Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mai-Juin 2007 (volume 8, numéro 3)
Véronique Lane

L’exposition Antonin Artaud, ou « qui fait quoi ? »

Exposition Antonin Artaud, Bibliothèque nationale de France, Site François-Mitterrand, quai François Mauriac, du 7 novembre 2006 au 4 février 2007; & Catalogue : Antonin Artaud, sous la direction de Guillaume Fau, Paris, Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2006, 223 p.

1Au vernissage de la grande exposition Antonin Artaud, l’habituelle incursion en tapis roulant vers la BnF prenait des airs de descente aux enfers : on y diffusait, soixante ans après sa création en 1947, l’émission de radio Pour en finir avec le jugement de dieu par laquelle Artaud avait fait scandale. Alors que la voix du poète, scandant ses (prophétiques…) imprécations contre le capitalisme américain, résonnait dans la cour de la monumentale institution, les spectateurs interloqués comprenaient qu’ils ne visiteraient pas l’exposition sans se trouver eux-mêmes exposés à Artaud. Bien que cette revanche ne lui ait été accordée qu’un soir (on peut le déplorer, mais si la BnF a pu accepter que ses arbres ploient quelques heures sous les accents tonitruants d’Artaud, on conçoit qu’elle n’ait pu prolonger l’installation…), elle dénote la finesse avec laquelle le commissaire Guillaume Fau aura su orchestrer cette délicate entreprise : exposer Artaud au sein de l’« Institution » contre laquelle il s’est toute sa vie insurgé, que celle-ci soit littéraire, nationale ou muséographique — en somme, tout ce que représente la BnF...

2Or, ce malaise inhérent à l’événement aura été compensé par la scénographie de l’exposition qui allouait une aussi grande liberté de mouvement au visiteur que d’expression à l’« exposé ». Dans la galerie, on entendait effectivement beaucoup de voix : celle d’Artaud, inimitable, accompagnait tout au long de leur parcours les spectateurs sous le choc des quelque trois cent pièces exposées. Passé le vestibule, où l’hétérogénéité des autoportraits d’Artaud ne manquait pas d’étonner, on pouvait aller et venir librement entre les trois salles consacrées à ses formes de création privilégiées (peinture, théâtre, cinéma) en traversant un couloir biographique (controversé, nous y reviendrons…), lequel se terminait astucieusement par un miroir déformant qui renvoyait sa propre image au spectateur – dès lors aussi exposé qu’Artaud.

3Une attention particulière avait été portée à l’étalage des pièces : on avait notamment innové en installant des vitrines à l’intérieur desquelles se trouvaient verticalement exhibés lettres et manuscrits (dont quatorze inédits) réalisés par Artaud à Rodez ou Ivry. L’affichage vertical des cahiers proposait un décloisonnement des formes artistiques fidèle à la pensée d’Artaud. Ainsi, les manuscrits de celui qui, à partir de 1939, n’a « jamais plus écrit sans non plus dessiner » (« Dix ans que le langage est parti… », Luna-Park, 1947) pouvaient-ils être perçus comme des œuvres picturales ; et ses toiles, inversement, comme des manuscrits : « Mes dessins ne sont pas des dessins mais des documents, il faut les regarder et comprendre ce qu’il y a dedans » (Œuvres, édition établie par Évelyne Grossman, Gallimard, « Quarto », 1049). Collections publiques et privées ayant beaucoup prêté, on aura profité d’une remarquable exhaustivité. Une disposition soignée mettait en valeur de belles trouvailles, parmi lesquelles une photographie de Balthus qui, juxtaposée à son portrait d’Artaud, présentait des ressemblances troublantes (sans l’identité du modèle inscrite à même le dessin, on aurait pu croire à un autoportrait de Balthus !) Cet assemblage suggérait ainsi habilement la tentation, parfois irrépressible chez certains artistes l’ayant côtoyé, de s’identifier à Artaud. Seul bémol à l’astucieuse scénographie de l’exposition : la concentration des multiples pièces dans un espace relativement restreint, additionnée aux (trop) nombreuses citations en couleurs qui parsemaient les murs, pouvait étourdir – mais cette surcharge n’était pas sans évoquer la frénésie dans laquelle Artaud lui-même travaillait et souligner l’étendue de son legs.

