
Paroles d’une éternelle militante : le féminisme de Nelly Roussel
1Nelly Roussel naît le 5 janvier 1878, soit sept ans après la signature de la célèbre Affiche rouge sur laquelle on pouvait lire : « Place au peuple ! Place à la Commune ! ». En mars 1871, la Commune de Paris éclate. Certaines femmes, qui partagent avec les prolétaires un désir d’égalité et d’émancipation, vont profiter de cet événement historique « où le statu quo patriarcal se voit brièvement renversé1 » pour s’immiscer dans la lutte et esquisser leurs idées. Tout au long de sa vie, Nelly Roussel poursuivra et renforcera ce premier élan militant. « Féministe d’instinct, féministe intégrale » (p. 8), libre penseuse et néomalthusienne, elle fut une « conférencière d’élite, chez qui se trouvent réunis les dons oratoires les plus rares2 ». Forte de son éducation, celle qui se voulait au départ actrice devint en outre une autrice « de valeur3 ». Dramaturge, elle propose des pièces militantes qui, tout en reflétant son esprit parfois idéaliste — Nelly Roussel se différencie en cela de Madeleine Pelletier (1874-1939), l’autre militante radicale du début du xxe siècle (p. 20) —, lui permettent de représenter ses idées et d’inciter les femmes à se libérer. Poétesse, elle fit par ailleurs paraître en 1919, alors que la tuberculose la ronge, un recueil de poèmes intitulé Mes Forêts. Elle exprime alors « la tristesse que les choses lui inspiraient, ainsi que la lassitude qui l’envahissait à laquelle la maladie qui l’épuisait ne devait pas être étrangère4 ». À côté de cette production, Nelly Roussel écrira « plus de deux cents articles » (p. 8). Trois ans après son décès, en 1925, le journal L’École de la vie se souvenait encore de l’« article très net5 » qu’elle fit paraître en 1906 dans le Petit Almanach Féministe. Intitulé « Qu’est-ce que le féminisme ? », cet écrit porte le même titre qu’un ouvrage publié un an auparavant par Odette Laguerre (1860-1956), une féministe qui préfacera en 1930 un recueil de trois conférences de Nelly Roussel. En 1932, c’est au tour de l’anarchiste individualiste Han Ryner (1861-1938) de préfacer Derniers combats, un recueil d’articles et de discours signés Nelly Roussel. En 1979, L’Éternelle Sacrifiée (1906) paraît dans la collection « Mémoire des femmes » des éditions Syros. En 2001, Jonny Ebstein a quant à lui mis à l’honneur l’œuvre théâtrale de Nelly Roussel dans Au temps de l’anarchie : un théâtre de combat (1880-1914). On peut encore relever la parution, en 2006, de Blessed Motherhood, Bitter Fruit. Nelly Roussel and the Politics of Female Pain in Third Republic France, une biographie signée Elinor Accampo qui prouve la portée internationale des idées de Nelly Roussel. En 2023 a en outre été réédité le recueil d’articles Quelques lances rompues pour nos libertés (1910) aux éditions TAOS, qui publient « des textes forts en gueule, des thèmes qui fâchent ou qui bousculent notre confort moral, macérés dans un peu de fiel6 ». Si les écrits de Nelly Roussel ont donc traversé le siècle et les frontières, ils apparaissent bien souvent dans un contexte particulier, une collection ou des éditions idéologiquement marquées. En publiant Qu’est-ce que le féminisme ?, les éditions de La Variation, dont les choix éditoriaux « sont aussi des choix politiques7 », ne font pas exception à la règle.
