Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Décembre 2025 (volume 26, numéro 11)
titre article
Valentine Bovey

Un roman impertinent : Madame Adonis s’amuse

An impertinent novel: Madame Adonis has fun
Rachilde, Monsieur Vénus suivi de Madame Adonis, éd. Martine Reid, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 2024, 507 p., EAN : 9782073029096.

1« Je présente aux lecteurs ce nouveau livre, Madame Adonis, et je souhaite que le silence le plus complet accompagne ses dix éditions jusqu’à leur dernière demeure » (p. 465). Ce vœu provocateur de l’autrice Rachilde, qui conclut ainsi sa préface de la première édition1, publiée en 1888, a été exaucé. La critique s’est relativement peu intéressée à ce roman, que ce soit au moment de sa parution ou, plus tard, lorsque des réévaluations de l’œuvre de Rachilde ont vu le jour à la fin des années 1970. L’histoire de cette « Madame Bovary de Tours2 », selon la formule de Claude Dauphiné, n’est mentionnée qu’en passant dans un article d’Ernest Gaubert3, lequel visait en 1906 à faire un point d’étape sur la carrière de l’autrice, entre son recueil d’histoires pour enfants Le Tiroir de Mimi-Corail (1887) et L’Homme roux (paru la même année que Madame Adonis).

2L’ouvrage semble détonner pour qui ne connaît de Rachilde que son côté le plus décadent : l’action se déroule en province, dans la petite ville de Tours, et met en scène un jeune couple marié, Louise et Louis, aux débuts de leur vie conjugale, c’est-à-dire romantique et sexuelle. Le déroulement paisible — et horrifiant — de celle-ci est troublé par la mère de Louis, Caroline Bartau, qui n’attend de sa belle-fille que sa progéniture, et le mystérieux personnage de Marcel·le, alternativement présenté en homme (Marcel Carini) séduisant Louise puis en femme (Marcelle Désambres) séduisant Louis. Incarnation d’une bisexualité androgyne, il/elle est une figure pivotale de l’intrigue.

3La réédition de Madame Adonis dans ce double-volume « Folio classique »4, accompagné de son terrible grand frère Monsieur Vénus, fait parvenir au public un texte relativement peu commenté de l’autrice. Ce volume conjoint vise explicitement, comme l’explique l’éditrice Martine Reid, à limiter la réduction de l’œuvre de Rachilde

aux romans mettant en scène des situations bizarres, des rapports « pervers », des morts sanglantes hantées par des désirs inavouables, et à Monsieur Vénus moins encore, mais à y reconnaître, outre la marque du décadentisme, des accents symbolistes et fantastiques, des inflexions généralement cruelles, parfois (relativement) bienveillantes, réalistes dans leur attention au détail (p. 22).

4Cette intention témoigne d’une étape importante dans le processus de classicisation de Rachilde, pour parler comme Alain Viala5 : l’édition de ces deux volumes, avec un appareil de note, dans une collection prestigieuse et utilisée dans l’enseignement supérieur est un signe positif quant à son entrée possible dans les programmes universitaires. Ceci n’est pas une gageure : la simple parution des textes de l’autrice a longtemps été empêchée à la fois matériellement par ses ayants droit, et sur un plan plus idéologique par des logiques de « relégation en marge du champ littéraire6 » qui touchent spécifiquement les minorités, ici les femmes.

5Le passage de son œuvre dans le domaine public en 2024 entraîne cependant une question importante : de l’œuvre foisonnante de l’autrice et critique, qui comprend plus d’une soixantaine de romans, ainsi que des nouvelles, des pièces de théâtre et des critiques littéraires dans le Mercure de France, que publier en premier ? La réponse de Martine Reid vise manifestement à souligner des aspects moins connus du public : l’intertextualité permanente, la force satirique de l’écriture rachildienne dans sa virulente critique de la bourgeoisie, et son traitement du motif de l’androgyne dans le cadre d’un roman qui s’inscrit plus explicitement que d’autres dans une critique de l’éducation des jeunes filles.