4L’aspect le plus spectaculaire de l’exposition ? Sans nul doute : la plus grande des salles réservée au parcours cinématographique d’Artaud. Des toiles translucides y étaient suspendues, sur lesquelles on pouvait le voir, à l’envers comme à l’endroit, incarner ses personnages les plus connus (le moine Massieu dans La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Dreyer, ou Marat dans le Napoléon d’Abel Gance) ; d’autres moins connus (Mazaud dans L’Argent, roman de Zola adapté et réalisé par Marcel L’Herbier, etc.) On pourrait contester l’espace considérable qu’occupait l’expérience cinématographique d’Artaud au sein de l’exposition, étant donnés les rôles secondaires lui ayant été attribués et son abandon rapide du cinéma (lorsque le parlant fit son apparition, on sait qu’Artaud l’eut immédiatement en aversion). Or, ces films (difficilement accessibles, voire introuvables) ont suscité le plus vif intérêt. Il suffisait de pénétrer dans la petite pièce réservée à la projection de La Coquille et le Clergyman pour être convaincu de l’attraction exercée sur les visiteurs de tous les âges et provenant de tous les milieux, non seulement par le seul scénario d’Artaud ayant été porté à l’écran (par Germaine Dulac), mais aussi, étonnamment, par le cinéma muet.

5On a beaucoup glosé sur l’agencement des salles autour d’un « couloir qui serait celui de la maladie ». Philippe Dagen du journal Le Monde aurait eu raison de questionner la pertinence de « la folie comme unique axe directeur » de l’exposition (« De la difficulté d’exposer l’inexplicable », 17 novembre 2006), si celle-ci en avait bel et bien constitué le seul pivot ; or, cette perception appelle quelques nuances. D’autres fils directeurs pouvaient fort bien être dégagés : l’artère principale, dont l’objectif premier était, rappelons-le, de retracer l’itinéraire biographique d’Artaud, figurait, autant, sinon plus, que le couloir « de la maladie », celui du travail. En effet, au côté des documents coutumiers attestant des séjours à Ivry et Rodez (mais également au Mexique et en Irlande…) figuraient les témoignages (lettres ou enregistrements) de personnalités telles qu’Anaïs Nin, Marthe Robert ou André Breton, et l’essentiel de leur propos ne concernait pas toujours la folie d’Artaud. Étaient en outre exhibés dans ce couloir, pour la première fois, l’un de ses instruments de travail, le marteau avec lequel il exerçait sa diction, quelques-uns de ses portraits, ainsi qu’une sélection des sorts et « contre-sorts » (à Sonya Massé, Adolf Hitler, Jacqueline Breton…) qu’Artaud considérait comme des œuvres d’art vivantes.

6La suspicion généralisée face à ce couloir biographique, que Gérard Lefort et Philippe Lançon surnomment — sans doute à juste titre tant il a pu faire couler d’encre — The Shock Corridor (« Artaud en revenant de l’expo », Libération, 10 novembre 2006), est toutefois symptomatique des enjeux inhérents à la réception d’Artaud. Aussi, la question de « la folie comme unique axe » de l’œuvre en entraîne-t-elle d’autres dans son sillage, qui seront venues à l’esprit du visiteur attentif comme à celui de tout lecteur, commissaire ou critique : Artaud fait-il de « l’art », de la « peinture », de la « littérature » ? Est-il lisible, compréhensible, « transmissible » ? Voire même, Artaud « fait-il le fou ? » : provocation naïve ou interrogation réelle de la part de Lefort et Lançon de Libération ?!