2Paru en 2023, ce recueil contient une conférence que Nelly Roussel donna en 1908 à Bruxelles lors d’une réunion de la Libre Pensée, un courant rationaliste et anticlérical dont les membres critiquent la condition des femmes mais qui, selon la militante, « n’ont pas tenté grand-chose jusqu’ici pour combattre ce qu’ils déplorent » (p. 80). Cette conférence est précédée de quatre articles : « Qu’est-ce que le féminisme ? » (1906), « Le Règne de l’homme » (1920), « Nécessité du féminisme » (1921), « Féminisme et Révolution » (1921). Justine Rabat et Manuel Esposito proposent par ailleurs un appareil critique bien fourni ainsi qu’une préface dans laquelle il est précisé que les trois derniers articles permettent de visualiser « l’évolution de la pensée de Nelly Roussel après la Première Guerre mondiale » (p. 19). En effet, cet événement « porte un coup d’arrêt aux revendications féministes8 ». Perdant en puissance, les féministes vont en sus s’opposer9, les partisans et partisanes de l’Union Sacrée ne s’entendant guère avec les pacifistes et antimilitaristes, dont Nelly Roussel fait partie. Qu’est-ce que le féminisme ? permet ainsi de visualiser les transformations que la Grande Guerre a engendrées dans la pensée de Nelly Roussel. L’on peut bien entendu craindre que cette focalisation sur le militantisme ne contribue à confiner l’autrice dans un champ littéraire à part. Rangée du côté des militants et militantes, Nelly Roussel tend à faire partie de ces plumes avant tout reconnues pour leur engagement, plus que pour leur style. Cependant, cette démarche demeurera toujours préférable à celle suivie par le journaliste Henri Mazel (1864-1947), qui s’attardait en 1908 sur la physionomie « fort jolie10 » de la féministe. Par ailleurs, cela permet de souligner le combat de cette « militante infatigable » (p. 8) que fut Nelly Roussel. La rééditer en prenant pour point de départ son militantisme, c’est inviter à analyser son style au prisme de son engagement ; c’est rappeler la femme d’exception qu’elle a été et inciter les lecteurs et lectrices à la lire comme une Ève nouvelle qui s’écrie : « Taisez-vous, oppresseurs éternels ! Aujourd’hui, c’est de droits qu’il s’agit11 !… » Aussi ne peut-on que constater que Nelly Roussel revient sur le devant de la scène à un moment clef de l’Histoire, à l’heure du backlash12 : des États interdisent aux femmes des droits fondamentaux, le phénomène de la tradwife13 prend de plus en plus d’ampleur, les coachs masculinistes envahissent les réseaux sociaux. Ce travail d’édition peut donc s’inscrire dans un processus de consolidation des combats féministes par une commémoration des femmes de l’Histoire, de ces femmes qui ont travaillé avec témérité pour qu’un jour apparaisse l’égalité.
Quand l’égalité n’est pas la similitude : le féminisme défini par Nelly Roussel
3Alors que la société du xixe siècle voit s’affirmer le féminisme, parallèlement, un virulent discours antiféministe se fait entendre. Bien souvent membres du prétendu « sexe fort », les antiféministes accusent les militants et militantes de vouloir inverser les rôles de genre14. Consciente de ces attaques, Nelly Roussel s’en défend et explique : « Nous préférons être nous-mêmes. Nous aspirons à autre chose qu’au rôle d’imitatrices » (p. 30). Estimant que des « désirs de revanche » seraient par ailleurs « bien maladroits » (p. 30), la militante ajoute :
4Le féminisme est une doctrine de bonheur individuel et d’intérêt général. Il veut, pour chaque unité, le droit et les moyens de vivre sa vie complète, de s’épanouir intégralement dans toute sa personnalité, de se faire une place au soleil ; et il veut, pour la Société, le concours actif et ouvert de toutes les forces, de toutes les initiatives, de toutes les ressources humaines. Le féminisme est, encore, une doctrine de justice. Il aspire à l’équilibre entre les devoirs et les droits, les compensations et les peines. […] Le féminisme est, enfin, une doctrine d’harmonie. (p. 31-32)
5Pour parvenir à son « harmonie », Nelly Roussel suit une démarche différencialiste. Reprenant les théories de ses opposants, qui affirment que les hommes « sont différents » (p. 30) des femmes, elle estime que, précisément pour cette raison, les deux sexes « se complètent l’un par l’autre » (p. 30). Cette complémentarité prônée par la militante, si elle se fonde sur une différence entre les sexes, a aussi pour principe actif les « différences, non moins grandes, entre les individus » (p. 31). Pour l’autrice, en effet, la femme n’est qu’une « vague abstraction » (p. 31) : seules existent « des femmes, créatures concrètes, d’aptitudes, de goûts, de tendances, de tempérament très divers » (p. 31). Selon Justine Rabat et Manuel Esposito, Nelly Roussel « anticipe […] de presque soixante-dix ans la formule lancée par Lacan dans son séminaire Encore selon laquelle “La Femme n’existe pas” » (p. 20). Si le rapprochement se justifie, il convient aussi de noter que la militante poursuit des réflexions déjà engagées par d’autres féministes de la fin du xixe siècle et visant à déconstruire le discours dominant, qui essentialise à outrance les femmes et les enferme dans la mystérieuse image de « l’éternel féminin ». Dans un article de La Fronde de 1897, l’écrivaine Marie-Anne de Bovet (1855-1943) explique :
6[D]e cette intarissable matière à vers et à prose : l’éternel mystère de la femme et son éternel mensonge, dont la réunion constitue « l’éternel féminin ». […] Beaucoup de phrases pour rien : c’est un mensonge de carton et un mystère cousu de fil blanc. […] Il n’y a pas de mystère féminin. Il y a bien le mystère de chaque femme, mais ce n’est pas un mystère essentiel, propre à son sexe : c’est un secret personnel, tout bonnement15.
