Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Décembre 2025 (volume 26, numéro 11)
titre article
Emeline Aristote

La Tour d’amour, ou la tentation du male gaze

Rachilde, La Tour d’amour, Paris : Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2024, 192 p., EAN 9782070747498.

1 En 1899, Rachilde (née Marguerite Eymery), écrivaine décadente qui s’était fait remarquer en 1884 avec Monsieur Vénus, publie La Tour d’amour. Dans ce récit maritime aux allures de roman noir, Jean Maleux est employé au phare d’Ar-men aux côtés du vieux gardien Mathurin Barnabas. Le temps passe, la mer noie des navires et, peu à peu, le comportement de Barnabas se fait inquiétant. Un soir, Jean découvre que Barnabas souille les corps des noyées que la mer lui amène. Puis, dans un dernier aveu avant d’expirer, le gardien confesse à Jean qu’est enfermée dans une pièce du phare la tête de feu sa femme : Jean se débarrasse en même temps de cette tête et du corps de Barnabas et prend sa place de gardien en chef du phare d’Ar-men, prêt à sombrer à son tour dans la folie.

2Dès sa prémisse, La Tour d’amour semble avoir été écrit pour un lectorat masculin amateur de contes noirs et de femmes fatales ; et Rachilde elle-même d’expliquer : « Je ne me rappelle pas avoir jamais écrit pour les jeunes filles1. » Pétri d’influences masculines, La Tour d’amour est aussi un exemple du goût de la Décadence pour l’intertextualité. Camille Islert rappelle ainsi que la notion d’influence au xixe siècle est une notion genrée, les auteurs seuls ayant le pouvoir d’influencer et les autrices ne pouvant être qu’involontairement influencées2.

3Malgré cet attachement de La Tour d’amour aux codes d’une littérature masculine, sa récente publication chez Gallimard s’inscrit dans toute une relecture genrée de l’œuvre de Rachilde, autrice perçue comme résolument féministe dans ses thèmes. Dans le cadre de cette relecture, La Tour d’amour est présenté comme un roman où les stéréotypes misogynes sont subvertis, alors même que les lecteurs du xixe siècle n’y voyaient qu’une histoire d’amour impossible entre l’homme-phare et la femme-mer. Comment allier, alors, « poétique de l’influence3 » et subversion féministe ? Il semblerait, en réalité, que le mouvement à chercher chez Rachilde ne soit pas celui du renversement mais de l’amplification : le male gaze est ingéré plutôt que rejeté.

« Les agresseurs de la mer » : Hypertrophie du regard masculin

4 Victor Hugo, que Rachilde surnommait « [s]on dieu4 », ouvre le sixième livre des Travailleurs de la mer (1866) par une description des rochers Douvres, « lieu funeste5 » situé au sud de Guernesey :

Un des plus étranges rochers du groupe Douvres s’appelle l’Homme. Celui-là subsiste encore aujourd’hui. Au siècle dernier, des pêcheurs, fourvoyés sur ces brisants, trouvèrent au haut de ce rocher un cadavre. À côté de ce cadavre, il y avait quantité de coquillages vidés. Un homme avait naufragé à ce roc, s’y était réfugié, y avait vécu quelque temps de coquillages et y était mort6.

5Dans La Tour d’amour, Rachilde semble répondre à cet épisode par une scène dans laquelle le narrateur, Jean Maleux, observe le rivage au lendemain d’un naufrage. Il aperçoit alors quelque chose au loin :

Quelque chose de blanc tachait le dos noirâtre de l’écueil.
Ce dos s’allongeait l’espace de plusieurs mètres, assez semblable à la quille d’un bateau retourné sens dessus dessous par l’ouragan, luisant, glissant, une vraie peau de phoque.
Pas une touffe d’algues, pas un pouce d’herbe, pas même de sable dans un creux. Le rocher simplement lisse que polissait l’eau depuis toute éternité.
En travers, un corps livide.
… Oui, un cadavre roulé là, jambes d’un côté, bras de l’autre, et le flot soulevait autour de sa tête une espèce de draperie brune.
Ce corps était absolument nu.
Je ne sais pas pourquoi j’eus tout de suite la fièvre parce qu’il était nu.
Il paraissait si blanc, si pur, si allongé en forme de fuseau et si joli.
— C’est une femme ! criai-je (p. 91).