7On sait qu’Artaud espérait, de son « théâtre de la cruauté », qu’il déconstruise, une fois pour toutes, la catégorisation des « genres » artistiques (dessin, écriture, peinture, danse, radio), aussi inséparables pour lui que l’œuvre du corps et de l’esprit. Le projet de la BnF aura tenté de prendre le relais : l’ambitieuse tentative d’exposer « tout Artaud », de ne pas séparer dessins, portraits, lettres, théâtre, sorts, témoignages, cinéma, visait à susciter une réflexion sur ce qui lie intimement corps et pensée, aliénation et création, mais – surtout – œuvre et vie. Ce couloir biographique, donc (non pas « axe unique », mais point de convergence de l’exposition), loin de se réduire à la seule figuration de « la folie » ou de « la maladie » d’Artaud, témoignait tout simplement de certaines étapes et rencontres importantes, à la fois pour son travail et sa vie. La principale réussite de l’exposition aura précisément été d’amener les visiteurs à questionner le sens de ce qu’Artaud entendait par « théâtre de la cruauté », à relever le défi de concevoir comme un ensemble l’œuvre jaillissante de cette vie unique : Antonin Artaud.

8Certes, l’institutionnalisation d’œuvres s’étant attachées à maudire la société avec autant de ferveur que celle d’Artaud (s’il en est une qui puisse égaler son acharnement) restera toujours paradoxale. Néanmoins, exposer Artaud à la BnF aura donné lieu à une expérience collective de ce que Jacques Derrida appelle la « facture » du musée. Dans sa conférence inaugurant la première grande exposition mondiale des peintures et dessins d’Artaud au MoMa (en 1996), Derrida interroge aussi bien ce que le musée, l’exposant, fait d’Artaud (« Qu’est-ce qu’un coup ? Et que fait la facture de cet acte d’un musée ? ») ; que ce qu’Artaud fait au musée l’exposant (« Que fait-il à un musée d’art moderne ? à l’adresse d’un musée d’art moderne ? »). « Qui fait quoi ? » (Artaud le Moma, Galilée, 2002) : dix ans plus tard, cette épineuse question devait nécessairement revenir hanter les nombreux visiteurs ayant osé s’exposer à l’œuvre d’Antonin Artaud.

9Ceux qui auraient manqué l’exposition pourront s’en procurer désormais le catalogue : la grande majorité des pièces exhibées y figurent, là encore l’effort d’exhaustivité est remarquable. Le catalogue Antonin Artaud, dirigé par Guillaume Fau, est divisé en quatre parties (« autoportraits », « aliénation et création », « théâtre / cinéma », « écrits sur l’art ») : il reprend donc globalement la structure de l’exposition. Les textes de Jean-Luc Nancy, Jean-Michel Rey, Guillaume Fau et Évelyne Grossman portent respectivement sur chacune de ces dimensions de l’œuvre. À l’intérieur de ces sections sont disposés, selon leur objet, les réflexions de Nelly Kaplan et Jean-François Chevrier, ainsi que les témoignages de Florence Loeb et Raymonde Carasco.

10« Le visage plaqué sur la face d’Artaud », de Jean-Luc Nancy, met en texte ce qui aura heurté le spectateur pénétrant dans le vestibule aux autoportraits, de telle façon qu’on entre dans le catalogue comme à l’exposition. Dans son beau texte, sorte d’antichambre (de torture…), Nancy malmène à la fois l’« image » et la langue d’Artaud en ne le citant pas dans les règles : « Des mots de lui ont été plaqués, collés dans un texte qui refuse de se distinguer d’eux comme d’un matériel puisé dans la citerne à citations », s’explique-t-il de sa « malfaçon ». Le tour de force qu’opère Nancy est de faire en sorte que ce soit nous que le visage d’Artaud regarde, nous tous (autant, sinon plus, que lui, l’« exposé ») qui soyons soumis à la question : « [Artaud] n’est occupé que de cette surface avec laquelle il se confond et qui le plaque face à nous comme un projecteur, comme une lampe d’interrogatoire ». Cette phrase, que Nancy écrit au sujet d’Artaud, « […] c’est lui, déjà, c’est lui par son regard sur nous qui nous a dépouillés de la sécurité dans laquelle nous aurions pu, sans lui, nous croire protégés », s’applique tout aussi bien à son propre texte, qui brouille les rapports entre (Artaud) l’« exposé » – à la fois auteur, artiste, œuvre, vie – et (Nancy) l’« exposant » ou décuplant sa puissance – à la fois critique et visiteur comme un autre, soumis à la question… de l’« exposition ».