(Re)présenter Rachilde au public

6Un premier choix d’édition doit d’emblée être mentionné : la photo en couverture représente Lily Elsie, célèbre actrice britannique de la Belle Époque, ici photographiée travestie en smoking. Ce choix peut prêter à confusion. D’une part, parce que le visage de Rachilde est encore peu connu du grand public et que, dans un biais de déchiffrage autobiographique, l’on a tendance à chercher la femme derrière l’écrivain7, ce qui pourrait porter à croire qu’il s’agit d’une représentation de l’autrice elle-même dans son costume masculin. D’autre part, le choix de représenter en couverture l’une des héroïnes de Rachilde — que ce soit Raoule de Vénérande ou Marcelle Désambres — inscrit l’édition dans la continuité de sa réception passée, dans laquelle la confusion est totale entre l’autrice, la personne civile et le personnage8, obscurcissant le rôle important que jouent le masculin et les masculinités dans ces deux romans. À titre de comparaison, la couverture de l’édition de 1888 représente une Marcelle Désambres — certes très sexualisée — en métamorphose, enfilant « la culotte du dandy fin-de-siècle d’un geste très féminin, comme s’il s’agissait d’une paire de bas9 ».

7La préface ne reproduit pas ce choix questionnable : elle retrace les grands traits de la réception de l’œuvre rachildienne, notamment autour du motif de l’inversion. Ce dernier témoigne selon Martine Reid d’une contradiction centrale, qui

traverse l’ensemble de son œuvre : d’un côté, par le choix d’héroïnes masculines, l’écrivaine conteste la norme (deux sexes, des rapports hétérosexuels) et suggère l’inversion possible des identités genrées dont la version ultime pourrait être l’androgyne, « l’individu complet » ; de l’autre, elle reconduit la hiérarchie inhérente à la différence des sexes et, rêvant de pouvoir, de force, de domination, n’en conteste pas les fondements. (p. 29-30)

8Martine Reid, en abordant ainsi la réception de Rachilde et ses différentes couches de lecture, expose, sans le développer, un débat vigoureux qui oppose la critique depuis les années 1880. Le lectorat de Rachilde tente de concilier les prises de position antiféministes de l’autrice (depuis les années 1890 et jusqu’à la fin de sa vie) ainsi que son dégoût pour toute forme de cause politique, avec les effets de ses écrits en termes de subversion des normes de genre et de sexualité. En particulier dans le cadre des études genres, ses textes — comme ceux de beaucoup de décadents et décadentes — font apparaître des perspectives intéressantes sur la construction du genre et de la sexualité à cette époque10. Cet aspect est cependant rapidement traité dans la préface : la position de Marcel·le Désambres, malgré son extraordinaire travestissement, serait « plus convenue » (p. 24) que celle de sa consœur littéraire Raoule de Vénérande. L’évacuation de Marcel·le, désignée comme bisexuel·le (p. 24), de la narration par sa mort consolide en effet « l’ordre (conjugal et familial) », dans un procédé qui relève du « bouffon » (p. 27) dans Madame Adonis, bien que l’ironie laisse penser qu’en effet, « la distinction n’est pas si claire » (p. 27).

9La préface s’attache à la contextualisation de cette œuvre dans les débuts de la carrière de Rachilde, et donne l’impression qu’insister sur d’autres aspects de son écriture et de ses romans serait un meilleur embrayeur à sa canonisation — en tout cas dans le champ français — que d’insister sur ses aspects féconds pour les études de genre et les études queer. L’insistance par Martine Reid sur le rôle de la classe sociale et la manière dont les héroïnes s’approprient des attributs masculins, c’est-à-dire par le biais d’un capital financier et culturel, est particulièrement intéressante. Dans le cadre du rapport de pouvoir inégalitaire entre Marcel·le et les Bartau, Marcelle

s’est installée au bord de la Loire, dans une maison décorée avec un goût parfait, pourvue d’œuvres d’art et d’une magnifique bibliothèque. À des fins tactiques (celles de séduire Louise et Louis), elle achète sans sourciller une quantité considérable de bois aux Bartau et finance généreusement les inventions improbables du père Tranet. Sa fortune et sa classe lui permettent d’asseoir une autorité sans réplique, appuyée sur un dégoût profond de la condition commune. (p. 27)

10Cette dimension, trop souvent mentionnée sans être explorée dans les analyses, semble ici viser à nuancer le potentiel exemplaire des héroïnes rachildiennes en les réinscrivant dans un ordre social duquel, par l’argent, elles veulent justement échapper. En faire, cependant, des représentantes du « modèle du surhomme » (p. 28) nietzschéen alors que les écrits du philosophe allemand ne sont traduits en partie qu’à partir de 189111 semble un peu rapide et mériterait des analyses plus approfondies.