6De la première blancheur aperçue à la révélation finale, rien ne se passe : le narrateur regarde et décrit ce qu’il regarde. L’objet féminin est au centre d’un moment de contemplation, d’observation, pendant lequel l’intrigue n’existe plus : tout, du regard du narrateur à celui du lecteur, est tourné vers le corps nu étendu sur un rocher. Cet arrêt dans la narration participe du male gaze tel qu’il a été théorisé par Laura Mulvey en 1975 : la « présence visuelle [de la femme] tend à aller contre le développement de l’intrigue, à figer le déroulement de l’action dans des moments de contemplation érotique7 ». Appliqué à la littérature, le « regard masculin », pensé dans la forme cinématographique par Laura Mulvey, permet, selon Anne-Claire Marpeau, « de comprendre comment la narration d’un texte produit des effets conjointement esthétiques et idéologiques et construit une représentation de “la femme” comme l’Autre sexualisée8 ». Si l’identification du corps féminin est délayée chez Rachilde (alors qu’elle est faite d’emblée dans le male gaze), permettant d’entretenir une ambiguïté typique de sa poétique9, c’est bien vers la reconnaissance genrée du cadavre et sa construction comme « Autre sexualisée » que culmine le passage : la nudité, la « fièvre » du narrateur et la beauté du corps (« pur » et « joli ») sont déjà indicielles de la révélation à venir. Alors que le texte d’Hugo était centré sur un corps masculin, donc dénué d’images érotiques, celui de Rachilde adopte le point de vue d’un narrateur masculin actif sur un corps féminin mort, donc passif. Curieusement, l’autrice aujourd’hui prisée par les gender studies s’inspire d’un texte masculin pour y ajouter un male gaze auparavant inexistant. Cet ajout donne à voir la différence essentielle entre le romantisme hugolien et la Décadence, cette dernière s’inscrivant dans le contexte de la « guerre des sexes » 1900. Le regard masculin du narrateur permet ainsi à Rachilde de déplacer le sujet du récit hugolien vers un discours sur la sexualité fin-de-siècle.

7Par ailleurs, comme l’a souligné Morgane Leray10, des similitudes existent entre La Tour d’amour et le roman En rade de Huysmans, publié en 1887. Dans les deux textes, la mer, érotisée, prend la forme d’un corps féminin lubrique :

…ils débouchèrent près du Cap Arechusia, non loin du Mont de Pline, dans la Mer de la Tranquillité dont les contours simulent la blanche image d’un ventre sigillé d’un nombril par le Jansen, sexué comme une fille par le grand V d’un golfe, fourché de deux jambes écartées de pied-bot par les mers de la Fécondité et du Nectar. […]
Il réfléchissait, se demandant à la suite de quels cataclysmes ces ouragans s’étaient congelés, ces cratères s’étaient éteints ? à la suite de quelle formidable compression d’ovaires avait été enrayé le mal sacré, l’épilepsie de ce monde, l’hystérie de cette planète, crachant du feu, soufflant des trombes, se cabrant, bouleversée sur son lit de laves11 ?

La mer délirante bavait, crachait, se roulait devant le phare, en se montrant toute nue jusqu’aux entrailles.
La gueuse s’enflait d’abord comme un ventre, puis se creusait, s’aplatissait, s’ouvrait, écartant ses cuisses vertes ; et, à la lueur de la lanterne, on apercevait des choses qui donnaient l’envie de détourner les yeux. Mais elle recommençait, s’échevelant, toute en convulsion d’amour ou de folie. Elle savait bien que ceux qui la regardaient lui appartenaient (p. 138).