11Dans « Une anatomie inachevée », Jean-Michel Rey rapproche les pensées de Nietzsche et d’Artaud. Ces deux « médecins » réfléchissent aux « maladies », qui, chez l’homme, « donnent à voir et à comprendre les défaillances de l’art pour un moment de civilisation » : selon Nietzsche, comme selon Artaud, il n’y a que l’art qui puisse renouer les liens entre corps et pensée, aménager un espace à ce qui n’est encore rien, donner vie à ce qui est à naître, à ce qui n’a pas encore commencer à être. C’est ce « pas encore » qui intéresse Jean-Michel Rey, le « surcroît de non-savoir qui requiert comme impérativement l’intervention de l’art, qui l’autorise même », de même que « tout ce que peuvent représenter ce retard et cette attente, cet ajournement et le désir qu’il paraît susciter immanquablement ». À la lecture de ces mots de Rey, dans lesquels on reconnaîtra l’essentiel du vaste projet qu’Artaud esquisse dans Le Théâtre et son Double (notamment dans « Le Théâtre et la peste »), il y en a un qui frappe tout particulièrement : celui de « désir ». Ce vocable, qu’« ose » Jean-Michel Rey au sujet d’Artaud (tout ce qui touche au sexuel, à l’engendrement et à la procréation l’horrifie…), serait-il celui qui travaille le plus profondément les rapports entre Nietzsche, qui use à profusion du « désir », et Artaud qui, (lui préférant d’autres termes, tels que la « faim ») l’emploie paradoxalement si peu ? L’hypothèse que nous risquons n’est qu’un exemple (parmi tant d’autres – ce texte est d’une admirable richesse) des pistes que peut inspirer cette réflexion sur le corps, la maladie et l’art.

12Dans « L’Atelier de la Cruauté », Guillaume Fau retrace, dans l’expérience théâtrale et cinématographique d’Artaud, la « genèse » du Théâtre et son Double, cet important ouvrage qui a bouleversé la conception du théâtre contemporain, dans lequel Artaud, comme l’on sait, appelle les différentes instances du spectacle (auteurs, acteurs, metteurs en scène, spectateurs) à ne plus se considérer comme dissociées. Après avoir examiné les idées d’Artaud concernant le jeu des acteurs et la mise en scène, Fau s’attarde à son approche du cinéma. Il se penche notamment sur le conflit l’opposant à Germaine Dulac lors du tournage de son scénario La Coquille et le Clergyman, puis sur les déceptions que lui cause l’émergence du cinéma parlant. Guillaume Fau perçoit dans ces revers cinématographiques le prolongement d’une « quête » inaugurée par la Correspondance avec Jacques Rivière : la pensée d’Artaud, conclut-il, n’a jamais cessé « de trouver, à partir du poison qui l’assaille (la maladie trouant l’arrière-plan de la représentation), son propre contrepoison afin de remettre la vie en jeu là même où elle fait subitement défaut ».

13Défier la mort est également l’apanage d’Abel Gance, pour qui « la violence dans les images était geste quotidien ». Comme l’écrit si bien Nelly Kaplan, proche collaboratrice du réalisateur : « S’il y a deux êtres qui n’ont jamais cessé de hurler leur vérité au milieu du désert, ce sont bien Gance et Artaud ». « Dans le dédale de l’esprit », Kaplan examine les rapports, amicaux mais houleux, que le réalisateur entretint avec son jeune protégé. Si l’on dispose des lettres d’Artaud, on découvre dans ce texte les réponses de Gance… Celui-ci note, par exemple, à la lecture d’une lettre d’Artaud, dans laquelle il l’implore, enflammé, d’intervenir en sa faveur auprès de son ami Jean Epstein afin qu’il puisse décrocher le rôle d’Usher dans La chute de la maison Usher (d’Edgar Poe) : « ‘Pour Artaud. Il faut avoir la force de contenir et de posséder les idées pour ne pas être possédé par elles. L’Homme ne doit pas être le contenu – mais le contenant. Là est votre unique problème’ ». En dépit de l’admiration qu’il lui vouait, c’est dire le « prudent retrait » de Gance (rappelant celui d’un certain Jacques Rivière) face aux « outrances artaudiennes »…