7Le féminisme de Nelly Roussel s’accompagne en outre de néomalthusianisme. Militant pour la légalisation de l’avortement et la libre maternité, elle considère que les droits « d’une cellule, d’un microbe, d’une “possibilité” de vie16 » devraient être inférieurs à ceux des femmes. Repenser « le rôle de la créatrice de la vie » (p. 50) apparaît alors comme un impératif, lequel est d’autant plus important aux yeux de Roussel qu’elle connaissait les souffrances de la maternité : mère de trois enfants, elle faillit mourir en 1902 en accouchant de son fils, André, qui décèdera lui-même quatre mois plus tard. Selon la militante, les femmes devraient donc être autrement respectées, et il faudrait que soient reconnus leurs « droits spéciaux » (p. 50). S’inscrivant au cœur de polémiques encore aujourd’hui présentes dans les hémicycles et les milieux révolutionnaires, Nelly Roussel prend parti et affirme : « L’égalité du père et de la mère ? Ah ! messieurs, si tel est votre idéal, réclamez donc pour vous le droit à la grossesse, à l’accouchement, à l’allaitement » (p. 50). Écrites en 1921, ces paroles témoignent du ton « combatif » (p. 22) de l’autrice, qui n’hésitait pas à interpeller directement les hommes et à les confronter aux inepties de leurs propos. L’aspect oralisé de cette phrase montre en outre que les écrits théoriques de Nelly Roussel héritent de son penchant pour le théâtre.
Pourquoi le féminisme ?
8Selon Nelly Roussel, « la plus ancienne, la plus profonde » (p. 33) des fautes revient aux hommes, qui « ont cru, en nous diminuant, se grandir ; et s’ennoblir en nous avilissant » (p. 33). Or, tel n’est pas le cas, explique la féministe. « Ils ont avili la Famille, cellule de la Société. Ils ont affaibli la Conscience Humaine » (p. 33), écrit-elle en prenant soin, par la typographie, de donner à la « Conscience Humaine » le même caractère quasi-sacré que celui que le discours dominant attribuait à la « Famille » et à la « Société ». Pour prouver la teneur de ses propos, Nelly Roussel pose une suite de questions rhétoriques. « Pourquoi la débauche ? » (p. 34), demande-t-elle d’abord. À cela, elle répond que l’irrespect des hommes envers les femmes joue sans aucun doute un rôle de taille. « Pourquoi les taudis ? » (p. 34), continue la révolutionnaire. Parce que la femme, explique-t-elle, n’est jamais interrogée sur « ce qu’il convient de faire pour rendre agréable et sain le logis qui abrite son existence et sa famille » (p. 34). Ainsi se plie-t-elle à ce qui lui est imposé pendant que « le père, plus libre, s’en évade bien vite, et se réfugie au cabaret » (p. 35). En soulignant l’inégalité qui règne au sein de la sphère familiale, Nelly Roussel nous permet de rappeler que la famille peut être perçue comme un microcosme de la société. On comprend ainsi pourquoi l’autrice déplace par la suite ses questions du côté du domaine public : « Pourquoi le gâchis des affaires publiques ? » (p. 35). À l’époque exclusivement aux mains des hommes, les « affaires publiques » souffriraient de l’absence de l’autre moitié du genre humain : « la femme n’y a jamais apporté l’élément d’ordre, d’économie, de prévoyance, qu’elle représente presque toujours » (p. 35). Cette phrase, qui retient l’attention de Justine Rabat et Manuel Esposito, montre que des préjugés ont été « introjectés et acceptés » (p. 97) par la militante, puisqu’elle ne remet nullement en question ce que la femme « représente presque toujours ». Les pensées de Nelly Roussel témoignent ainsi du poids de l’idéologie