Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Octobre 2025 (volume 26, numéro 9)
titre article
Adrien Gür

Échappées épistolaires : ces mots trop clairs pour être compris

Epistolary escapades: these words too clear to be understood
Joe Bousquet, L’Opium des songes, Saint-Clément-de-Rivière (Montpellier) : Fata Morgana, 2024, 165 p., EAN 9782377921775.

Écoutez-moi bien : la parole entendue inspire la parole prononcée ; les mots naissent de la lumière qu’ils seront dans l’âme formée pour les recueillir1.

1Préfacé et annoté par Paul Giro (auteur d’une monumentale biographie de Joe Bousquet [1897-1950]2), L’Opium des songes (un recueil de lettres adressées à Ginette Lauer, entre juillet 1938 et juillet 1945) nous invite à réexaminer les enjeux singuliers de la démarche littéraire que l’auteur de Traduit du silence (1941) n’aura eu cesse d’asseoir au fil de ses œuvres et de son journal, voire au sein des précédents recueils épistolaires publiés à ce jour : notamment les Lettres à Marthe, comme celles à Poisson d’Or, ou encore à Ginette Augier.

L’étoffe des enchantements

2Dans L’Opium des songes, l’espace intime qui s’ouvre à Ginette Lauer n’est autre que l’atelier au creuset duquel Bousquet vient de mettre « le point final à trois livres de prose » : Le Mal d’enfance, Le Passeur s’est endormi et Iris et Petite-Fumée. Alité depuis la blessure de guerre qui, en 1918, l’avait condamné à l’immobilité, Bousquet lui présente son alcôve en des termes qui en font une chambre d’échos, un carrefour propice aux émotions suscitées par des regards, des intonations verbales et des lectures : « Il n’y a pas un rayon dans l’atmosphère de ma chambre qui ne me parle de mon cœur. J’entends de jolies voix, je vois des yeux purs, je lis des livres qui m’émeuvent » (p. 139).

3C’est au cœur de cet espace en enfilade que la rémission est appelée à prendre la forme salutaire que la démarche poétique, onirique et existentielle s’emploie à déterminer : « Ma survie a étonné les médecins, moi aussi » (p. 30), « J’ai fait l’oubli sur mon mal. J’ai fraudé mon sort […]. J’ai respiré l’opium des paroles, des songes » (p. 30). La métaphore du stupéfiant évoqué mérite toute notre attention : le comparant choisi pour associer la parole et le songe (dont l’action hallucinogène interne laisse une empreinte dans l’œil de ceux qui s’y adonnent3) traduit notamment « cette peur de mes yeux de se fermer sur moi » dont il est question dans La Connaissance du Soir4, et qui nourrit une œuvre qui, à maints égards, s’est frayée une voie singulière au « carrefour des enchantements » surréalistes5.

4Aussi est-ce le goût manifesté pour l’émotion poétique qui ouvre la porte de l’antre ombragé à la jeune femme (à qui sont adressées ces lettres si riches en conseils et recommandations de lectures variées), sans pour autant que Bousquet se flatte toujours des nombreuses autres visites qui lui sont rendues : « Presque toutes, je les vomis, entendez-vous » (p. 51). Mais, telle qu’elle est formulée, la remarque désobligeante contribue à laisser entendre que les atouts de Ginette Lauer sont d’un autre ordre : « Vous, vous avez une autre étoffe. Tous vos problèmes coïncident avec ceux que la poésie même pose » (p. 47). Bousquet relève que son patronyme est quasiment l’anagramme d’Eluard6, dont il lui recommande par ailleurs la lecture. Un vers ultérieur de celui-ci (« Sommes-nous deux ou suis-je solitaire7 ») s’impose ici pour aborder les questions que le poète paraplégique se pose, et à qui Ginette offre une vivante échappatoire : « J’ai toujours voulu communiquer mon expérience, mieux que par l’écrit, en retrouver la semence dans une terre moins ingrate que ce corps détruit » (p. 47). Et cela, notamment en rêvant d’une « intégrité physique vraie […] à reconquérir, comme l’au-delà d’une communion spirituelle » qui, confondante à plus d’un titre, se nouerait alors moyennant l’inspiration lyrique dont sa correspondante scellerait l’unité sentimentale : « Il n’y aura qu’un cœur pour votre vie et pour vous quand tout votre être sera de l’étoffe même des romances » (p. 60). Bousquet entend ainsi orienter la jeune poétesse, d’une visite et d’une lettre à une autre, à visage découvert (« ce que vous appelez mon masque, c’est un brouillard que des nigauds ont répandu autour de moi », p. 33).

5Cela dit, l’expression littéraire soutenue, et en vigueur dans certaines lettres, pourrait, elle aussi, témoigner des bans de brume que Gide lui a suggéré de dissiper : « Vous n’avez écrit, vécu, m’a-t-il dit, que pour fuir votre blessure […]. Renoncez à tant d’images, à ce frisson poétique qui est signe de refus, non d’acceptation… » (p. 38) ? Car au-delà de l’attention salutaire que Bousquet prête à ce conseil avisé, les problèmes que la poésie pose recoupent ceux que soulève la relation épistolaire engagée : « Y a-t-il une créature assez exquise pour m’enlever l’horreur de mon corps ? » (p. 128). De fait, les lettres à Ginette Lauer font état des séquelles de l’infirmité subie et, par conséquent, difficilement acceptable : « Il n’y a pas de mort s’il n’y a pas d’oubli. Être atteint dans sa chair c’est se souvenir sans cesse et habiter son corps de sang » (p. 136). Aussi, l’empreinte persistante de la blessure (que Bousquet tente d’apprivoise à travers ses écrits) est-elle d’autant plus vive qu’elle est notamment réactivée, au cours de cet échange épistolaire, quand éclate la Deuxième Guerre mondiale : « Je ne pleurerais pas la vie, surtout si elle ressemblait aux mois que je viens de passer. Je ne peux pas supporter l’idée que nous sommes en guerre » (p. 68). Ou encore : « La vie ? Voulez-vous savoir ce que j’en pense ? Il serait propre avant de faire une nouvelle guerre d’enterrer les déchets de la première » (p. 66).