11En citant les nombreux intertextes de Madame Adonis, Martine Reid ouvre cependant la porte à une nécessaire évaluation de la culture de cette autrice, qui s’est souvent représentée et a souvent été représentée comme une écrivaine de l’instinct12. En effet, la construction de Madame Adonis témoigne d’un jeu de référence avec ses prédécesseurs, notamment Mademoiselle de Maupin (1836), intertextualité explicite puisque Marcelle explique à Louis qu’elle a donné le volume à sa femme Louise, en jouant sur l’ignorance du premier : « il s’agit d’amitiés de femmes, des idylles bien naïves, allez ! » (p. 372). Louis Bartau, jeune mari inexpérimenté, rappelle à bien des égards Charles Bovary, tandis que Louise incarne une nouvelle Emma, héritière cependant des nouvelles conceptions du xixe siècle par rapport à l’éducation sexuelle des jeunes filles. Enfin, la critique Rachel Mesch considère qu’il s’agirait d’une « réécriture bizarre de la Fille aux yeux d’or13 » de Balzac (1834). L’aspect sanglant et excessif de la scène finale, accompagné de la révélation du genre de Marcelle semble en effet convoquer le traitement balzacien du lesbianisme ou de la bisexualité féminine.

Des intertextualités romantiques et réalistes

12Ce roman, inscrit dans un cadre réaliste, fonctionne dans un régime hybride, comme l’a montré Micheline Besnard : le réalisme du cadre est miné de l’intérieur par un personnage décadent qui y échappe, la fluidité de Marcel·le bouleverse tant le bon fonctionnement de la cellule-couple que le cadre réaliste de l’intrigue14, tout en rendant de plus en plus irréels la ville de Tour et le paysage de la Loire, celui que Marcelle Désambre aperçoit depuis ses grandes fenêtres : « on en savourait les multiples effets par les temps sombres ou par le grand soleil avec la satisfaction égoïste de l’amateur qui se sent à l’abri au fond d’une baignoire de théâtre » (p. 360-361).