8L’insistance sur le ventre et les cuisses participe à la fois d’un discours érotique et charnel : la mer devient une femme désirée et désirante, qui appelle le désir masculin (elle a « deux jambes écartées » chez Huysmans, elle « écart[e] ses cuisses vertes » chez Rachilde), voire qui exhibe tous les signes du plaisir sans nécessiter d’intervention masculine. Le plaisir solitaire de la mer est ce qui mène Huysmans à nommer « l’hystérie » et Rachilde la « convulsion » : la mer est une femme qui exhibe son plaisir charnel, elle est l’archétype même de la prostituée — c’est ce qui fera s’exclamer Jean Maleux venant tout juste de poignarder une prostituée : « Ben, quoi ? J’ai tué la mer ! » (p. 153) Dans En rade et La Tour d’amour, la mer prend la forme de la femme-image exhibitionniste décrite par Laura Mulvey :

Dans leur rôle traditionnel d’exhibitionnistes, les femmes sont en même temps regardées et données à voir, leur apparence étant codée visuellement et érotiquement pour que l’on puisse dire d’elles qu’elles sont faites pour être regardées12.

9Comme ses prédécesseurs et contemporains décadents, Rachilde épouse donc une mise en scène masculine du corps féminin, qui devient monstrueux en même temps qu’il devient désirant. L’aspect paroxystique de cette description renforce le pessimisme du discours fin-de-siècle à l’égard de la femme fatale, alors personnage-type de la littérature masculine13. Qui plus est, Marie-Gersande Raoult rappelle le lien présent entre l’objectivation des femmes et la nécrophilie dépeinte dans La Tour d’amour :

Le Dr Krafft Ebing, contemporain de la période décadente, dans sa démarche taxinomique des perversions sexuelles, explique que c’est l’absence de vie elle-même qui constitue l’attrait principal pour l’auteur de l’acte pervers : « Le cadavre, qui seul réunit la forme humaine à une absence totale de volonté, [satisfait] pour cette raison un besoin morbide de se voir soumis, sans restriction et sans possibilité de résistance, l’objet du désir14. » […] La menace du féminin est ainsi annihilée, la charogne féminine se faisant objet d’horreur et de jubilation crée [sic] par le discours masculin.
C’est bien cet aspect-là qui est particulièrement original dans La Tour d’amour : la posture du narrateur en tant qu’entité masculine. Le « je » masculin qui porte le discours est seul détenteur des points de vue formulés15.

10L’on peut alors s’interroger sur le succès d’un tel roman, au xixe siècle mais aussi aujourd’hui : à quel point le pseudonyme masculin de Rachilde couplé à l’adoption d’un point de vue masculin a-t-il contribué à favoriser l’accueil de ce texte ? Lorsque Léon Boquet déclare, après la mort de Rachilde, que, de son œuvre, il ne reste : « Rien […]. Cela est mort à l’exception de La Tour d’Amour et du Meneur de Louves16 », comment expliquer cette sélection de deux œuvres « masculines17 » aux dépens de textes comme Monsieur Vénus (1884), La Marquise de Sade (1887), Madame Adonis (1888) ou encore L’Animale (1893) qui traitent tous, d’une manière ou d’une autre, de désir féminin, jusqu’à en faire, comme dans ce dernier, la condition centrale d’un nouvel idéal féminin ?

« À l’assaut de cette sombre tour de la mer18 » : Renverser le male gaze

11Malgré la similitude des textes de Huysmans et Rachilde, un élément diffère : l’accent que Rachilde place sur le regard. Dans l’extrait cité plus haut, la description de la mer est interrompue par deux affirmations : « on apercevait des choses qui donnaient l’envie de détourner les yeux » et « Elle savait bien que ceux qui la regardaient lui appartenaient » (p. 138). Contrairement au male gaze traditionnel, qui donne à voir le corps féminin réifié sans souligner la présence d’un regard intermédiaire entre lecteur et image (c’est le cas chez Huysmans), le regard masculin chez Rachilde est lui-même donné à voir. Ainsi, comme l’écrit Robert Ziegler, « le cadavre devient un miroir reflétant la perversité du sujet regardant19 » : la mise en scène du corps féminin par un regard masculin cache en réalité la mise en scène du regard masculin lui-même. C’est ce renversement qui permet à Marie-Gersande Raoult d’écrire qu’« au-delà du procès intenté vis-à-vis des femmes, c’est certainement bien davantage celui de la posture des hommes vis-à-vis d’elle [sic] qui est pointé du doigt20 ». Or, Rachilde laisse entendre, dès le deuxième chapitre de La Tour d’amour, que le monde du phare d’Ar-men est un monde renversé : « Sur mer, la nuit ne vient jamais d’en haut, elle monte des vagues, et on dirait que l’eau devient les nuages, un ciel renversé » (p. 34), manière d’annoncer au lecteur, déjà, que la réalité montrée en cache une autre.