L’envers du décor

6Autant dire que la version trouble que Bousquet nous propose du « carrefour des enchantements » se profile à maints égards comme un espace contrasté propice à l’énergie intérieure dont la démarche engagée tire amplement parti. Car là où, dans une note, Paul Giro met clairement en évidence la double vertu thérapeutique et récréative de l’opium8 auquel Bousquet avait recours, cette double facette de la drogue, remède ou diversion, s’ajoute à celle du rêve dont la double acception joue, parallèlement, un rôle central : le récit de rêve comme activité psychique involontaire et le « rêve inouï » comme expression du désir (associé à l’inspiration poétique) sont imbriqués à travers les ressources langagières prodigieuses auxquelles Bousquet entend initier Ginette :

Mais ce qu’il y a à apprendre, c’est un usage magique du langage, un moyen de revenir par la pureté de son expression à la simplicité première du cœur, et peut-être, rêve inouï, parvenir, par une analyse poétique des faits, à les rendre plus exactement symboliques de notre fatalité que de notre être, rencontrer la volonté divine dans les plus humbles manifestations de notre esprit de tous les jours. […] Rien n’est réel que par notre faculté de rêver où nous devenons nous-mêmes le rêve. (p. 44-45)

7Quant à l’activité onirique proprement dite, Bousquet s’y réfère surtout pour donner quelques reliefs ou consistances accrues aux réactions dont il fait état. Ainsi, lorsque affligé d’apprendre que Ginette se rend à Saint-Jean-de-Luz sans lui (alors même qu’il sait combien ce type de déplacement lui est quasiment impossible), Bousquet lui confie ses émotions à travers un bref récit de rêve :

C’est d’autant plus attristant qu’il y a quinze jours, j’avais rêvé que vous m’attendiez dans une barque au bord de l’océan et que la chute de la nuit m’empêchait de vous rejoindre. Après, j’ouvrais devant vous une armoire où brillait une bougie allumée devant un petit autel. C’est singulier. (p. 57)

8Le commentaire qui s’ensuit ici est elliptique : il se réduit à l’adjectif « singulier ». Néanmoins, à l’effet de surprise exprimé par ce mot (qualifiant alors tout ce qui, parce qu’il sort de la norme, étonne, surprend et, parfois dérange) s’ajoute le sens en vertu duquel le même adjectif peut se rapporter à tel ou tel élément qui, parmi d’autres possibles, est isolé, choisi pour illustrer une thèse ou faire l’objet d’une analyse. Cette illustration implicite, il convient d’en proposer le développement en fonction de ce que Bousquet confie à Ginette Lauer. À ce titre, le « petit autel » évoqué dans ce rêve peut être interprété comme celui devant lequel serait célébrée la communion ambiguë du poète, rêveur opiomane, et de la jeune poétesse qui a déjà publié un recueil de poèmes (Fleurs d’évangile9). Concrètement, le rêve en question associe le récit d’un rendez-vous manqué à un rapprochement au cours duquel la nuit néfaste est ensuite contrariée : Bousquet ouvre la porte d’une armoire (à l’image de sa chambre) où brille une bougie en laquelle on pourrait reconnaîtra la flamme abritée de la poésie (ou de l’inspiration trouble qu’il entend partager), puisque le récit de ce rêve se présente comme un préambule à la réaction retardée à dessein (et en cela plus mesurée) qu’il entend manifester à propos des vers que lui a envoyés la jeune femme : « Je n’ai pas voulu commencer par votre poème. Je vous en aurais parlé avec trop d’exaltation » (p. 57).

9Si le rêve laisse ainsi entendre que Bousquet n’est pas monté à bord de la « barque » apprêtée par Ginette, c’est peut-être parce que la nuit tombante qui l’enveloppait fait écho aux notes sombres du « poème désespéré » qu’elle lui avait envoyé. Et c’est sans doute là que les retrouvailles rêvées demeurent ambiguës, sinon troubles, car la question qui, dans la même lettre, s’ensuit (« Mais de quoi désespère-t-on quand on désespère ? », p. 58) est d’autant plus surprenante et justifiée que la réponse imprécise formulée par lui-même (« De de tout ce qui se passe ») débouche clairement — alors que la guerre va éclater10 — sur l’envers de l’exaltation (à laquelle Bousquet ne s’est pas laissé aller) : « […] et peut-être le désespoir est-il la forme négative de l’exaltation ». Remarque laconique, voire pirouette funeste qui, formulée au moment de clore la lettre datée de fin août 1939, débouche finalement sur la réaction qu’il guette à propos de l’œuvre récemment achevée : « Quelle longue lettre ! Et je ne vous ai rien dit. Que penserez-vous d’Iris ? » Propos qui fait suite à la lettre au cours de laquelle Bousquet annonce qu’il entend régir la réception de son œuvre : « Dans quelques jours vous verrez, en lisant Iris et Petite-Fumée, comment je juge mes livres et quels avertissements je prodigue à ceux qui entendent tirer une leçon de mes écrits. » (p. 46-47), ou encore : « Et si l’un de mes livres est vrai, c’est Iris et Petite-Fumée. En est-il un de plus triste ? » (p. 54).

