« Singe de Dieu, trêve à tes ruses ! » : Saint-John Perse démystifié
« Et l’homme au masque d’or se dévêt de son or en l’honneur de la Mer. »
Saint-John Perse, Amers (dernier verset).
1Ce dernier verset d’Amers pourrait éclairer tout le projet de Renée Ventresque qui s’intéresse au rapport complexe qu’entretient Saint-John Perse à sa bibliothèque. Grand lecteur et grand voyageur, cet écrivain a fortement intégré ses lectures variées à son écriture, sans pour autant en manifester les liens intertextuels. Ce livre qui examine les coulisses de la création poétique ôte le masque de l’auteur, il démystifie. Il se place en cela dans la lignée de travaux critiques de Joëlle Gardes-Tamine et Colette Camelin (Saint-John Perse sans masque, La rhétorique profonde de Saint-John Perse) et Catherine Mayaux qui, depuis les années 1990, s’attachent à montrer la fabrique du texte persien, constitué d’emprunts, de collages : « Sur ses livres, Saint-John Perse pratique hardiment la “découpe”. Il recueille, engrange, et au besoin réutilise ce matériau textuel1. »
2Renée Ventresque a consulté la bibliothèque du poète, conservée à la Fondation Saint-John Perse d’Aix-en-Provence, créée par Alexis Leger quelques années avant son décès. L’examen des livres lus et annotés par Perse permet de voir comment il réutilisait ses lectures dans ses œuvres, recopiant certains passages sans en indiquer la provenance..
3L’ouvrage se compose de trois grandes parties : l’auteur commence par examiner le rôle de certaines lectures décisives dans les choix philosophiques et littéraires du poète. La seconde partie envisage la « relation concrète que l’écriture de Saint-John Perse entretient avec le livre » et la dernière partie est consacrée à la réalisation du chef-d’œuvre de Saint-John Perse, à savoir le volume de ses Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade, livre-monument que le poète a lui-même organisé de 1965 à 19722.
4Saint-John Perse avait abandonné la poésie en 1924 après la publication d’Anabase, pour se consacrer à sa carrière politique. En 1940, destitué, exilé aux États-Unis, Alexis Leger reprend son œuvre. C’est dans ces années de retour à la création qu’il lit et relit énormément notamment des philosophes et des essayistes. Renée Ventresque rappelle que le jeune Leger avait suivi des cours de philosophie à l’université de Bordeaux et avait lu les Eléates, les Alexandrins, ainsi que Spinoza, Nietzsche ; elle montre combien la lecture de jeunesse d’Emerson a marqué Leger et contribué à la création des poèmes américains comme Vents. Ainsi, Saint-John Perse partage avec le philosophe américain la valorisation de l’intuition, la foi dans le progrès, le rejet d’une vision du monde fondée sur le matérialisme, le vœu de renouement entre l’homme et l’univers, le concept de self reliance (confiance en soi). Les Sept essais d’Emerson sont un des rares livres portant le nom d’Alexis Leger. Le poète a lu ce livre dans sa jeunesse, vers 1908, et en a parlé passionnément à ses amis et correspondants Gabriel Frizeau et Paul Claudel. Il écrit à Claudel en décembre 1908 : « Emerson prononce le mot libérateur, il y a soixante ans. »
5C’est notamment le panthéisme et le lyrisme de l’auteur de «L’ âme suprême » que Saint-John Perse reprend dans son œuvre, notamment dans Anabase et Vents. Il reprend également à Emerson l’image du poète vates que l’on retrouve dans Vents, où le poète lit « aux vasques du futur ». Cependant, la lecture d’Emerson n’est pas une lecture admirative et respectueuse du texte : sur son exemplaire des Sept essais, Leger a rayé certains passages : refusant le ton puritain du philosophe transcendantaliste, il barre le mot « vertu », le remplace, retouche le texte.
6Mais Saint-John Perse éprouve une certaine gêne à retracer sa généalogie intellectuelle : dans la biographie qu’il a rédigée pour la Pléiade qui réécrit la vie de l’auteur et tend presque à l’autofiction à certains passages, il ne mentionne aucune des lectures indiquées comme formatrices par sa bibliothèque : il n’évoque ni Emerson, ni Whitman, ni Nietzsche.
7Autre grand oublié dans la biographie de la Pléiade : Léon Bloy, lu passionnément par Leger au début du XXe siècle. Dans sa correspondance avec Gabriel Frizeau, il écrit : « Cet homme a son génie, comme un possédé, par éclats. ». Bloy et Barbey d’Aurevilly le séduisent par leur extrémisme et leur style flamboyant ; mais Bloy devient un personnage gênant pour Saint-John Perse par son catholicisme intransigeant et ses positions politiques et Saint-John Perse ne le place plus dans son panthéon littéraire. On voit que Saint-John Perse n’hésite pas à remodeler sa biographie pour construire une image de soi valorisée et orientée.