13La donne initiale rappelle en effet Madame Bovary dans son portrait d’un jeune couple marié, Louise et Louis Bartau — la complémentarité des deux noms signifiant d’emblée leur caractère archétypal — aux désirs mal assortis. Lors de leur lune de miel, ils visitent un château dans une ville voisine. Le trouble les saisit lorsque les deux partenaires y rencontrent un guide, Marcel Carini, insufflant à Louise — et en moindre mesure à Louis — l’envie de transcender leur histoire d’amour petite-bourgeoise dans l’ombre de la mère Caroline Bartau, sur fond d’un terrible orage qui renforce l’aspect satirique du roman. Ils passent une nuit dans une auberge de banlieue, lieu idyllique aux yeux de Louise, une « cabane pauvre comme une invention de conte de fée » (p. 245) dans laquelle elle voudrait continuer à vivre son amour. Louis lui oppose le bon sens : « je voudrais bien, moi ; seulement, il y a notre fortune à soigner » (p. 247). S’ensuit une dispute de couple : l’accusation que Louise porte à son mari, qui n’aurait « pas de volonté, de pas de courage, pas de sincère affection », se double d’une confusion lexicale : « Tu es un chiffre, un vilain chiffre, tiens ! » (p. 249). Louis est ainsi représenté en mari soumis à sa mère et aux ordres du commerce. De plus, si Louis n’est pas médecin comme Charles, il se range derrière l’ordre médical pour justifier ses décisions : « Louise, […] assez de folies ! Tu es trop nerveuse et maman dit que tu devrais voir le médecin à cause de ça. Je suis de son avis. » (p. 251) Louise, se rebellant, reste une nuit de plus à l’auberge, dans laquelle Marcel Carini s’emploie à la séduire. Elle résiste dignement, mais au prix de la naissance d’un fantasme irrépressible, d’un besoin de fiction semblable aux livres qui nourrissent Emma Bovary : « Elle se sentait seule pour toujours. On ne se console pas d’avoir trop exactement fait son devoir et quand on laisse passer l’occasion, elle ne se représente plus. » (p. 263) Le retour de Louise chez la mère Bartau confirme son sentiment d’ostracisation dans ce milieu médiocre et décevant pour la jeune fille, figuré tout entier dans la toilette de Madame Bartau. Cette description flaubertienne (p. 264-266) qui rappelle celle de la casquette de Charles, incarne toute la petitesse bourgeoise de laquelle Louise se figure détachée — elle est après tout la fille d’un inventeur fou qui tient aux « principes socialistes » (p. 248) et a été élevée dans un internat parisien. Le personnage du docteur Rampon, qui « fait assez piètre figure et n’est pas sans rappeler le Homais de Flaubert15 » comme le signale Anita Staroń, personnifie un discours médical qui est largement mis en question et qui reflète fidèlement les opinions misogynes de la médecine, notamment sur la nécessité du mariage et de la procréation afin de guérir l’hystérie supposée des jeunes femmes16. Cependant, ce roman, « galerie de portraits des bourgeois17 », typique d’une esthétique décadente qui valorise l’exceptionnel au mépris du commun18, reprend l’idée d’un mariage mal assorti afin de se centrer explicitement sur l’aspect sexuel et procréatif de ce conflit entre époux, ce qui n’est pas l’objet de Flaubert dans Madame Bovary. Le roman expose d’une part les attentes sociales concernant la famille, et notamment la stérilité supposée de Louise qui entrave la reproduction sexuelle et sociale, d’autre part, la question du plaisir féminin dont Louise se réclame, notamment dans son envie de vivre ses désirs : « J’ai ce soir le caprice de me vendre à mon mari et je ne lui céderai pas sans être payée » (p. 316), minaude-t-elle après un mois de nuitées séparées à cause de sa rébellion face à la mère Bartau.

14C’est dans ce contexte que la question du mythe de l’androgyne, autour du personnage de Mademoiselle de Maupin, et de la lesbienne, autour du personnage de La Fille aux yeux d’or, apparaît. Le triangle amoureux présent dans ces deux intrigues (entre Henri de Marsay, Paquita et sa demi-sœur Margarita-Euphémia de San Réal ; entre Rosette, Théodore de Séranne/ Madeleine de Maupin et D’Albert) obscurcit le fait que Rachilde semble surtout développer son intrigue à partir de la clausule de Mademoiselle de Maupin, dans laquelle Mathilde exhorte d’Albert à retourner vers Rosette : « Aimez-vous bien tous deux en souvenir de moi, que vous avez aimée l’un et l’autre, et dites-vous quelquefois mon nom dans un baiser19. » La motivation principale de Mathilde de Maupin est bien celle du savoir qui peut se porter sur les hommes : « je voulais étudier l’homme à fond, l’anatomiser fibre par fibre avec un scalpel inexorable et le tenir tout vif et tout palpitant sur ma table de dissection20 ». Le désir de savoir est également un enjeu dans Madame Adonis, mais qui porte moins sur les comportements masculins que le savoir sexuel : après avoir séduit tant Louis (sous son apparence féminine) que Louise (sous son apparence masculine), Marcel·le « démon expert en art de l’amour et de l’oubli » (p. 433) meurt en leur transmettant sa science et les abandonne « au clair soleil de leur amour » (p. 443).

15Mais si la structure narrative évoque irrésistiblement Mademoiselle de Maupin, la mort de Marcelle la rapproche de la marquise de San Réal. En effet, les deux récits se closent sur une scène mélodramatique de révélation de l’identité de celle qui a ravi à l’homme une femme qu’il désire (Paquita) ou sa femme (Louise). Cette révélation passe par la mort donnée par un poignard. La Marquise poignarde d’abord Paquita (« La Fille aux yeux d’or expirait noyée dans le sang21 ») et reste hagarde, « les cheveux arrachés, […] couverte de morsures, dont plusieurs saignaient, […] sa robe déchirée la laissait voir à demi-nue, les seins égratignés22 ». Le poignard utilisé par Louis se trouve providentiellement mis sur son chemin : « Il avait bien touché un couteau, tout à l’heure, sur la table, il se rappelait, un fin poignard damasquiné dont sa maîtresse se servait pour couper les pages de ses livres » (p. 437). Le rapprochement de ces deux usages — pour lire, pour tuer — souligne le débordement de la fiction dans le réel, de ce personnage de Marcel·le qui, échappé tout droit des pages d’un roman, trouble la réalité bien tranquille de Louis. Le « rire fou » de ce dernier (p. 437) rapproche aussi Louis et la Marquise de San Réal, unis dans leur soif de vengeance face à celui qui leur a usurpé l’objet de leur désir.