L’iris de ton regard : un tabernacle profane

10Dès lors, le rêve au terme duquel Ginette se trouve soudainement devant « l’armoire où brillait une bougie allumée » est une manière discrète de la conduire devant le livre auquel Bousquet tient le plus (« mon préféré : Iris et Petite-Fumée ») et dont le titre fait, entre autres, allusion aux vertus protectrices de l’iris (« Les paupières et le diaphragme de l’iris protègent l’œil quand l’intensité des rayons lumineux augmente11 »), ou également, moyennant la fumée qui l’accompagne, aux lueurs florales qui scintillent dans le regard de l’opiomane. « On approche la pipe de la lampe, tandis que, de la main droite tenant l’aiguille, on ramène sur le trou l’opium embrasé, dont on aspire d’un unique et long trait la fumée12. » Dès lors, à la question posée par le narrateur d’Iris et Petite-Fumée : « vous avez besoin d’une lampe […] pour fumer ? », M. Sureau répond : « Comme tout le monde, mon ami. Quand c’est de l’opium que je fume »13. On comprend ainsi pourquoi le rêve est alimenté par la bougie, et plus tard, dans une autre lettre, pourquoi, « privé d’opium depuis un mois par la carence inexplicable de [s]on fidèle Chinois », Bousquet s’expose à Ginette comme « vomissant, migraineux, braillant, blasphémant, injuriant épistolairement le placide fils du ciel » (p. 143).

11En invitant Ginette à lire Iris, Bousquet lui propose ainsi une autre escapade que celle suggérée par la barque parée pour naviguer sur le vaste océan. La nef que lui oppose l’auteur de Traduit du silence sous la forme d’une armoire ressemble plus à celle à bord de laquelle René Crevel formulait son invitation au voyage : « Navigateur du silence, le dock est sans couleur et sans forme ce quai d’où partira ce soir le beau vaisseau fantôme, ton esprit14 ». Et cela d’autant plus que, malgré l’autel évoqué dans le rêve, le parfum d’Iris ne semble guère être celui des Fleurs d’évangile, le premier recueil que la jeune femme a publié en 1933, dont rien de consistant (outre la « rosée si apaisante » p. 26) n’est dit. Un certain décalage est ainsi perceptible entre les deux œuvres en gestation : « Je n’ai voulu que vous refroidir d’un seul coup si vous avez cru que la poésie était un divertissement » (p. 23). Mais ce décalage n’est-il pas également le répondant de celui dont Bousquet fait état dans Iris et Petite-Fumée ?

Eh bien Petite-Fumée, m’écriais-je, toute vivante qu’elle vous paraît ne serait que l’âme d’Iris ? Voilà qui est bien pensé mais c’est à cette petite fumée-là qu’il faudrait en avoir parlé, car si elle est votre amour, il n’y a pas à lui faire un secret de ce que vous tenez pour votre vérité15.

12En même temps, l’ouverture de la porte de l’armoire éclaire indirectement le ton apaisé avec lequel Bousquet entend guider les échanges, tout en exposant les enjeux sacrificiels de sa démarche poétique. Et cela, avant d’ajouter : « Ce ne sont pas des paroles exaltées. Je suis le calme même… » (p. 85). Et plus particulièrement au moment où il propose à sa correspondante de lire ses textes non publiés, en lui suggérant peut-être que c’est dans l’armoire, devant ce « petit autel », que scintille l’œuvre authentique (« Mais mes vrais écrits sont mes journaux inédits », p. 58) : dès lors, la relecture évoquée en douce apparaît comme une manière d’inviter le regard interpellé (de celle dont il rêve) à venir déflorer le carnet en question : « En relisant le cahier que je tiens, je pensais que vous seriez intéressée de le lire. Personne ne l’a jamais vu, comme les précédents, du reste ». En d’autres termes, le rêve qui ouvre la porte de l’armoire où brille la chandelle se profile aussi comme une manière de convoquer en douce une première lectrice, et de dédoubler ainsi le regard jeté sur l’œuvre inédite ou sur l’œuvre fantôme, voire une manière de partager le sort de celle qu’il considère encore comme une novice en la matière, sinon de suggérer implicitement que les lettres qu’il lui écrit seront peut-être un jour lues par d’autres...

13Ginette se trouve ainsi occuper en quelque sorte une place qui n’est pas sans lien avec celle du narrateur-médecin de Iris et Petite-Fumée quand M. Sureau lui parle du livre lumineux qu’il n’a pas encore pu écrire, et qui n’existe même pas sous la forme d’un manuscrit, mais qui implique la participation de son interlocuteur, dans un dédoublement pour le moins retors :

C’est ici, ajouta-t-il, que commencerait le livre que je souhaitais d’écrire autrefois : peu de pages, aussi limpide que possible, de la clarté en mouvement, après avoir analysé l’amour en général, ou avoir demandé à quelqu’un d’aussi obligeant que vous de me peindre le sien, je le montrerais retourné contre lui-même dans une nature déshéritée comme la mienne16.