12Cependant, force est de constater que la réception du roman au tournant du siècle a rarement pris en compte ce renversement. La Tour d’amour est décrit comme une histoire « d’amour mystique21 » contenant « d’admirables tableaux de la mer sauvage22 » :

Des souvenirs assaillent les hôtes de la tour et ainsi, loin de la femme, ces êtres prennent de l’amour une conception mystérieuse et âpre. La mer symbolise le sexe, et le héros, Jean Maleux, halluciné, en arrive à assassiner une pauvre vieille putain, pensant avoir tué la mer23.

13La réception contemporaine du roman se concentre essentiellement sur les descriptions du paysage marin et l’aspect charnel donné à la mer. Cette lecture, qui ignore la mise en scène provocatrice du regard masculin sur la femme, accentue l’aspect masculin de l’écriture rachildienne. Car si sa virilité a souvent été louée, elle semble l’être d’autant plus lorsque Rachilde adopte un point de vue typique de l’écriture masculine : ainsi Remy de Gourmont loue ses « phases de virilité24 » dans des nouvelles mettant en scène des violences envers la femme ; quant à Dorsennus, il écrit à propos de La Tour d’amour :

D’un bout à l’autre, ce roman apparaît comme un merveilleux poème ; exaltation lyrique, morceaux descriptifs et par moments doucement attendris et élégiaques. En cela Rachilde se montre bien romancier féminin. Le plus souvent les romans de femmes sont traités plutôt à la manière de poèmes que d’œuvres d’observation. Mais telles pages de la Tour d’Amour sont la marque d’un véritable talent viril. Je n’en veux pour preuve que le passage des noyés devant le phare. Il y a là une puissance d’évocation macabre et un réalisme suggestif extraordinaires25.

14Pour Robert Scheffer enfin, « il n’est plus effrayant cauchemar que cette Tour d’amour dont le sujet est le même que le Phare de M. Paul Reboux, et qui lui fut antérieur26 ». Le Phare de Reboux, roman publié en 1907, contient en effet des scènes qui semblent répéter les épisodes centraux de La Tour d’amour. En plus de donner à voir une description érotique de la mer27, le roman raconte le malaise grandissant d’un nouveau gardien de phare et contient une scène de nécrophilie, dans laquelle un gardien ivre se rend dans la chambre d’une jeune fille sauvée d’un naufrage le matin même :

L’aspect du lit, des draps blancs qui dessinaient la forme d’une femme, l’affola. Il se crut devant une des alcôves de la rue de Suffren, et, tirant les couvertures, il découvrit un corps déjà rigide.
Cette chair blanche acheva de l’égarer. De ses mains sales il la pétrit bestialement. Pèle-mêle, il bredouillait des mots obscènes, des jurons, et des mots tendres. La froideur d’un épiderme lisse était agréable à son enfièvrement28.

15Comme dans La Tour d’amour, cet acte indigne le gardien qui en est témoin. Mais alors que dans Le Phare le second gardien dit au premier : « Faut pas, voyons, quoi29… », Jean Maleux se contente de répondre à la confession de Barnabas : « Cochon ! » (p. 93), ne condamnant jamais ouvertement ses actions. De même, le gardien sacrilège de Reboux regrette immédiatement son acte, duquel il ne prend conscience que le lendemain matin ; Mathurin Barnabas, lui, ne cesse de le justifier : « C’en est une qui me fera jamais cocu. […] Je m’avais marié dans le temps jadis, maintenant, personne, mon gars, ne peut plus me tromper. Elles sont meilleures filles que les autres et elles parlent pas… c’est tout miel » (p. 119). Il semblerait donc que Reboux ait veillé à diluer l’immoralisme et la perversité de cette histoire, afin de faire du texte excessif et horrifique de Rachilde un récit documentaire sur la vie dans un phare, édulcorant La Tour d’amour de son aspect subversif. Si Le Phare donne à voir la violence masculine dans toute sa banalité, La Tour d’amour prend la forme d’une fable sur les excès du désir — et donc du regard — masculins.