16En outre, dans la description du crime apparaît le lien établi entre lesbianisme, désir sexuel et sang versé. Louise, face au meurtre de Marcel, « s’élan[ce] vers l’agonisant, le sang ruisselait de la blessure, elle écart[e] son veston, son gilet, sa chemise, elle voulait mettre ses lèvres sur la plaie béante, et mourir ainsi dans une suprême volupté. […] Elle frémit de tous ses membres… La poitrine de Marcel Carini était une poitrine de femme » (p. 438). Cette scène reprend le trope d’un lien établi entre vampirisme et lesbianisme : « La morsure vampirique symbolise la dévoration érotique23 », selon Nicole G. Albert. Il s’agit ici d’une véritable reprise sans déplacement. Comme l’a démontré Sue-Ellen Case, le désir lesbien derrière la figure du vampire ne peut jamais être représenté ; c’est toujours la proscription de ce désir qui est figurée, et jamais le désir lui-même24. En cela, et même si la narration construit la bisexuelle Marcelle en Sapho (dont la figurine apparaît dans son salon p. 361, annonciatrice de la révélation qui clôt l’histoire), ce n’est que pour mieux l’évacuer et faire triompher les amours naturelles, balayant en une phrase le potentiel dilemme éthique après le meurtre de la protagoniste : « Des remords, allons donc ! Si on découvre une chenille sur une fleur, on l’écrase, et la fleur est encore digne de la rosée du printemps. […] Avant de chasser le démon du paradis terrestre, juste revanche des innocents, ils lui ont ravi le génie de l’amour » (p. 443). À cet égard, le récit prend des inflexions plus sombres encore que la mort de Paquita dans La Fille aux yeux d’or, qui laisse au moins la Marquise libre, puisque la légèreté de la conclusion laisse les lecteurs et lectrices face à la désagréable sensation d’un retour à l’ordre violent.

17Cependant, la mort de Marcel·le peut aussi être lue comme un échec : la résorption d’un amour idéal, « l’amour indestructible qui se formerait entre la nature terrorisée et un éclair du ciel vainqueur » (p. 239), incarné par l’androgyne « trinité d’êtres qui ne veut faire qu’un, l’être complet des légendes indiennes » (p. 429), en un amour seulement terrestre, celui du couple hétérosexuel. Ainsi, comme le résume Anita Staroń, il n’est pas sûr que cette fin soit aussi heureuse qu’elle le paraît : « Seule l’éducation par le péché que Marcelle offre au jeune couple, et ensuite sa mort (présentée comme un véritable sacrifice), leur permettent d’atteindre au bonheur qui est, il importe de le rappeler, purement terrestre et donc limité25. »

Rire au nez des critiques : un roman impertinent

18En sus de ces phénomènes d’intertextualité, qui font de cette œuvre une excellente porte d’entrée dans les mécanismes du récit rachildien, il convient aussi de noter que Madame Adonis est l’un des textes les plus drôles de Rachilde. Il se permet en effet de très fréquentes incursions de la voix narrative qui adopte une « position explicitement ironique et critique26 », notamment dans le jugement porté sur les actions des personnages et les valeurs d’un milieu (petit-bourgeois), à travers de fréquentes envolées qui oscillent entre le discours indirect libre et l’aparté conversationnel d’une voix narrative qui ne se prive pas de faire entendre son point de vue.