dominante, qui continue à persister par bribes dans l’esprit de l’une des penseuses les plus progressistes qu’il fut. Il se perçoit en outre une dimension dualiste, dans la mesure où les réflexions de Nelly Roussel mettent en évidence une polarité entre les sexes. Éloignant toujours un peu plus les femmes des hommes, elle estime que si les premières venaient à s’insinuer dans la gestion de la société, « l’exploitation de l’homme par d’autres hommes » (p. 35) et « le mépris de la vie humaine » (p. 35) ne manqueraient pas d’être révisés. Selon Nelly Roussel, les femmes seraient davantage aptes à comprendre le prix de la vie, à savoir « combien elle coûte à créer » (p. 35). Par conséquent, elles devraient, toutes, s’affirmer pacifistes et antimilitaristes, n’ayant aucun intérêt à risquer leur vie pour donner naissance à des hommes condamnés à mourir à la guerre. Si ces explications rappellent les liens qui existaient alors entre les pacifistes et certaines féministes17, l’autrice ne tombe cependant pas dans l’idéalisme et signale que des femmes ont été détournées de ce qui devrait leur être naturel : « L’habitude de l’obéissance a endormi chez trop d’entre elles le sentiment de la dignité et de l’esprit d’initiative » (p. 37). Endoctrinée par la logique du pouvoir, la « mère patriote et militariste » apparaît aux yeux de Nelly Roussel comme un « monstre » (p. 37). L’autrice utilise ici un terme fortement connoté. En 1896, la journaliste féministe et anarchiste Séverine (1855-1929) usait déjà de cette expression et affirmait que les anarchistes sont « des monstres ; c’est convenu, c’est entendu18 ». En 1910, c’est au tour de Colette (1873-1954) de se servir du terme et d’écrire : « Voici que j’ai passé trente-trois ans, sans avoir envisagé la possibilité d’être mère ! Suis-je un monstre19 ?… ». Si Séverine reprend ironiquement la parole dominante, les mots de Colette interrogent l’intériorisation de cette parole. Nelly Roussel semble quant à elle avoir pris du recul sur ce discours. L’utilisant de façon subversive, elle se fait plus agressive que ses consœurs de lettres et retourne le substantif « monstre » contre celles qu’elle estime transformées par « le règne de l’homme ». Il s’agit donc de mettre fin à ce système pour rendre les femmes à elles-mêmes, pour leur redonner leur liberté : « Ce n’est que dans la liberté que la Femme sentira s’épanouir toute sa féminité, toute son humanité, et qu’elle prendra conscience de sa mission sublime, qui est de sauvegarder et d’embellir la Vie » (p. 37). Bien que paru quatorze ans après la critique de la femme par l’autrice, ces mots révèlent pourtant un profond essentialisme, puisque Nelly Roussel parle de « la Femme », accentuant l’article défini par la majuscule. Par ailleurs, comme le remarquent les préfacier et préfacière, nous pouvons ici relever une tension : alors que l’épanouissement semble nécessaire, Nelly Roussel ne parvient pas à penser que la liberté des femmes puisse exister « pour elle-même, il faut encore qu’elle lui assigne un but » (p. 98). Justine Rabat et Manuel Esposito, qui rappellent que le texte a été écrit deux ans seulement après la guerre, tentent de nuancer ces propos et expliquent que l’horreur des combats a pu pousser la féministe à inciter les femmes à « développer un rapport au monde qui soit le contraire de celui développé par les hommes jusque-là » (p. 98). Malgré tout, on ne peut complètement nier une part de normalisation, peut-être inconsciente, des injonctions patriarcales.