14Cela dit, alors que le rêve en question s’ouvre sur l’impossibilité de monter sur la barque dans laquelle Ginette Lauer est supposée l’attendre, l’obstacle évoqué peut se lire comme un prélude à ceux dont la suite de la correspondance fait état. Bousquet évoque, par exemple, les « confidences incomplètes » ayant trait à une « crise morale » mentionnée pour justifier le fait qu’il ne lui a plus donné « signe de vie », plusieurs semaines durant. La distorsion de l’échange dont il fait alors état (« […] je touche à l’instant où mes paroles les plus passionnées ne seront entendues que de moi-même », p. 78) sert d’introduction à une déclaration non moins équivoque : « Au fond de ma solitude morale, j’ai compris que j’aimais trop profondément pour oser dire à quelqu’un que je l’aimais ». Propos qui n’est pas sans faire écho à celui que le narrateur de Iris et Petite-Fumée attribue à M. Sureau quand il évoque « ce bizarre amour de tête qu’il me peignait avec du feu17 ». Ou encore : « Il se faisait de l’amour une idée si haute qu’il pensait la trouver toujours entre sa peine et lui18 ».

15Aussi, « le silence prémédité, construit » sous le signe duquel Bousquet place l’amitié équivoque qu’il témoigne à Ginette, laisse entrevoir certains des écueils qui jalonnent la feuille de route d’une chaloupe en perdition : « Tout en moi était tendu à se briser. Je n’aurais su vous écrire que des paroles de naufragé » (p. 77). Bousquet ne sort la tête de l’eau que pour laisser Ginette seule sur la barque et la retrouver ailleurs, au sec, devant l’armoire, celle à l’intérieur de laquelle se consume la discrète bougie dont il préserve la flamme, de manière à pouvoir continuer à la séduire (au sens étymologique du terme19), sous couvert de l’éclairer et de se faire pardonner :

Tout ceci dit, et assez mal dit, je veux enfin mettre un peu de lumière sur ce qui s’est passé entre nous. […] Ne retenez que ces avertissements et ces aveux : je vous ai quelquefois blessée avec intention. Si jamais un mot vous a fait du mal, sachez que j’avais visé. D’autres fois, et c’était la punition du ciel, j’ai été cruel sans le vouloir. Il m’est arrivé de feindre l’indifférence. Or je ne sais pas ce que c’est que l’indifférence. (p. 82)

16Cette feinte traduit peut-être à sa façon la médiation ou les détours dont Bousquet fait état à propos de sa démarche poétique, lorsqu’il répète à Ginette ce qu’il a confié à Paulhan :

[…], je lui faisais admettre que l’expression la plus sincère ne connaissait pas le chemin du retour, qu’elle témoignait d’une déformation imposée au sentiment qui l’avait formée : « Le poète, lui disais-je à peu près, se façonne comme un acteur. » Vous prendrez le mot dans un autre sens : mais une rencontre n’est pas un télescopage. (p. 32)

17Quoi qu’il en soit de la rencontre à proprement parler, le télescopage désavoué est bien, quant à lui, propre au rêve. Le chevauchement de la scène de la barque et de l’armoire en témoigne. Car si, dans la barque du rêve, Ginette est apparemment à l’abri du naufrage, rien ne nous dit qu’elle n’ait pour autant le pied marin, et à ce titre, elle n’est pas moins sujette à un mal qui justifie sa présence devant l’armoire dont Bousquet entend tout au moins partager l’éclairage discret :

Vous serez étonnée quand vous aurez appris ce qu’il y avait là-dessous : le même mal qui vous afflige parfois vous-même : la crainte d’être évalué et piètrement estimé. Sachez — et vous le verrez — que l’on reste, toute la vie, un écorché : les flatteries de la littérature n’y changent rien. (p. 82)

18Tout porte à croire que l’un et l’autre sont appelés à se rencontrer moins devant le réconfort de l’œuvre publiée que devant les atouts présumés de celle, encore inédite, qui brûle d’un feu secret, et dont la relation épistolaire diffuse ici et là des reflets. C’est en quelque sorte cette armoire que, en éditant L’Opium des songes, Paul Giro nous invite aujourd’hui à rouvrir.

Éclairages transversaux

19Le rêve apparaît en effet ici comme une voie oblique, une manière détournée d’entrevoir certaines choses. « La vie est trop vaine pour porter le poids d’une affirmation sans appel » (p. 70). Quel autre lien peut-on alors établir entre les deux séquences du même rêve ? Le rendez-vous manqué au bord de l’océan est-il clairement contrebalancé par le fait que Ginette se retrouve soudainement devant l’armoire où brûle la bougie ? Bougie en laquelle on peut certes reconnaître l’expression de la flamme protégée qui consume le cœur du poète (« La nuit de mon cœur a des secrets pour mes yeux » p. 140). Mais celle-ci, faute d’être directement commentée ou mieux assumée, n’éclaire en somme que la pluralité des interprétations qu’il est possible d’extraire de l’armoire du rêve. Cela, conformément à ce que Bousquet suggère à sa confidente, et qui, de cette manière, contribue à l’éclairage transversal dont il entend pouvoir aussi tirer le meilleur parti : « Car vous ne connaissez pas le fond de mes pensées et arriverais-je à vous (à me) les rendre plus claires, personne au monde n’oserait dire : Ici est la vérité, ici est l’erreur » (p. 70).