14Jean-François Chevrier, pour sa part, veut penser l’évolution du « drame mental » chez Antonin Artaud, ou la prépondérance de ce qu’il appelle, dans le beau titre de son texte, « La vérité de l’hallucination contre ‘le mensonge de l’Être’ ». Traquer le motif de l’œil révulsé ou de l’« autoscopie négative » dans toute l’œuvre d’Artaud, c’est l’ambitieux projet de Chevrier : de la « désubjectivisation » caractérisant Paul Les Oiseaux ou la Place de l’amour (qu’il rapproche du « théâtre de l’esprit » mallarméen) à « l’exemplarité de l’autoportrait de Van Gogh », dont la projection, « ‘comme en coup de canon à la surface la plus extrême de la toile, / et qui tout d’un coup se voit arrêté / par un œil vide, / et retourné vers le dedans’ », en passant par L’Ombilic des limbes (« ‘Le soleil a comme un regard. Mais un regard qui regarderait le soleil’ ») et « La lettre de la voyante » (« […] ‘cet œil, ce regard sur moi-même, cet unique regard désolé qui est toute mon existence’ ». Si le texte de Chevrier a le mérite de se fonder sur une étude intensive de toute l’œuvre d’Artaud, il lui est pour la même raison ardu de l’approfondir (comme, par moments, difficile pour le lecteur de suivre son déploiement…) sur quelques pages. Néanmoins, de cet examen, Jean-François Chevrier conclut qu’il faut tirer « deux modes de l’occulte » chez Artaud : le mauvais occulte consisterait à « entretenir le mensonge de l’être en soumettant le visible à l’invisible » et le bon, l’« occulte vrai », selon les mots d’Artaud, serait « ‘une extension du visible et du sensible dans un monde moins pénétré’ ». De même, il y aurait deux modes hallucinatoires : la mauvaise hallucination, « celle des envoûtements et des fausses visions » (« folie qu’on enferme »), et l’autre, « active dans l’écriture », « [abolissant] la distinction entre intérieur et extérieur ».

15Évelyne Grossman pose la question de l’« occulte » tout autrement dans « L’art crève les yeux » : « Comment sous la fixité apparente des formes retrouver la palpitation de la vie ? » ; « Comment, pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty, la vision peut-elle se faire geste chez Artaud, comment l’œil trace-t-il des traits qui sont des actes ? » Si les interrogations d’Évelyne Grossman débutent toutes par l’adverbe « comment », son intérêt dépasse largement la « technique » du dessin ; ce qui attire son attention, c’est « ce qui le déborde » chez Artaud, « ce qu’on aimerait nommer son aura si Benjamin n’avait employé le mot pour désigner tout autre chose, ou encore son Kha, son Double, ces mots qui au théâtre désignent pour Artaud l’âme corporelle des choses, l’ombre vivante de la matière – ces ‘écheveaux de vibrations’ auxquels il n’a jamais cessé de croire ». Évelyne Grossman analyse donc la présence de ce « Double » ou de l’ombre qui « déborde », débonde, l’œuvre d’Artaud pour l’empêcher de figer ou de « prendre », notamment dans La Mort et l’homme, ce dessin où « tout est double et symétriquement répété comme en écho ». Des tout premiers textes d’Artaud (qui portent sur la peinture, « on ne le sait pas assez », rappelle-t-elle) aux commentaires de ses grands dessins de Rodez, « L’essentiel est de lutter constamment contre l’inscription comme retombée de l’expression », nous dit Grossman : « Toute l’œuvre d’Artaud, on le sait, est une dénonciation de la mort, de la croyance en l’état de mort. En ce sens la peinture représente très tôt pour lui le champ d’exploration privilégié d’un autre espace, celui où pourraient s’imprimer les vibrations d’un corps immortel, d’un corps-ligne rythmé de pulsations dont les fibres et filaments toucheraient aux dimensions de l’univers ». La conclusion d’Évelyne Grossman présente à la fois la densité et la simplicité d’un aphorisme : « S’il n’y a pas d’œuvre, alors l’art, comme le corps, échappe à la mort ».