De l’intérêt du féminisme dans les milieux révolutionnaires
9Inscrite dans les milieux révolutionnaires de son temps, Nelly Roussel avait conscience de l’enjeu que représentaient les femmes et le féminisme. Aussi, si l’autrice ne nie pas l’envie qu’elle a de partager des combats avec des hommes, elle insiste sur « la nature de l’aide » (p. 39) que doivent apporter les femmes. Selon Nelly Roussel, ces dernières ne peuvent être de simples auxiliaires, mais doivent pleinement participer à la lutte. Le fait est d’autant plus important qu’elles ont davantage à réclamer que les prolétaires, puisqu’à « l’ordre capitaliste et bourgeois, s’ajoutent des injustices, des vexations, des préjugés, […] qui, hélas ! ne disparaîtront pas forcément avec cet ordre bourgeois et capitaliste, parce qu’ils viennent moins de lui que de la mentalité des hommes, de toutes les classes et de tous les partis » (p. 41). Deux choses sont ici à relever. D’une part, l’analyse de l’autrice, qui se rapproche de celle des « féministes soviétiques » (p. 18) et sera poursuivie par les féministes marxistes, met en évidence le double système d’exploitation que subissent les femmes : au capitalisme, s’ajoute le patriarcat. Si ces deux structures fonctionnent bien souvent de pair, la chute de la première n’entraînera pas nécessairement la disparition de la seconde, pas plus qu’elle n’abolira la misogynie, soit la haine de la femme, et le sexisme, entendu comme un système visant à disqualifier les femmes20. Celles-ci, et plus encore lorsqu’elles appartiennent à la classe prolétarienne, ont donc deux luttes à mener si elles souhaitent s’émanciper. D’autre part, les mots de Nelly Roussel montrent qu’elle n’hésitait pas « à remettre en question les mouvements révolutionnaires » (p. 22) et leur organisation. On peut à ce propos s’arrêter sur la conférence qu’elle a donnée à Bruxelles en 1908. Nelly Roussel s’adressait aux membres de la Libre Pensée, et le nombre relativement important de points d’exclamation, qu’elle va jusqu’à tripler (p. 62), témoigne du ton énergique et entreprenant de la conférencière. Cette dernière décide de prendre la parole en tant que « féministe » et « au nom de toutes les femmes, [s]es sœurs » (p. 53). Ce faisant, elle s’inscrit dans une communauté et donne au groupe social « femmes » une voix d’ordre public. L’acte de la militante est d’autant plus puissant qu’elle occupe ici une place longtemps « monopolisée par les hommes » (p. 24). Oratrice, c’est elle que la foule écoute. Et les préfacier et préfacière d’écrire : « En prenant la parole, elle prend le pouvoir » (p. 25). Profitant de sa place, la féministe explique alors que les libres-penseurs, qui souhaitent détourner les femmes de l’Église au profit de leurs propres théories, manquent de stratégie. Dans son développement, l’oratrice prend le temps de souligner que la religion est l’un des facteurs majeurs de la soumission des femmes, la femme originelle étant présentée comme « l’auteur de tous les maux humains et l’instrument de damnation de l’homme » (p. 61). Ces mots nous permettent de rappeler que si la majorité des féministes de l’époque s’accorde pour suivre une démarche laïque21, un petit groupe de chrétiennes, représenté par Marie Maugeret (1844-1928), fait cependant exception et entend faire valoir son « identité catholique22 ». Au cours du xixe siècle, on assiste par ailleurs à des tentatives de relectures féministes de la Bible. Avant la parution, en 1895, de la Woman’s Bible, un commentaire féministe du texte sacré rédigé par Elizabeth Cady Stanton23 (1815-1902), on peut relever la rédaction par Sarah Grimké (1792-1873) de Letters on the Equality of the Sexes (1837), « le premier plaidoyer théologique solidement argumenté en faveur de l’égalité des sexes24 ». Absolument opposée aux dogmes chrétiens, « odieusement outrageant pour la femme25 », Nelly Roussel propose quant à elle de relire la Genèse et de faire d’Ève « la personnification symbolique de la révolte consciente et de la Libre Pensée » (p. 66). Défendant fermement son idée, elle écrira La Faute d’Ève (1913), une courte pièce dans laquelle la pécheresse originelle se fait sauveuse de l’humanité et guide Adam vers sa libération. Loin d’être en accord avec les idées divulguées par l’Église, l’autrice se demande ainsi en 1908 « pourquoi tant de femmes, malgré tout, aiment-elles encore leur religion ? » (p. 72), une question qu’elle posera dans une autre de ses pièces de théâtre intitulée Pourquoi elles vont à l’église (1910). Dans sa conférence, elle explique que si la religion attire les femmes, c’est « parce qu’elles ne la connaissent pas, ou, du moins, qu’elles la connaissent mal » (p. 72). Elle ajoute qu’au vu de l’état de la société, la religion peut se présenter pour la femme comme l’unique échappatoire, la seule solution pour trouver « des consolations » (p. 75) à sa vie d’« Éternelle sacrifiée » (p. 79). Pour que les libres-penseurs voient les femmes prendre part à leur lutte, il est alors impératif qu’ils leur offrent « des raisons sérieuses de [les] préférer » (p. 86), et il faut par ailleurs passer par un apprentissage « des réalités scientifiques » (p. 78). Moyen de rendre les femmes conscientes, cet enseignement leur offrira les mêmes connaissances que les hommes. Ces derniers, surtout lorsqu’ils se disent libres-penseurs, se doivent quant à eux de mettre à exécution, dans leur foyer même, « toutes [l]es belles théories » (p. 82) qu’ils prêchent dans les réunions, et cela en évacuant de leur pensée « le préjugé de la suprématie du mâle » (p. 84). C’est seulement ainsi que la révolution pourra commencer.