20Dès lors, l’obscurité qui, sur l’océan du rêve, compromet l’escapade envisagée ne se dissipe pas complètement. La bougie brille dans la nuit et dans une armoire qui, elle, ne s’entrouvre que pour nous rendre attentifs à l’importance que Bousquet attribue au dévoilement paradoxal du secret : « Écoutez, comme un vrai secret ce que j’enferme dans ce conseil » (p. 70). Or le conseil verrou en question brille surtout à travers les éclats de lueurs troubles attribués à la poésie : « Croyez-moi : ressemblez davantage […] au jour qu’à ce qui l’éclaire, et laissez-vous porter par votre esprit où le doute compense l’invention se révélant parfois à des trahisons exquises de la poésie... » (p. 70-71). En invitant Ginette à « ressemble[r] davantage à Ariel », dont Paul Giro nous rappelle qu’il est « le génie bienfaisant qui enchante les autres personnages par ses chansons dans La tempête de Shakespeare » (note 67, p. 156), Bousquet lui réserve une place de choix dans ce « songe larmoyant qui a enchanté [s]a fausse agonie » (p. 70). De quel jeu est-il alors exactement question ? Le poète, apparaît-il à nouveau ici comme celui qui « se façonne comme un acteur » ? Qualifié de « larmoyant » le songe induit-il une émotion aussi feinte que la « fausse agonie » qu’il est pourtant supposé avoir « enchantée » ? Quoi qu’il en soit, le dédoublement impliqué dans les tentatives d’éclaircissement nous renvoie encore une fois au rêve où, après avoir laissé la nuit engloutir la barque sur laquelle Ginette l’attendait, Bousquet se retrouve soudainement à ses côtés devant l’armoire où brille la chandelle (sinon un phare). Or, même si le rêve conduit Ginette à bon port, devant la flamme dont elle est appelée à partager l’éclat, la hantise du rapprochement compromis n’en demeure pas moins perceptible. Non seulement parce que la mésentente est perceptible au fil des lettres échangées (« Nous nous reprochons mutuellement de ne pouvoir nous entendre », p. 92), mais aussi parce que, à trop se rapprocher de la chandelle, voire à trop lui écrire de lettres, Ginette risque de se compromettre : « Je n’ai pas oublié ce que des femmes, réputées respectables, ont fait une fois en recueillant les papiers d’un célibataire mort en coup de vent » (p. 92). Aussi la chandelle enfermée dans l’armoire fait de celle-ci l’image prémonitoire de l’âtre appelé à réduire en cendres les lettres que Ginette lui écrit en retour : « Après avoir bien réfléchi, j’ai décidé que je brûlerai vos lettres. Il m’en coûte, mais il le faut » (p. 92). Moyennant la destruction de la correspondance passive (les lettres reçues), l’écrivain-guide confère à la relation épistolaire (ainsi mutilée des confidences et répliques de sa destinataire attitrée) un statut monologal dialogique20 qui l’apparente quelque peu au « journaux inédits » qu’il se proposait de lui faire lire.

21La relation fusionnelle que Bousquet envisage alors à distance (« Je ne pouvais pas connaître votre âme sans l’enfermer dans la mienne », p. 60) est impliquée par le court-circuitage de l’échange à proprement parler, et qui laisse à la lectrice qui s’y aventure le soin d’en répondre : « Ne répondez pas à cette lettre. Puisez-y la confiance en vous qui vous manquait » (p. 61). De fait, Ginette est alors surtout appelée à être le témoin transitoire des choix, des points de vue et des travers exposés, et qui, sous une forme assertive, conduisent Bousquet à accréditer ce qui, à ses yeux, régit sa propre démarche poétique, voire le double sacrifice qui en répond :

[…] et si j’ai approfondi le doute, la séparation, c’était pour donner à ce que j’aimais les dimensions de l’éloignement, de l’absence, pour vérifier que la poésie était la langue naturelle de celui qui ne se distingue plus de sa destinée à force d’avoir donné son cœur à ce qui le brisait. (p. 85)

22Car à travers les leçons de poésie (d’amour idéalisé et d’abnégation) que, d’une lettre à l’autre, Bousquet donne à Ginette, les mots employés sont aussi ceux qui délocalisent celle-ci (comme dans le rêve où elle lui est apparue presque simultanément21 sur une barque et devant une armoire) ; et cela notamment quand il lui déclare : « Les mots vont naturellement vers vous parce que vous êtes la créature qu’ils inventeraient pour prendre en la touchant la forme aérienne d’un souvenir » (p. 61). Le propos intrusif s’emploie alors à brouiller la distinction entre les rêves et les souvenirs, entre la soustraction éprouvée et l’intériorisation demandée ici à celle à qui le propos s’adresse : « Vous serez la vie pour une pensée d’où se retire ma vie, à l’heure même où vous n’avez, pour l’illuminer, qu’à entrer en vous-même… » (p. 62). Ginette deviendrait ainsi, à travers l’illumination souhaitée, la répondante indirecte de la bougie évoquée dans le rêve dont il lui a fait le récit, celle dont le foyer d’émission est, moyennant les mots échangés, une source d’inspiration et de partage ambigu : « Si vous deviez hésiter encore je rédigerai des notes que j’enverrai dans des revues, signées de votre nom » (p. 46). Ou encore : « Les paroles que je vous adresse sont à nous deux. À quelle autre amie les dire ? » (p. 62).

