Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Décembre 2025 (volume 26, numéro 11)
titre article
Regina Bollhalder Mayer

Genre, artifice et transgression : lire Monsieur Vénus aujourd’hui

Gender, Artifice and Transgression: Reading Monsieur Vénus Today
Rachilde, Monsieur Vénus suivi de Madame Adonis, éd. Martine Reid, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 2024, 507 p., EAN 9782073029096.

Lire Rachilde aujourd’hui ?

1En 2023, l’œuvre de Rachilde est tombée dans le domaine public, soixante-dix ans après sa mort. La parution de plusieurs titres dont Monsieur Vénus et Madame Adonis chez Gallimard dans des collections à grande diffusion témoigne sans doute d’un regain d’intérêt. Certes, ses romans ont été réédités au fil des ans, notamment au Mercure de France, mais c’est surtout la critique universitaire qui a étudié son œuvre, dont Jean de Palacio, grand spécialiste de la littérature fin-de-siècle, décédé en novembre dernier1. Le corpus rachildien remis à la mode sous l’effet du développement des gender studies et de la queer theory en a largement profité. Mais il faut aussi rappeler que le désintérêt du public remonte à loin. Tous les biographes s’accordent sur le fait que vers la fin de sa carrière, Rachilde a été frappée de solitude et d’oubli2. Ce long purgatoire littéraire était-il justifié ou résulte-t-il d’un rejet injuste ? Rachilde et son œuvre, pour survivre au temps, étaient-elles trop ancrées dans l’esthétique fin-de-siècle, ou bien, au contraire, en avance sur leur époque3 ?

2Avec la redécouverte de son œuvre à l’heure actuelle, la question se pose : qui lira Rachilde ? Et comment la lire ? Que nous dit Monsieur Vénus, qui à sa parution en 1884 fit scandale et assura la célébrité de sa jeune autrice4 ? Ce roman clé de la Décadence a choqué, en son temps, par son audace érotique et son renversement des rôles de genre. Un roman qui met en scène le gender trouble bien avant que Judith Butler ne le définisse dans son célèbre ouvrage5, anticipant les questionnements contemporains sur la non-binarité et la fluidité des identités. Au-delà de la subversion, ce qui nous frappe aujourd’hui, c’est la violence des rapports de domination et l’objectivation du corps, jusqu’à l’abolition du vivant. Monsieur Vénus se présente comme une œuvre transgressive par excellence.

3Dans ce récit où la transgression ne mène pas à la libération mais à la perte, Jacques Silvert devient un être androgyne vidé de toute substance, annonçant un monde où le simulacre l’emporte sur le réel. Notre analyse s’attachera à décrypter ce processus. La première partie mettra en lumière la confusion du genre et les jeux de pouvoir au sein du couple Raoule-Jacques : ici le travestissement ne sert pas à dissimuler mais à révéler, mettant en cause les catégories binaires du genre et de la sexualité. La deuxième partie suivra la dynamique de transformation et de dépossession de Jacques, qui culmine dans l’artifice absolu. De la féminisation à sa recréation morbide sous forme de mannequin, la progression du roman illustre une escalade vers l’excès décadent.

Travestissements

4Raoule de Vénérande, une aristocrate parisienne riche et excentrique, tombe amoureuse du jeune fleuriste Jacques Silvert. Fascinée par sa beauté androgyne, elle en fait son amant — ou plutôt sa maîtresse, car dès le début, Jacques occupe le pôle féminin de la relation. À cette inversion scandaleuse des rôles s’ajoute un défi à l’ordre social : méprisant les conventions, Raoule décide d’épouser l’ouvrier. Or cette double transgression, contre la nature et la société, s’accompagne d’une dépossession progressive de Jacques. Humilié, drogué et perverti dans le luxe, il est réduit au rôle de jouet docile avant d’être sacrifié dans un duel orchestré par Raoule, désormais démiurge de son destin. Pourtant, la fascination de Raoule pour son œuvre ne s’éteint pas avec la disparition de Jacques. Son corps subira une dernière transformation…

5Dès l’ouverture du roman, Jacques Silvert est présenté à travers des signes sensuels de féminité : « Autour de son torse, sur sa blouse flottante, courait en spirale une guirlande de roses, des roses fort larges de satin chair velouté de grenat, qui lui passaient entre les jambes, filaient jusqu’aux épaules et venaient s’enrouler au col » (p. 48). Raoule de Vénérande, demandant au fleuriste d’orner son costume de bal6, tombe sous le charme du beau « mâle frais et rose comme une fille » (p. 55) et décide de devenir son « amant » en inversant les rôles traditionnels. La différence de classe et la posture virile de Raoule, d’ailleurs excellente escrimeuse et armée en permanence d’un poignard, semblent permettre ce renversement de genres. Frère d’une prostituée, délicat et effacé, Jacques ne s’oppose pas à cette prise de pouvoir de la femme qui n’a qu’un an de plus que lui. Elle va donc cultiver son allure efféminée et faire de lui son instrument de plaisir : « Tu seras mon esclave, Jacques, si l’on peut appeler esclavage l’abandon délicieux que tu me feras de ton corps » (p. 113).