16Si l’on dispose de quelques lettres pour deviner quel amant, quel fils, quel ami, pouvait être Antonin Artaud, on le découvre dans un nouveau rôle, celui de mentor. « Rencontrer Antonin Artaud à 16 ans » est un événement qui a profondément marqué Florence Loeb. Son beau témoignage fait apparaître Antonin Artaud sous un jour inhabituel : protecteur, « guide providentiel » de bon conseil, pédagogue, même, il aura exercé sur sa pensée une influence manifeste : « Il m’a demandé de lire Lautréamont, Baudelaire, Novalis, Hölderlin, Hoffmannsthal, Edgar Poe, Gérard de Nerval » ; « Je me suis toujours sentie en sécurité avec lui », assure-t-elle. Dans ce court texte, voisin du Portrait de Florence Loeb dans le catalogue, elle explique que l’expression mélancolique de son visage lui avait été inspirée par un poème qu’Artaud lui récitait en la dessinant : « Ce fut le Roi de Thulé, de Gérard de Nerval, d’après Goethe ». En 1995, Florence Loeb fit un voyage « en hommage à Antonin Artaud » sur la Sierra Tarahumara (« ‘Florence reliera le mont Fuji-Yama au mont Meru en passant par l’Himalaya le jour du grand Rama’, m’a-t-il écrit un jour ») ; Raymonde Carasco aussi.

17Sur les traces d’Antonin Artaud, elle a tourné plusieurs films (fictions ou documentaires ethnographiques) au Mexique. L’un d’entre eux, Tarahumaras 79 : Tutuguri, réalisé avec Régis Hébraud, était diffusé en boucle sur une borne vidéo de l’exposition. Dans son « Approche de la pensée tarahumara », Raymonde Carasco raconte comment elle fut initiée par le dernier chaman lui ayant transmis « la pensée même tarahumara, celle du peuple tarahumara qu’il sait, aujourd’hui, menacée ». Son témoignage présente de nombreuses similitudes (réellement troublantes…) avec les textes d’Artaud qui intéresseront non seulement les ethnologues, mais les littéraires, en fait, tous ceux qui voudraient comprendre la nature ou la « signification » que peuvent avoir ces rites décrits dans le récit D’un voyage au pays des Tarahumaras (1936), ainsi que dans les textes parus à la même époque dans El Nacional ; mais c’est aux derniers écrits d’Artaud, notamment Le rite du Peyotl chez les Tarahumaras (1948), que le récit de Carasco fait le plus souvent écho. Ce texte, aussi brillant qu’émouvant, à l’instar de l’initiation, « n’est pas un enseignement, mais une recherche rigoureuse ». Tout homme peut l’« entreprendre » – s’il a, comme le dit si bien Raymonde Carasco, le désir, mais surtout « la patience du travail de voir ».

18Aussi éclectiques puissent-elles paraître (Artaud n’aurait certes pas détesté qu’elles le soient), chacune de ces contributions bouscule, ou entrelace, à sa manière les catégories génériques (philosophie, biographie, dessin, cinéma, etc.) : que ces réflexions sur Artaud soient théoriques (Rey, Grossman, Chevrier) ou qu’elles se penchent davantage sur son itinéraire biographique (Fau, Kaplan), qu’elles soient écrites dans un style qui frôle la fiction (Nancy) ou qui se tienne aux frontières de l’œuvre et de la vie (Loeb, Carasco), chacune de ces contributions, donc, « témoigne » à sa façon de la vaste portée de l’œuvre d’Antonin Artaud. En définitive, ces différents textes intègrent (plus ou moins violemment) un ensemble, miroir – tel qu’il se doit de l’être chez Artaud – composite, parfois même (comme dans le texte de Nancy) déformant. La variété des textes choisis (telle la multiplication des citations en couleurs sur les murs de la galerie…), si elle commence par surprendre, finit par éblouir. Le catalogue Antonin Artaud : rayonnement d’une œuvre ou d’une vie, jamais finie, continuellement en état d’exposition – ou de réflexion... De l’œuvre, de l’« exposé » ou de l’« exposant », « qui fait quoi ? » : pourra-t-on jamais le dire ? Il y a fort à parier (et l’on peut s’en réjouir) que cette question demeure, comme Artaud l’eut souhaité, en suspens...