ces deux maîtres ès travestissement, et aussi, plus généralement, les rapports entre l’ensemble des « Hussards », ce collectif d’écrivains enclins à jouer « perso » collectivement. Ils pourraient aider à mieux répondre à la question : « Quel est alors le bagage laurentien ? » – et inciter à aller au-delà de la réponse apportée ici : ce bagage « ne diffère guère de l’argumentaire relativiste et individualiste que reprend régulièrement la critique souvent qualifiée d’"impressionniste" par ses détracteurs, celle qui se situe dans la tradition marginale et minoritaire d’un Albert Thibaudet ou d’un Charles du Bos » (p. 265).

10Ce faisant, on se donnerait plus de chances de percer à jour ce travestissement parfois un peu trop méthodique pour relever du simple bon plaisir de l’écrivain. Le plaisir laurentien, pour désintéressé qu’il paraisse, doit être rapporté à l’intérêt au plaisir de celui qui l’éprouve en se le créant, notamment à son intérêt à faire plaisir, comme le suggère d’ailleurs cette remarque révélatrice d’une position pas si conforme que cela à l’idéal de la « pureté » littéraire : « Le plaisir prévaut sur le sens, la réception par le destinataire sur la destination du texte » (p. 528). On se donnerait plus de moyens de résoudre ce paradoxe de la « poétique travestie : toujours les mots de Jacques Laurent sur l’écriture consacrent l’écriture, font d’elle l’alpha et l’oméga hypostasiés et lancinants, mais ils se dispensent la plupart du temps de formuler avec exactitude ce qui la fonde » (p. 265). Et l’analyste de poursuivre : « Le jugement porté sur la valeur d’une œuvre est donc délibérément désintellectualisé, comme si l’intuition seule justifiait l’estimation ». « Comme si », en effet. Car l’« indifférence [de Laurent] aux concepts, aux idéologies, aux grilles de lecture technicistes, voire aux vents nouveaux de l’actuel » (p. 266) n’en est pas une, tant il est vrai que cette « indifférence » paraît peu compatible avec une trajectoire qui n’a cessé de s’intéresser à l’actualité (notamment esthétique), aux techniques (notamment romanesques), aux concepts, et aux idéologies. De même, l’« attachement compulsif des "Hussards" à la Seconde Guerre mondiale » est sans doute loin de s’expliquer essentiellement par ce « mal incurable » dont souffre « la génération de Jacques Laurent », du fait d’« avoir été artificiellement privée d’Histoire immédiate » par l’historiographie triomphante de l’après-1918 (p. 360). Et l’analyse (brillante) qu’effectue François-Jean Authier du caractère ironique d’une critique laurentienne qui « se travestit en permanence » et procède par « mimétisme ludique » (p. 275), et même souvent par pastiches, mérite d’être complétée en tenant compte des possibilités qui s’offrent à l’écrivain à chacune de ses prises de position, autrement dit en prenant en considération le champ.

11Tout cela n’enlève rien à la qualité d’une étude qui se distingue par une connaissance remarquable du corpus examiné à l’aide d’hypothèses et de démonstrations mûrement concertées. Il convient également de souligner que, si cette étude produit effectivement « un discours de raison passionnée », c’est aussi qu’elle est menée tambour battant dans une langue pleine d’allant mais toujours rigoureusement juste, avec le panache d’une critique ni romantique, ni romancée, mais empruntant au roman un ton, un horizon, une dynamique qui en font, pourrait-on dire, une critique « romanisée ». Au-delà de ces aspects formels, et s’il n’évite pas entièrement certains écueils de la critique à visée légitimante dont il se réclame avec franchise – et avec la lucidité peu fréquemment explicitée du critique universitaire soucieux d’interroger les déterminants de sa passion pour tel ou tel auteur –, il n’en demeure pas moins que, sur le fond, François-Jean Authier réussit à montrer l’« intérêt » qu’il y a « à lire Jacques Laurent » (cf. supra). Non pas tant « à défendre son œuvre » qu’à faire voir que l’étude de cet auteur et de cette œuvre permet de porter au jour une partie de l’histoire littéraire (histoire de la République des Lettres et, inséparablement, histoire de sa production textuelle et métatextuelle) qui, en effet, demeure encore trop dans l’ombre.