6Si l’amour repose ici sur une inversion des genres, il mène surtout à leur confusion. Loin d’établir une nouvelle polarité, cette subversion des rôles brouille les frontières entre masculin et féminin. Jacques, bien qu’il renie son sexe — « Je ne suis pas un homme ! » (p. 168) — et accepte de devenir une fille, reste biologiquement un homme : « ce beau mâle de vingt et un ans, dont l’âme aux instincts féminins s’est trompée d’enveloppe » (p. 102)7. Quant à Raoule, malgré ses travestissements masculins, son corps la trahit. Ses seins nus sous son gilet défait rappellent sa féminité et, au comble du plaisir, l’illusion se dissipe lorsque Jacques s’écrie, comme frappé d’effroi : « Raoule, tu n’es donc pas un homme ? tu ne peux donc pas être un homme » (p. 192) ? L’inversion des rôles est d’autant plus frappante que Raoule incarne un époux dominateur, à la fois possesseur et possédé par sa propre passion. Son habit masculin ne marque pas seulement son pouvoir sur Jacques, il conditionne aussi le désir lui-même : « Non ! non ! n’ôte pas cet habit » (p. 193) ! Cet appel désespéré révèle que l’illusion est indispensable au fonctionnement de l’amour. Jacques veut croire à la virilité de Raoule, car c’est cette apparence qui légitime son propre effacement en tant qu’homme. Mais dès que la réalité biologique s’impose, la transgression devient insoutenable, et Jacques sombre dans la désillusion. Tant que le regard entretient l’illusion, le désir peut exister ; mais lorsque celle-ci s’effondre, le trouble identitaire éclate au grand jour.

7Ainsi, l’échange des rôles ne mène pas à une redéfinition stable des identités, mais à leur dissolution. L’ambiguïté des sexes est d’ailleurs inscrite dans le titre même du roman : Monsieur Vénus désigne aussi bien Jacques que Raoule. Par sa position sociale masculine, Raoule acquiert le titre de « Monsieur », tandis que Jacques, féminisé et objet de désir, incarne une figure vénusienne8. Loin d’être une simple inversion des rôles, cette transformation peut aussi être interprétée comme une quête inavouée du propre sexe : Raoule dit au baron de Raittolbe, dans une réplique où se joue toute l’ambiguïté du roman : « Je suis amoureux d’un homme et non pas d’une femme » (p. 101) ! Ce jeu sur l’équivoque du genre — grammatical, psychique et biologique — laisse deviner une homosexualité latente. Selon l’angle d’interprétation, le couple Raoule-Jacques peut en effet être lu comme un couple lesbien, où Jacques serait une femme travestie en homme, ou comme un couple homosexuel, où Raoule, virile et dominante, incarnerait un homme.

8Pour comprendre l’androgynie et la confusion des sexes dans Monsieur Vénus, la scène de la valse lors du bal donné à l’hôtel de Vénérande est essentielle. Elle illustre un moment où l’effacement des frontières entre masculin et féminin atteint son paroxysme dans une fusion totale des corps et des identités. La danse, en tant qu’acte chorégraphique et sensuel, symbolise ici l’harmonie éphémère d’un couple où les rôles sont indistincts. Le vocabulaire employé — « pressés, tournoyants et fondus » — traduit cette perte de distinction, où les corps ne sont plus que mouvements et sensations entremêlés. Mais ce qui frappe surtout, c’est l’interprétation quasi-mythologique de cette fusion : « On s’imaginait la seule divinité de l’amour en deux personnes, l’individu complet dont parlent les récits fabuleux des brahmanes, deux sexes distincts en un unique monstre » (p. 170). Rachilde convoque ici l’image de l’androgyne platonicien, cet être primitif décrit dans Le Banquet de Platon, composé à l’origine des deux sexes avant d’être séparé par les dieux9. Pourtant, contrairement au mythe antique où l’androgyne représente un idéal d’unité, la narration introduit une rupture en qualifiant cette créature de monstre. L’androgyne, chez Rachilde, n’est pas une figure de complétude mais d’anomalie, une fusion inquiétante qui défie les lois de la nature et de la société.