Ombres d’un autoportrait

23Loin de l’écriture automatique prônée un certain temps par les surréalistes, et loin des associations brutes de la parole et du rêve dont l’opium lierait les manifestations, l’autoportrait intérieur auquel s’essaye Bousquet sollicite un éclairage qui, lui, se présente comme le produit d’une longue élaboration : « Il a fallu que j’écrive bien des pages, que je rature bien des phrases pour arriver à connaître sous leur vrai jour certains de mes sentiments » (p. 38). Ou encore : « Vous comprendrez que mes livres sont faits avec les ruines de ce qu’il y a dans mon silence » (p. 48). En somme, ces « ruines » arrachées au silence, ces matériaux aphones dont les livres se composent, se profilent comme l’envers du sort que Bousquet déclare avoir réservé à son corps : « Un corps inerte, cela s’enterre. Mon premier acte littéraire aura été de noter cela, pour moi tout seul » (p. 57). Est-ce pour déjouer ce soliloque silencieux que Bousquet dit s’être « juré de ne rien garder » et d’avoir « donné tous [s]es manuscrits à des amis » (p. 86), manuscrits qui, comme leur nom le suggère, portent la trace métonymique de sa main, et ce faisant de la part la plus animée son corps ?

24Autant dire que, tel qu’il est exposé, ce « premier acte littéraire » théâtralise la scène parallèle du rêve qui, elle en revanche, n’évoque frontalement l’ensevelissement du corps que pour en éclairer les points de fuite, sinon l’horizon trouble. À ce titre, la bougie allumée dans l’armoire (en vertu de laquelle le deuil en cours s’ouvre à ses réélaborations successives) peut également se lire comme la mise en abyme de la mise en bière contrariée :

[…] et ma mort, à la lettre, j’en rêve. Parfois écrasé en songe sous l’oppression du cercueil de zinc, je pense avec joie que le cortège s’arrêtera à l’église, et qu’accueillies dans les ténèbres plus légères du catafalque celles de la boîte s’allégeront sur ma poitrine, comme si mes larmes devaient créer un firmament dans ce double ensevelissement. (p. 47)

25Bousquet rêve ici manifestement d’assister à ses propres obsèques. À la bougie qui, derrière l’autel, éclairait l’armoire répondent alors les larmes étoilées qui, par la vertu créatrice qui leur est prêtée, sont appelées à renverser l’enfermement sépulcral qui fait l’objet du songe. Bousquet s’y rêve (et s’y élève) au huitième ciel ! Le rêve génère en effet un « firmament » à travers l’expression sublimée du deuil en cours : « Si quelque chose pleure en moi, c’est de ressembler à l’absence, puisqu’il faut donner ce nom à une attente que ma vie partage avec mon cœur » (p. 61).

26Associée à la présence de Ginette aux côtés du poète ombragé, la bougie du rêve apparaît à maints égards comme ce qui atténue l’épaisseur de la nuit à laquelle Bousquet se confronte : « Un homme, qu’est-ce qu’un homme ? Il n’est rien, il n’est que l’ombre de son cœur. Tout ce qui le limite à lui-même l’approche de la nuit » (p. 30). Or, la progression de la nuit est également évoquée dans un rêve éveillé qui en expose succinctement quelques points de fuite :

Je m’étire avec joie dans mon lit. Nous vivons un temps où il fait bon n’être rien. […] La nuit marche. Le froid, dans l’ombre, cherche des aiguilles et tout, autour de ma pendule, se fait grandement attentif. Je rêve d’une sauterelle qui écouterait sur une route gelée les sabots d’un cheval. (p. 27)

27Les sens sont ici sollicités pour sonder l’ombre. En tant que telle, la sauterelle est un insecte emblématique de dualité (elle est associée aux appétits dévastateurs et aux calamité naturelles, mais aussi aux pouvoirs d’élévation, de joie, d’adaptabilité et de résilience face aux adversités). Dès lors, les aiguilles perdues dont il est question dans ce songe d’une nuit d’hiver sont peut-être autant celles éparpillées d’un arbre sur le sol (métaphores in absentia du corps en ruine) que celles employées pour extraire et faire bouillir une goutte d’opium, voire celles que le poète opiomane appelle de la force imageante de ses mains pour recoudre la doublure d’un songe dirigé, en ajuster la trame ontologique (« et si le songe n’est qu’une apparence, c’est qu’il attend son être de ce que nous-mêmes nous attendons », p. 61). En même temps, les aiguilles traduisent également le ressenti piquant des températures glaciales, sinon de l’heure en suspens, qui en dessinent la toile de fond22. Mais le déterminant possessif peut également faire de la pendule évoquée une métaphore du cœur dont les coups sourds font écho au trot du cheval, perçu alors par la sauterelle, et qui, de concert, en règlent la temporalité intérieure. Car le cœur que Bousquet entend battre apparaît toujours d’une manière ou d’une autre comme un cœur excentré : « […] quand mes yeux sont comblés, j’écoute battre dans les propos les plus simples, le cœur de la vie » (p. 101). Par ailleurs, il confie à Ginette que, dans l’espace poétique, le temps des horloges n’y a plus tout à fait cours (sinon comme une hantise) : « Si vous êtes poète, vous le serez toujours. Vous connaitrez la vraie vie, celle qui ne veut pas des années, celle dont l’existence d’un homme est la sœur de lait » (p. 24).