19Cette liberté apparaît également dans la préface de l’édition de 1888, donnée en annexe du texte. Cette préface donne le ton : volontiers moqueuse, elle offre un tableau grinçant du milieu littéraire et signale, à tout le moins, la conscience de Rachilde de l’inégalité de sa position — et de celle d’autres autrices — face aux auteurs de son époque, tout en offrant un portrait d’elle, et, surtout, quelques principes esthétiques et existentiels, sur lesquels j’aimerais achever ce compte rendu afin de montrer l’intérêt de ce roman impertinent.

20La question de la position de Rachilde quant au féminisme doit prendre en compte cette intéressante préface, dans laquelle est mise en scène la violence d’un rédacteur en chef face à une autrice qu’il traite de « vieille bique » (p. 455), et celle des critiques, unis dans leur détestation commune des bas-bleus dont elle trace le portrait :

L’auteur est-il, oui ou non, un camarade ? — C’est une femme. — Quel genre de femme ? — Le pire de tous, le genre qui ne reçoit ni toilette ni tasse de thé, est probablement collée avec un bohème : rien à faire. Travaille beaucoup, nous encombrerait, manque de relations, évite de paraître elle-même. Femme de lettres, doit l’être plus que les autres avec mystère pas propre à la clef… — Allons-y, c’est une drôlesse… et puis il y en aura toujours trop ! (p. 460)

21Ce portrait d’un milieu clos, compétitif et dans lequel les relations et l’apparence physique comptent au moins autant que la plume, moins tendre envers les femmes qu’il ne l’est envers les hommes, la force à adopter une posture esthétique de rébellion, qui consiste à « trépigner ferme, jurer, se rouler, pester, montrer les poings, écrire quatre-vingts Monsieur Vénus, et soixante-cinq Madame Adonis » (p. 464), tout en refusant de s’apitoyer sur son sort : « Il n’y a pas de pudeur qui tienne et les imbéciles qui font les prudes, pleurant des larmes d’eau de rose devant la porte de rédactions fermées, ne sont que des hypocrites ou de bonshommes vannés n’ayant plus la force de cracher une impertinence ! » (p. 465) Dès lors, Rachilde se réapproprie les accusations de ne vivre que pour la réclame (p. 462) et semble faire de son impertinence un principe esthétique.

22Ainsi, « cracher une impertinence », loin de n’être qu’un tour de langue, encapsule un principe esthétique que Madame Adonis exemplifie. Selon le Littré, il s’agit autant d’un manque de pertinence, d’adaptation à une situation ou à une réflexion que des manières « pleines de fatuité et de dédain27 ». De surcroît, cette idée reprend à son compte la minorisation de la parole féminine — souvent accusée de sottise et de déraison — pour la renverser comme par anticipation : le discours impertinent offre ainsi une sorte de rempart au discrédit associé aux paroles des femmes.

23Comme elle l’exprime en ouverture de sa préface, sa conception de la littérature en fait le lieu d’un renversement des valeurs sociales :

Le livre est, par excellence, le domaine de certains parias. Pourvu qu’ils n’offensent ni les mœurs, ni les personnes, qu’ils s’en tiennent à l’esprit d’une loi qui a l’esprit fort large, ils possèdent le droit suprême, dans un livre, de se secouer comme chiens mouillés au coin de la borne.
Seraient-ils d’épouvantables galeux, de mauvais caniches de barrières, ils ont ce droit charmant de faire les beaux chez eux et de s’y lisser le poil à la façon des havanais de boudoir. (p. 453)

24En se réservant, en ses livres, le droit de représenter « certains parias », notamment l’homosexualité masculine et féminine, ainsi que des identités de genre troubles, Rachilde assume de transformer, par sa plume et pour le temps d’un roman, des chiens errants en bichons — sachant que les procès de mœurs touchaient indifféremment les individus et les livres soupçonnés d’outrage publics à la pudeur28. Il s’agit, autrement dit, de faire de ces parias les héros d’un monde à part, que la réalité rattrape inévitablement à la clôture de la fiction — comme en attestent la mort des personnages, omniprésente, et le pessimisme général d’une vision d’un monde sans possibilité de révolution. Son programme esthétique n’est rien de plus, mais également rien de moins, que cela. Comme le rappelle Martine Reid : « Rachilde se contente de rêver. » (p. 25) Il reste toutefois encore à explorer l’étendue et les dessous de ce long rêve en plusieurs dizaines de volumes.