8Cette reprise de textes philosophiques ou spirituels se retrouve dans Amers. En effet, Renée Ventresque a décelé dans ce grand poème américain des éléments empruntés au taoïsme, découvert par le poète non pas en Chine, lors de ses missions diplomatiques du début du XXe siècle mais à travers ses lectures de jeunesse. Aux États-Unis, Saint-John Perse a lu avec attention des ouvrages sur la compréhension de l’univers des anciens chinois ainsi qu’un livre de Peter Lum qui a rafraîchi ses connaissances anciennes en la matière. Ce livre devient un véritable outil de travail pour le poète qui en souligne des extraits et les intègre dans Amers, comme l’expression « créatures errantes », reprise directement.
9Cette attention au livre n’est pas uniquement tournée vers le passé chez Saint-John Perse. En effet, le poète a pris parti contre des mouvements ou des écrivains contemporains, comme l’existentialisme ou Camus. Il a refusé très tôt cette philosophie qu’il trouvait nihiliste et désespérante. Son exemplaire de L’homme révolté est annoté ; sur la page de garde, il a écrit :
« - Littérature de bon élève,
vague, fade et tiède,
inconséquent et flou,
sagesse de swami occidental,
anemia and low pressure,
tissu de banalités3”
10Il ne dialogue pas avec Camus comme avec Emerson et sa lecture montre un refus. Les rapports avec Sartre ont été tendus : Saint-John Perse a lu trois romans des Chemins de la liberté et a fort peu apprécié le rôle que Sartre lui donne dans Le sursis, lors de l’épisode fameux des accords de Munich : Leger y est peint comme « le complice embarrassé d’une vilennie » (R. Ventresque) et comme un diplomate particulièrement cynique, alors que Leger a été anti-munichois. On le voit, le discours de Saint-John Perse est ancré dans la réalité de son temps et n’est pas un oracle intemporel, comme le souligne Renée Ventresque.
11La seconde partie de l’ouvrage, « Du livre au texte », approfondit l’analyse de l’intertextualité du texte persien. Renée Ventresque montre comment Saint-John Perse, lecteur des néo-platoniciens, a toujours été préoccupé de rechercher une unité à travers la diversité des phénomènes, à l’instar d’un Plotin. Cette recherche de l’unité permet d’expliquer certains thèmes de son œuvre. La vision de l’Asie centrale, si présente dans Anabase, est un exemple de carrefour entre diverses lectures philosophiques, scientifiques ou spirituelles et une expérience de voyageurs. L’Asie centrale qu’Alexis Leger voulait visiter dès sa jeunesse est avant tout livresque : les fameuses Lettres d’Asie, publiées dans la Pléiade, ne sont pas toutes écrites en Asie, lors du grand voyage de 1911. Au contraire, beaucoup ont été rédigées par le poète dans les années 1960 pour la Pléiade, après toute une vie de lectures. Saint-John Perse a lu The history of the Supernatural du mesmérien William Howitt qui voit en l’Asie centrale une nouvelle Babel, origine de toutes les langues. D’après Renée Ventresque, le poète a lu ce livre de manière passionnée et a souligné de nombreux passages de plusieurs couleurs. L’Asie centrale, avec ses immenses plaines jaunes et poudreuses, devient ainsi l’image possible de l’unité que le poète recherche en tous lieux : ce n’est pas simplement un décor pour Anabase mais un pays à valeur symbolique, un mythe personnel de l’auteur : « ces lectures éclairent le sens de la fable de Saint-John Perse sur l’Asie centrale – qui favorise les incursions d’ordre intérieur4. »
12L’Asie a toujours passionné Saint-John Perse qui a lu avec enthousiasme le Mahabaratha et la Baghavad-Gita ainsi que des études indianistes de Burnouf, Max Muller, qui ont contribué à lui donner une vision de l’Asie comme centre et origine du monde.