10À travers cette conférence, on comprend que Nelly Roussel souhaitait allier les différents courants révolutionnaires. Pour elle, s’il ne saurait y avoir « de féminisme sans libre-pensée, c’est-à-dire sans l’effondrement de toutes les doctrines religieuses » (p. 79), il ne peut pas davantage exister « de libre-pensée sans féminisme, c’est-à-dire sans le relèvement, économique, intellectuel, social » (p. 79) des femmes. Poursuivant cette réflexion, qui anticipe les discours intersectionnels, elle écrit en 1921 : « N’être que féministe, sans lier le féminisme à quelque grand idéal de transformation sociale et de régénération humaine, est évidemment une erreur, préjudiciable au féminisme lui-même, qu’elle gêne et qu’elle rétrécit » (p. 45). L’ensemble de ces paroles permet de mesurer l’amertume que pouvait éprouver Nelly Roussel en voyant « des femmes révolutionnaires renier le féminisme » (p. 48). Possible clin d’œil à Louise Michel (1830-1905), qui a toujours refusé d’être qualifiée de féministe, l’autrice fait aussi probablement référence à beaucoup de ses camarades anarchistes, avec qui elle partageait des idéaux mais avec qui, également, elle avait des désaccords. Sans nécessairement suivre les pensées misogynes de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), qui pensait que la femme ne pouvait être que « courtisane ou ménagère26 », les anarchistes avaient parfois tendance à réduire le féminisme à la question du suffrage. Or, leur idéal de destruction totale du système en vigueur ne coïncide pas avec les revendications des suffragettes. Aussi pouvaient-ils facilement mépriser le féminisme et le confiner parmi les lubies bourgeoises. En 1904, le journaliste anarchiste Henry Duchmann lançait l’une des plus grandes polémiques journalistiques faisant acte de ces tensions27. Attaquant Nelly Roussel, il affirme dans l’un de ses articles que le féminisme n’est que « du romantisme vieillot, du sentimentalisme d’autrefois, de la pacotille pour une âme sensible. Mme Nelly Roussel […] n’a-t-elle pas trouvé dernièrement qu’il manquait à l’homme l’éducation du cœur28 ! » Certainement marquée par ces altercations, l’autrice s’est efforcée, tout au long de sa vie, de montrer la nécessité du féminisme, affirmant sans relâche que le « féminisme n’est qu’une partie de la question sociale, mais une partie essentielle » (p. 45).
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11Ouvrage fondamental pour comprendre la pensée de Nelly Roussel, Qu’est-ce que le féminisme ? entre en résonance avec le théâtre de l’autrice et montre que la militante utilisait les mots comme une arme, un moyen de briser le silence imposé aux femmes. Offrant à ces dernières une voix à travers la sienne, l’autrice invite à considérer « la force de la parole comme force émancipatrice et révolutionnaire » (p. 26). Par ailleurs, le recueil qu’ont construit Justine Rabat et Manuel Esposito donne une vision globale du combat de Nelly Roussel. Cette lutte manifeste parfaitement l’envie qu’elle avait de voir naître ce qu’elle nomme des « révolutions morales » (p. 51). Devançant les mots de Kwame Anthony Appiah29, la militante avait conscience que les seules révolutions politiques et économiques ne suffiraient pas à abolir le système en vigueur. C’est une transformation des mœurs, des sensibilités et des sentiments qu’il convient d’opérer. Progressistes, les idées de Nelly Roussel méritent d’être lues, comprises et connues. L’ouvrage publié aux éditions de La Variation contribue à cette reconnaissance, à briser les « silences de l’Histoire30 ». Toutefois, il existe encore beaucoup d’autres écrits de Nelly Roussel à faire découvrir. On ne peut alors qu’espérer que paraisse un jour une œuvre complète des textes de cette éternelle militante, dont certains mots résonnent encore aujourd’hui quand d’autres témoignent de l’évolution du combat féministe et de celle de la société.