Les galops du cœur

28Alors que Bousquet se targue d’être « très peu un personnage littéraire » (p. 97), la sauterelle dont il rêve pourrait lui en disputer le titre, sinon la fable23 : Etel Adnan nous met indirectement la puce à l’oreille : « Michel Strogoff est inatteignable, ne ressuscite pas, mais le martèlement des sabots de son cheval est là, s’entend24 ». Au cours de sa route pleine d’obstacles (alors qu’il doit délivrer un message secret au tsar), Michel Strogoff, dans le roman de Jules Verne, use d’une ruse pour échapper à la terrible blessure que lui réservent les Tartares. Les larmes qu’il verse en pensant à sa mère lui permettent de neutraliser le sabre chauffé à blanc pour le priver de la vue. Les fumeroles lacrymales préservent l’iris de l’œil : « La couche de vapeur formée par ses larmes, s’interposant entre le sabre ardent et ses prunelles, avait suffi à annihiler l’action de la chaleur25. » Ses bourreaux sont ainsi dupés, c’est-à-dire eux-mêmes aveuglés ! Et la liberté d’action dont Michel Strogoff dispose à leur insu n’est pas sans lien avec le traitement que Bousquet associe à ce qu’il appelle aussi mystérieusement « le mal d’enfance ». N’est-ce pas l’ombre inobjectivable de la mère qui, dans son cas, hante l’amour aveugle que l’homme blessé dispute aux femmes qui l’éblouissent : « Je suis heureux, profondément heureux que la beauté d’une femme soit mon regard d’avant le jour, que l’éclat de ses traits soit le rayonnement même de mon enfance qui est le cœur de mon cœur » (p. 83). Mais, contrairement à Michel Strogoff qui, en pensant explicitement à sa mère, échappe à l’aveuglement infligé, ici c’est l’amour qui « est une image effroyable de notre déchéance » et qui, de ce fait, se profile comme l’expression traumatique d’un bonheur perdu, aussi aveuglé qu’aveuglant :

Cet éclat souverain du visage aimé, cette splendeur qui puise ses traits dans le paradis perdu de l’enfance, savez-vous qu’ils forment un climat insoutenable et que la femme aimée est l’image désespérante d’un bonheur dont nous sommes l’oubli ? (p. 83)

29Cela étant, l’aveuglement est le lot de chacun : « Pendant ce temps, l’homme, l’homme normal, va, la tête baissée comme un valet d’écurie qui n’a jamais regardé les purs-sangs qu’il étrillait » (p. 56). Quant à la sauterelle, en qui on pourra reconnaître « l’accoucheuse des songes parmi les fées26 », elle nous est présentée comme celle qui, sans pour autant voir le cheval, se montre attentive au bruit de ses sabots (voire à la manifestation voilée de ce pur-sang qu’elle n’est pas elle-même), et nous invite, de ce fait, à entrer dans ce foisonnant manège intérieur où Bousquet ne cesse de chercher à réajuster ses gestes, ses regards, ses mots, ses amours, et à travers eux tout ce qui oriente ou désoriente sa démarche littéraire, quels qu’en soient les aveuglements en cours. « L’aveugle n’a pas vu que je le menais loin du jour et il continue à me parler du soleil. […] Connaître la beauté du monde, c’est former des vœux pour en sortir » (p. 56). Tout se passe comme si les vœux formulés étaient paradoxalement appelés à prendre forme à travers l’aveuglement que le poète handicapé attribue à ceux dont, tel un fantôme, il contemple les visages : « La lumière que je vois dans les visages est celle qui se dérobe aux regards des vivants » (p. 55).

30Mais Bousquet s’adresse à Ginette, tantôt de manière exaltée, tantôt pour faire plus sobrement état des impasses dans lesquelles il s’aventure ou s’égare : « Vous êtes, grâce à votre jeunesse, le mirage des lieux vers lesquels je dois diriger mes pas qui n’arriveront nulle part » (p. 70). Ses lettres témoignent des décalages auxquels il se confronte : « J’ai des heures très tristes, quelques images au bout de ma plume, certain, tout d’un coup que l’adorable secours m’est refusé, prêt à tout pour rouvrir la source » (p. 98). La relation épistolaire est donc aussi l’occasion de témoigner des désenchantements éprouvés : « Je n’ai jamais confié à personne ce manque d’assurance » (p. 99), mais aussi, et surtout, de conférer aux doutes exprimés une valeur argumentative : « Est-ce si mal, ce besoin que nous portons en nous d’être la lumière d’une autre âme qu’aura meurtrie la vie ? » (p. 89).

31La sauterelle, qui s’agite entre les doigts de Bousquet est donc celle qui est à l’écoute des galops du cœur, et de ceux qui, dans ses rêves ou ses vision inspirantes, l’incitent à pousser l’ombre d’un cheval ventre à terre, pour écrire. Car c’est bien ce que suggère le rêve visionnaire qu’il prend soin de raconter :

[…] puis une rencontre singulière avec un passage de Schiller et quatre pages d’un conte écrites au galop, une strophe presque achevée, et la pluie des faits étranges, comme si le réel me parlait par hiéroglyphes : on sonne, le facteur me remet un paquet : c’est un portemine que j’ai commandé : de quoi écrire en somme. (p. 106)