16C’est cette originalité rachildienne qui permet d’encourager, dans l’édition de 2024, une interprétation féministe du texte : car si La Tour d’amour semble conforme à l’horizon d’attente de la littérature masculine fin-de-siècle, sa réception est rendue problématique par la signature de Rachilde, bien connue des cercles littéraires décadents. Entre le roman masculin et la signature féminine, un jeu s’opère qui permet à Camille Islert d’écrire dans sa préface que

les archétypes figés par l’imaginaire misogyne de l’époque prennent place, mais peuvent aussi, c’est tout l’amusement de l’œil de l’autrice, s’inverser à loisir, lorsqu’on dirait que « l’eau devient les nuages ». Ce décor, c’est le grand bal des clichés féminins qui s’accouplent et s’échangent face à l’imagination masculine (p. 10).

17Précaution nécessaire, peut-être, pour souligner la cohérence de La Tour d’amour avec les autres œuvres publiées chez « L’Imaginaire », La Marquise de Sade (1996) et Monsieur Vénus (2022). Néanmoins, cette lecture genrée efface aussi la réception immédiate du roman et la quasi-invisibilité de son caractère subversif30 dans le paysage misogyne de la fin du xixe siècle, là où ses autres ouvrages thématisent avec violence l’avènement d’une nouvelle liberté féminine. Dans L’Animale (1893), l’amant de Laure, femme qui ne cesse de repousser les limites de sa liberté sexuelle (jusqu’à s’enticher de son chat), lui dira avec emphase : « La vraie femme, selon la nature, c’est toi, sans les préjugés, sans les détours de nos sociétés modernes, sans la stupide crainte de paraître autre chose que la belle créature que tu es31 ! » Rousseauiste bien plus que féministe, Rachilde accuse la culture d’emprisonner les femmes, de la même manière qu’elle accuse Jean Maleux et Mathurin Barnabas de vouloir posséder la mer : la description érotique de cette dernière, dès lors, dans le contexte de l’œuvre littéraire de Rachilde, ne serait-elle pas à prendre au pied de la lettre ? L’association du corps féminin à la sauvagerie de la mer paraît être une manière de promouvoir le retour de la femme à sa nature charnelle et sexuelle. Plus qu’elle ne critique le regard masculin en l’exacerbant, Rachilde en récupère les clichés et les transforme en images revendicatrices. Ce que nous dit alors l’excipit de La Tour d’amour, c’est la capitulation de l’homme face à la puissance de la mer : « Et je suis fou, car je n’espère plus rien… pas même la belle noyée de la marée montante !... » (p. 167). Jean Maleux, face à la consécration de la femme naturelle, retourne à la culture : il écrit par peur « d’oublier l’alphabet » (ibid.) et de devenir, comme Barnabas, le jouet de la femme-mer.

De la littérature mineure à l’« écriture cannibalique »

18Par l’inclusion de son œuvre dans la série « Minores XIX-XX » en 202332, Rachilde entre dans la catégorie polysémique des auteurs « mineurs », c’est-à-dire écrivant et/ ou publiant en marge de la littérature canonique. Cristallisée en 1975 par Deleuze et Guattari, la notion de minorité littéraire gagne un sens particulier : « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure33 ». C’est l’appropriation d’une langue majeure qui conduit au ressassement de thèmes et de textes existants : c’est ce qui fait, selon Alain Vaillant, de « l’écrivain mineur — c’est-à-dire considéré comme tel — celui dont l’œuvre, d’emblée soumise à ses modèles, apparaît comme la duplication du déjà lu et du déjà connu34 ». Si Rachilde est bien une minores au sens deleuzien, c’est justement parce qu’elle écrit dans une langue masculine majeure, celle d’Hugo, de Huysmans, ou encore de Baudelaire – elle sera ainsi surnommée « Mademoiselle Baudelaire » par Maurice Barrès. Mais le lien établi par l’histoire littéraire entre les femmes et la « minorité » est, comme le rappelle Camille Islert, problématique en soi :

Si l’horizon d’attente de l’influence dans les écrits d’hommes est l’égalité et le dialogue, il n’en va pas de même face à une production que l’on est encore peu prompt à reconnaître autrement qu’en la cantonnant à un statut secondaire au double sens du terme : de moindre importance, mais aussi qui redouble la littérature principale. Du côté des œuvres de femmes, ainsi, le sens de l’influence s’appauvrit pour désigner un rapport d’infériorité et de passivité vis-à-vis d'une œuvre source35.