9Cette perception de l’androgynie comme monstruosité est récurrente dans la littérature décadente, où le brouillage des genres est souvent associé à la dégénérescence et à la perversion. Dans Monsieur Vénus, ce trouble identitaire culmine dans la mort de Jacques et la fixation de son image dans l’artifice, suggérant que l’ambiguïté des sexes, si elle est vécue dans le corps, ne peut être tolérée que dans la mise en scène ou sous une forme statufiée. Ainsi, cette valse n’est pas seulement une métaphore de l’amour fusionnel, elle préfigure aussi la dissolution des identités et la menace que représente cette hybridation pour l’ordre établi.

Métamorphose fatale

10La transformation de Jacques exprime une triple perte : effacement de son sexe, anéantissement et transmutation en artefact. En effet, Raoule ne se contente pas de féminiser son amant et de le façonner selon son désir, elle est aussi responsable de sa mort. Jacques finira figé pour l’éternité, dépouillé de toute humanité.

11Le baron de Raittolbe participe malgré lui et fatalement à sa perte. D’une part il est séduit par la beauté « surhumaine » de l’amant de Raoule — « si ce n’est pas Éros lui-même » (p. 135), de l’autre il tente de lui imposer une éducation virile avec des leçons d’escrime et d’équitation, ce qui traduit sa volonté de « redresser » un corps perçu comme trop féminin. Pourtant, son trouble face à la sensualité de Jacques montre bien que cette féminisation est justement ce qui le séduit : « Un moment, son souffle parfumé effleura le cou du baron. Celui-ci frémit jusqu’aux moelles. » La réplique ironique — « pas de séduction ou j’appelle la police des mœurs » (p. 199) — témoigne d’un déni qui cache mal un désir naissant.

12Raoule prend conscience que la transformation de Jacques lui échappe. Elle voulait un amant passif, un homme-femme, mais elle se heurte à un retournement : Jacques ne devient pas un objet parfaitement malléable, il développe une identité propre, marquée par un rejet des femmes et une homosexualité latente. Son cri désespéré — « pas une de ces filles, tu m’entends ? pas une n’a pu faire revivre ce que tu as tué » (p. 201) — fait de Raoule une figure castratrice, responsable d’une métamorphose qu’elle ne contrôle plus. Lorsqu’elle le surprend dans la chambre du baron, l’adultère dépasse la simple infidélité : c’est une trahison de l’ordre des sexes. Raoule pensait façonner Jacques à son image10, mais il devient un être qui lui échappe, qui trahit son amant et non sa femme. Cette inversion annonce l’issue fatale : en provoquant le duel, Raoule punit l’idole déchue et tente de restaurer son pouvoir.

13Elle envoie donc Jacques se battre à sa place, comme un mari outragé. Persuadée que le duel ne sera qu’une mise en scène, elle le rassure : « Tu recevras une petite égratignure, c’est la seule vengeance que je veux tirer de toi » (p. 207). Mais l’affrontement prend un tour imprévu. Trop faible, Jacques peine à manier l’épée et, surtout, ne cherche pas à se défendre. Son adversaire lui-même est troublé par cette passivité : lorsqu’il le touche en pleine poitrine, il a la sensation de frapper « la chair d’un nouveau-né » (p. 211). La douleur du baron est immédiate : « Je l’ai tué ! […] Moi qui l’aime ! » Alors qu’il tente d’aspirer le sang de la plaie — écho saisissant à la scène de défloration où Jacques avait déjà été vidé de son sang11 —, la victime murmure dans un dernier souffle : « Non ! laissez-moi, vos moustaches me piqueraient... » (p. 113). Puis il meurt.

14Lors de ce duel, Raoule passe à l’arrière-plan, mais son emprise demeure totale : « Le corps de cette terrible créature, maître du sien, obstruait tout devant lui » (p. 209). Cette disparition scelle le destin de Jacques avant sa métamorphose ultime. Son corps, vidé de tout pouvoir masculin, devient la matière première du chef-d’œuvre de Raoule. Le soir même, elle se penche sur le cadavre, armée d’outils précieux, dans une scène qui évoque un rituel artistique autant qu’un acte de profanation : « Par instants, elle essuyait ses doigts effilés avec un mouchoir de dentelle » (p. 213).

15L’acte final de Raoule représente une transfiguration macabre, où l’humain est remplacé par un substitut parfait, artificiel et inaltérable. La couche en forme de conque où repose l’idole, si elle suggère la (re)naissance de (Monsieur) Vénus, est en réalité une tombe, celle de Jacques Silvert transformé en mannequin de cire. Cette créature hybride, à l’épiderme transparent, en caoutchouc, incarne un amour décadent et inquiétant : « Les cheveux roux, les cils blonds, le duvet d’or de la poitrine sont naturels ; les dents qui ornent la bouche, les ongles des mains et des pieds ont été arrachés à un cadavre. Les yeux en émail ont un adorable regard » (p. 214).