32Les phrases de Bousquet procèdent d’ailleurs souvent par rebondissements soudains, syllepses, antanaclases, elles ont les jambages et les ressorts de la sauterelle évoquée. Une sauterelle immobile sur son brin d’herbe, tout à l’écoute des tressaillements lumineux du monde environnant qui, depuis l’heure fatale de la blessure de guerre, vont l’inciter à constamment rebondir, à élargir le spectre du regard qui, ce jour-là, lui a ouvert les yeux (de l’âme ?) :

Voyant, le 28 mai, à travers les persiennes de l’ambulance les feuillages ensoleillés d’une ville inconnue, j’ai souhaité de voir toujours le soleil et les arbres, de toute mon âme j’ai accepté ma blessure pour rançon de cette beauté que je voulais respirer encore, je me suis promis d’oublier mes maux dans la passion des choses, j’ai espéré que je saurais aimer la vie pour elle-même, non pour moi. Et savez-vous quelle grâce m’a été accordée en échange de cette ferveur ? La faveur de voir toujours les feuillages ensoleillés avec les mêmes yeux que j’ouvrais pour leur dire adieu. Je vivrai jusqu’à ma dernière heure l’instant où j’ai accepté ma blessure. Personne ne saura jamais le bonheur enfermé dans ces quelques mots. Mais ne croyez pas que mes yeux embellissent le monde (p. 55).

33Le sombre bonheur partagé dans cette lettre au moyen d’une prétérition éloquente nous rend attentifs au fait que la sauterelle bondit des feuillages ensoleillés aux feuillets des lettres écrites et des livres qui en propagent et en acclimatent les reflets.

Genres sous influences

34Bousquet souscrirait sans doute au propos d’Etel Adnan selon laquelle « Exister, c’est émerger »27, en déclarant notamment : « Nous ne sommes pas, nous devenons » (p. 111), ou encore : « Nous ne naissons pas de ce qui est venu au monde avec nous, mais de ce que nous ajoutons aux choses » (p. 69). Et si la poésie participe à un sentiment d’émergence, c’est au sens où, rayonnant à travers la vie réactive du cœur, elle échappe à toute autre assignation formelle ou générique définie. Sur le plan littéraire, Bousquet relève que ses livres « sont obscurs, et qu’ils sont des témoignages, des documents moraux, non l’exécution d’un plan littéraire : ils débouchent dans la littérature, ils n’en procèdent pas. » (p. 81). Sur le plan de l’identité sexuelle, les repères sont également brouillés : « Cela me fait du mal de penser à mes efforts pour exister quand même alors que ma qualité d’homme m’avait été arrachée » p. 63). Ce trouble identitaire, le narrateur de Iris et Petite-Fumée le formule à son tour : « Celui qui a une femme dans la peau n’est plus que l’ombre de lui-même28 ». L’Opium du songe se profile alors comme cet espace intermédiaire entre les états de conscience et les genres, en vertu duquel la parole est tour à tour une source d’enchantement et de désespoir, voire une chambre d’échos qui porte l’empreinte de l’autre sexe, sinon de la belle au bois dormant que les songes verbalisés ont charge de réveiller, à défaut que le prince charmant puisse disposer d’une autre monture :

Mais si mes paroles sont une action de grâces à mon bonheur de vivre, il n’y passe pas moins un gémissement, lent comme une plainte de femme endormie. La nuit de mon cœur a des secrets pour mes yeux ; dans ma vie que le don d’aimer fait passer outre aux années, passe et repasse une princesse de silence, et que j’ai éveillée avec mes rêves (p. 139-140).

35Dans Iris et Petite-Fumée, le narrateur attribue d’ailleurs à M. Sureau le propos selon lequel « la poésie est la somnambule de la pensée29 ». De ce fait, les lettres qu’écrit Bousquet, au carrefour hanté des genres et des états de conscience, sont elles-mêmes habitées par l’élan poétique dont il ne cesse d’interroger l’avènement et les enjeux vitaux. Aussi, est-ce aux lèvres qu’il confie le soin d’en prolonger l’aventure : « La poésie fait parler aux lèvres de l’homme la langue de sa vie » (p. 49), et cela d’autant plus quand les lèvres éloquentes portent l’empreinte indirecte du regard de la femme à qui son propos s’adresse : « […] quand vous étiez devant mes yeux, ma vie était sur mes lèvres » (p. 60).

36Et si Bousquet apprécie de recevoir « une de ces lettres, auxquelles [il] répond mal ou pas, mais qui confirment la réalité de [s]on existence littéraire » (p. 99), celles qu’il envoie à Ginette nous permettent de mesurer en quoi elles « débouchent dans la littérature » même si elles « n’en procèdent pas ». Car n’est-ce pas encore l’ombre de son propre autoportrait que Bousquet brosse quand il lui parle des femmes : « Je suis sûr qu’il n’y a qu’une réalité pour la poésie et leur besoin d’amour, ou que la vie de leur âme est comme une poésie qui ne saurait pas la mort, ou qui y puiserait des raisons d’aimer davantage » (p. 100) ? De fait, le statut littéraire des lettres n’est-il pas tributaire de la double adresse qui s’y noue ? Cercles, voltes, diagonales et doublures s’y profilent comme les bruits de sabot du cheval (et les battements du cœur) auxquels la fragile sauterelle, d’un bond ou d’une adresse à un autre, se montre particulièrement attentive : « Et je m’écris un peu à moi-même en vous écrivant à vous, et, souvent personne n’avait autant que moi besoin de ce que j’énonce » (p. 76).