19Plus qu’un signe de minorité, les jeux intertextuels de Rachilde doivent en réalité être compris comme s’inscrivant pleinement dans la poétique décadente, telle que Jean de Palacio la définit :

Par une sorte de cercle vicieux ou de parasitisme littéraire, par goût de ne se nourrir que de sa propre substance, la Décadence tend à travailler éternellement sur la même écriture. Il serait tout à fait inadéquat de parler de « plagiat », terme anachronique, scandaleusement inapproprié par la notion juridique qu’il recouvre. Il s’agirait plutôt d’une écriture cannibalique, impliquant un ressassement, une prolifération et une ingestion qui disent assez leur nature pathologique. Non seulement un livre se trouve contenu dans un autre, mais une écriture étrangère y fait surface, affleure, s’insère dans une autre écriture, littéralement démarquée, transplantée au vu et au su du lecteur, avec un royal dédain des guillemets et de la référence36 !

20Au lieu de subvertir la misogynie des textes masculins, Rachilde semble construire son œuvre à partir de celle-ci. Elle utilise ainsi tous les ressorts du male gaze pour en arriver à la même conclusion que dans L’Animale : la « nouvelle femme » sera naturelle ou ne sera pas. L’on sait qu’à partir de son mariage avec Alfred Valette en 1889, Rachilde abandonne ses vêtements masculins : peut-être cet abandon dit-il plus qu’un simple respect de l’étiquette et permet-il d’illustrer un tournant dans l’œuvre rachildienne qui, au lieu de condamner la femme soumise à ses désirs, construit un nouvel idéal féminin libéré de la morale et de l’esthétique masculines. Alors que Mary Barbe (La Marquise de Sade, 1887) se noie dans la mare des perversités décadentes, ne parvenant jamais à satisfaire son désir de tuer, Laure (L’Animale, 1893) s’éteint dans une apothéose d’amour et de mort qui l’élève presque au rang de martyre. La femme-mer de La Tour d’amour, qui vient quelques années plus tard, fait de cette libération une réalité : la femme, libérée même de son corps, n’existe plus qu’en tant qu’allégorie d’elle-même, fondue dans le paysage qui encercle le dernier temple de la culture masculine — le phare. Rachilde renverse le discours masculin dix-neuvièmiste qui abaissait la femme à la Nature et fait de la femme naturelle l’arme par excellence contre la culture masculine — culture linguistique, esthétique, morale et politique.

21Une scène, en particulier, figure dans La Tour d’amour la dimension « cannibalique » de l’écriture rachildienne :

La lune inondait les vagues d’une clarté pure et froide.
Le phare, lançant des rayons roses autour de lui, s’efforçait d’attraper la lune dans ses bras vigoureux.
C’était un curieux combat entre Elle, la grande vierge, et Lui, le monstre issu des ténèbres.
Elle avançait, la face pâle, très calme, refoulant le brouillard d’or qui essayait de la rejoindre pour lui faire perdre sa raison d’éclairer.
Peu à peu, elle le mangeait, en formait sa propre lumière. (p. 131)

22Cette scène, qui se lit comme scène allégorique de la « guerre des sexes » fin-de-siècle, s’inscrit aussi dans toute une mythologie rachildienne : la lune, chez Rachilde, est à la fois le symbole du féminin37 et de l’écriture38, elle est celle qui permet la transformation de Marguerite Eymery en Rachilde, de la jeune fille en loup-garou39. Raconter la lune « mange[ant] » le phare et « en form[ant] sa propre lumière », c’est dire, non pas le rejet, mais l’ingestion du discours masculin par Rachilde en vue de le sublimer.