16Cette « fabrication » rappelle Pygmalion12, bien sûr, mais aussi des figures plus sombres comme Frankenstein, où la création d’un être idéal devient un acte de destruction et d’appropriation absolue. La créature n’existe pas pour elle-même, mais seulement en tant qu’objet de contemplation et de possession. Dans leur chambre nuptiale, désormais murée, Raoule vénère son idole, gardée par un Éros de marbre :

La nuit, une femme vêtue de deuil, quelquefois un jeune homme en habit noir, ouvre cette porte. Ils viennent s’agenouiller près du lit, et, lorsqu’ils ont longtemps contemplé les formes merveilleuses de la statue de cire, ils l’enlacent, la baisent aux lèvres. Un ressort, disposé à l’intérieur des flancs, correspond à la bouche et l’anime (p. 214).

17Cet aboutissement vertigineux place le lecteur dans un entre-deux troublant où l’identité, le désir et l’artifice fusionnent dans une scène qui convoque à la fois la nécrophilie, l’automatisme des mannequins mécaniques et le fantasme de possession absolue13. L’hommage que rend Raoule à son amant relève d’un rituel funèbre et mécanique : son baiser n’effleure plus que l’illusion d’un corps, animé par un ressort interne. Cette érotisation du simulacre, soulignée dans l’édition bruxelloise de 1884 par le détail du mouvement des cuisses14, traduit une quête de possession absolue où Raoule se donne l’illusion d’un consentement, d’une réponse corporelle. Cependant la réplique artificielle a supplanté irrémédiablement l’original. À cet instant, l’artifice triomphe sur la vie : il ne reste de Jacques qu’une machine à illusion.

18Jusqu’ici Raoule joue des codes de genre de manière stratégique, alternant postures masculines et féminines selon son avantage. Mais à la fin du roman, cette souplesse se transforme en une fragmentation existentielle. Le passage du singulier (« il »/ « elle ») au pluriel (« ils ») marque un basculement : Raoule n’est plus une personne unifiée, mais un être scindé, hanté par son propre fantasme. Jacques devient un miroir fracturé où elle se perd et se recompose sans fin, incapable de se fixer dans une identité stable.

19Folie ? Peut-être, mais pas au sens d’un dérèglement psychique ordinaire. Raoule incarne une hystérie décadente où le fantasme s’est substitué au réel, au point de devenir un monde autonome, débarrassé de toute altérité. Elle rejoint ces « monstres narcissiens d’introspection » décrits par Vladimir Jankélévich15, prisonnier d’une obsession qui se referme sur elle-même. Ainsi achevé, son parcours l’amène à incarner un paradoxe ultime de la décadence : en cherchant à maîtriser Jacques, l’identité et le désir, elle se retrouve face au néant, figée dans un amour vidé de substance, où seul subsiste le semblant d’un pouvoir absolu.

Vers un amour post-humain

20La figure de l’amant parfait transformé en simulacre inanimé fait étrangement écho aux fantasmes contemporains autour des love dolls, des avatars numériques et des intelligences artificielles conçues pour remplacer l’humain dans l’amour et le désir. L’idée que l’artifice surpasse le vivant traduit une obsession post-humaine, où l’on cherche à effacer la faillibilité du corps et du temps. L’imaginaire décadent de Rachilde, avec cette figure de Raoule à la fois sculptrice, chirurgienne et démiurge, semble anticiper certaines préoccupations contemporaines sur la transformation du corps et la négation du biologique au profit de l’artifice.

21En cela, Monsieur Vénus est un des romans décadents les plus visionnaires, interrogeant le corps, le désir et l’identité à l’ère de l’artifice. Il reste d’une modernité troublante, tant par son ambiguïté de genre, qui ouvre des lectures queer et trans, que par sa réflexion sur la fabrication du désir et la victoire du simulacre sur le réel. À travers Raoule, l’artiste toute-puissante, et Jacques, le mannequin désincarné, Rachilde nous confronte à nos propres fantasmes. Aimons-nous des êtres ou des images ? Le désir peut-il survivre à son artificialisation ? Et que reste-t-il du sujet lorsqu’il est réduit à une projection de l’autre ?

22Au-delà de sa dimension transgressive, Monsieur Vénus apparaît aujourd’hui comme un roman visionnaire où l’ambivalence — des genres, des corps et des désirs — ouvre une réflexion troublante sur la fabrication de l’identité et la puissance de l’artifice.