13Mais Anabase n’est pas réductible à la seule référence asiatique, aussi complexe soit-elle. Le poète a lui-même expliqué que son œuvre reposait sur la transposition de l’expérience réelle en création poétique, autorisant ainsi le syncrétisme entre l’expérience des voyages, de l’exil et le monde imaginaire inspiré par ses lectures et ses pensées. Renée Ventresque propose dans son livre une lecture particulièrement stimulante d’Anabase à travers le théâtre et l’œuvre lyrique de Claudel (notamment Connaissance de l’est). L’influence de Claudel sur Leger a été « violente » comme Leger le signale dans une lettre. Cette « présence de Claudel multiforme et occultée » a été effacée par Saint-John Perse, à tel point qu’il dira que Claudel n’a pas eu d’influence sur lui5. Le poète avoue même que l’idée d’Anabase lui est venue en 1911 après la lecture enthousiaste de Tête d’or et de la ville, pièces que lui avait envoyées Claudel lui-même. Comme Tête d’or, Anabase cultive un ton épique et le Je lyrique de ce poème se situe, comme le héros claudélien, au-delà de tous les interdits de la morale. Par delà la référence claudélienne, il y a Nietzsche. Renée Ventresque rappelle à ce propos que la lecture de La volonté de puissance de Nietzsche a fortement marqué le poète d’Anabase. « À partir d’Anabase, l’écriture de Saint-John Perse pratique systématiquement l’intertextualité6. »
14Chez Saint-John Perse, « les emprunts littéraux sont les plus rares. D’ordinaire, Saint-John Perse transforme l’élément prélevé, fût-ce de manière très limitée ou sans conséquence particulière pour le contexte7». Lecteur avide, Perse inscrivait dans des carnets de notes (détruits après sa mort par sa veuve, sur sa demande) diverses citations ou souvenirs de voyages, ainsi que des listes de mots ou de noms. On dispose aujourd’hui de feuilles de carnet avec des listes de noms d’oiseaux glanées à travers des lectures qui ont pu servir à Oiseaux.
15Après avoir reçu le prix Nobel en 1960, Saint-John Perse envisage son œuvre comme un ensemble fortement structuré. L’œuvre de Perse est réorganisée par son auteur au fur et à mesure : un poème de jeunesse peut ainsi être réécrit, déplacé dans l’œuvre, et peut changer de signification suivant sa place dans les Œuvres complètes. Ainsi, le poème « Pour fêter des oiseaux » signé Alexis Saint-Leger Leger, publié contre son gré en 1907 dans la NRF, a été repris dans la Pléiade sous le titre de « Cohorte », en fin de volume, et présenté comme un poème de jeunesse. En réalité, Saint-John Perse jugeait son texte de jeunesse « idiot » et maladroit et l’a fortement retouché. Le texte de 1907 est très proche de la réalité antillaise, alors que le texte de 1970 est beaucoup plus érudit, les noms sont plus exotiques et le poème se construit à partir d’emprunts à un livre de W. B. Alexander, Birds of Ocean. Saint-John Perse réécrit Alexis Saint-Leger Leger.
16Enfin, la troisième partie de l’ouvrage se concentre sur la composition du volume de la Pléiade, orchestrée par le poète lui-même en accord avec Robert Carlier des éditions Gallimard. Ce volume est conçu comme un monument à la gloire du poète qui n’hésite pas à réécrire son œuvre et sa vie. Robert Carlier a été étonné par l’hagiographie dressée par le poète dans la biographie de la Pléiade. Cette refondation de l’œuvre ne recule pas devant la réécriture et l’auto-fiction. « Le volume de la Pléiade est aussi un champ clos où se vident les vieilles querelles » : ainsi, Leger réaffirme son opposition virulente au général de Gaulle.
17Renée Ventresque a retracé l’entreprise à partir des lettres de Saint-John Perse envoyées à Robert Carlier. On suit ainsi les grandes étapes du projet dû à Saint-John Perse lui-même qui avait sollicité Gallimard, après avoir eu le Nobel, en 1961, puis l’avait relancé en 1965. Ce projet a occupé le poète de 1965 à 1972. Saint-John Perse aurait renoncé à écrire son grand poème sur la terre, Gaia, pour se consacrer à cette édition. De 1965 à 1972, Saint-John Perse a remodelé le projet : il comptait intégrer le texte critique de Jean Paulhan, Enigmes de Perse, ou Poétique de Saint-John Perse de Roger Caillois en préface au volume puis il les résume en fin de volume. La voix du poète est présente d’un bout à l’autre du livre. De plus, il retravaille et réorganise profondément les lettres : il divise sa correspondance en trois grandes rubriques : lettres de jeunesse, lettres d’Asie et lettres d’exil. Il (ré)écrit bon nombre de lettres pour la Pléiade : il ajoute des lettres d’Asie mais aussi des lettres à Joseph Conrad, Paul Valéry, change la date de certaines lettres. En 1967, il n’avait que la moitié des lettres du volume de 1972 et c’est en 1968 que la section épistolaire est bouclée. Il a voulu faire des Lettres d’Asie « ce qu’elles n’étaient nullement au départ, une chronique très singulière et très subjective de son séjour en chine où lui-même joue un rôle de premier plan.8 ». La réécriture porte également sur d’autres sections de la Pléiade : il étoffe la rubrique « hommages », ajoutant un hommage à T.S. Eliot, se présentant comme un poète parmi ses pairs, traitant d’égal à égal avec les plus grands.
18Sa relation aux autres poètes est souvent idéalisée : ainsi, l’accueil fait à Claudel dans la Pléiade est tout à fait caractéristique du travail de réévaluation, de grandissement de l’auteur vis-à-vis de ses collègues ou de ses maîtres : « Saint-John Perse y montre régulièrement Claudel, l’aîné en dette à l’égard de son cadet. Quitte à tricher un peu9. ». Ainsi, l’édition de la Pléiade lui sert de prétexte pour rivaliser avec ses aînés comme Valéry ou Claudel qui ont eu droit à la consécration de la Pléiade, mais seulement après leur mort. On trouve de nombreuses correspondances entre le volume Pléiade des Œuvres en prose de Claudel et celui de Saint-John Perse, bien que ce dernier prenne comme modèle les volumes Pléiade de Valéry. Les rapports avec Claudel diffèrent lorsque l’on s’attache au témoignage de Claudel ou à celui de Saint-John Perse : comme le dit Renée Ventresque, « Claudel hante la « biographie » de Saint-John Perse. Saint-John Perse ne hante pas le Journal de Claudel10. » : ainsi, un même événement prend des proportions très différentes chez l’un ou l’autre : Claudel mentionne dans son journal : « Leger. Causerie sur le tunnel de l’Elbe » (Journal, t. I, Pléiade, p 263) ; chez Perse, le traitement de la scène est amplifié et inversé : ce n’est plus Leger qui suit Claudel mais le contraire11(Pléiade de Saint-John Perse, p 1216).
19Autre forme de mystification : Saint-John Perse a envoyé Exil et Vents à Claudel qui lui a répondu de manière neutre. Saint-John Perse a intégré par extraits la missive en supprimant des passages humoristiques et peu obligeants. Mais la transformation est encore plus fragrante et importante lorsque Saint-John Perse cite par extraits le commentaire de Claudel à propos de Vents, qui figure dans son intégralité dans les Œuvres en prose de Claudel. Ce texte a une histoire particulièrement retorse : c’est Perse qui l’avait demandé à Claudel. Le poète exilé aux Etats-Unis, un peu oublié en France, a lui-même sollicité cette faveur de son aîné qui s’est accompli malgré lui : « Le 14, je commence à m’occuper de l’article promis à Alexis Leger, ce qui m’ennuie énormément. », trouve-t-on dans le Journal de Claudel (t. II, p 693). Leger a remercié vivement Claudel pour son article (ce qui disparaîtra dans la Pléiade). Dans l’édition Pléiade, Perse va effacer la demande et va citer le texte de Claudel par fragments, éliminant de nombreux passages peu flatteurs comme le début : « Cela s’appelle Vents, et c’est signé d’un nom à peu près inconnu, et d’ailleurs fictif : Saint-John Perse. ». Perse reconstruit une nouvelle cohérence en citant le commentaire par extraits. Il oriente le commentaire, en réduisant ainsi tout un pan de la réflexion de Claudel qui s’interrogeait sur l’expression du sacré dans le poème.
20Ainsi, toute cette investigation permet d’apporter sur Saint-John Perse un regard plus lucide. En effet, si nous avons « lieu de louer » l’œuvre, il ne s’agit pas de se laisser aveugler par la mise en scène de l’auteur en son monument. La révélation de toutes les entreprises de mystification, de réévaluation et de grandissements de Saint-John Perse permet de sortir de l’image idéalisée que le poète a construite à travers son édition de la Pléiade et de voir un poète à l’œuvre, créant à partir de dossiers, de lectures, de notes, de listes de mots glanés dans les livres et les dictionnaires. On peut prendre un certain plaisir à voir toutes les ruses de ce poète particulièrement retors, mais cette visite des coulisses dépasse très largement la curiosité et l’intérêt anecdotique (même si certaines analyses tendent à nous présenter le poète comme un nouveau « Grand Paon », pour reprendre l’expression de Julien Gracq à propos de Chateaubriand), puisqu’elle permet d’analyser la construction du monument littéraire, de montrer l’intertextualité fondatrice de cette œuvre, nourrie de lectures et de relectures, comme de réécritures mais également les réécritures des poèmes eux-mêmes, la réorganisation au sein d’un vaste ensemble. Révéler la place centrale de la bibliothèque chez Saint-John Perse, c’est participer à la célébration consciente de l’œuvre (et non du personnage de son auteur), permise par le poète qui a autorisé que l’on accède à sa bibliothèque, c’est reprendre et appliquer en fin de compte la dernière phrase de l’œuvre poétique de Saint-John Perse, qui clôt Sécheresse (1974) :
« Singe de Dieu, trêve à tes ruses ! »