Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Septembre 2025 (volume 26, numéro 8)
titre article
Jaime Baron

Louanges et silences de la parole poétique

Praises and silence of the poetic word
Jean-Louis Chrétien, Parole et poésie. Dix études (1980-2019), textes réunis et présentés par Jérôme Laurent, Paris : Minuit, 2023, 224 p., EAN 9782707348746.

1Dans Parole et Poésie – Dix études (1980-2019), Jérôme Laurent a réuni un ensemble de textes consacrés à la poésie et à la littérature du philosophe Jean-Louis Chrétien (1952-2019), qui n’avaient pas été publiés en volume précédemment. Grand spécialiste de Saint Augustin et de la philosophie de l’Antiquité tardive et médiévale, dont il tenait la chaire à la Sorbonne, Jean-Louis Chrétien est l’auteur d’un bon nombre d’ouvrages de philosophie, d’herméneutique biblique, de poésie. Des titres comme La Joie spacieuse, De la fatigue, L’Inoubliable et l’Inespéré, ou encore L’Antiphonaire de la nuit, consacré en entier à la poésie, et Conscience et roman, au roman moderne, en témoignent. Si les dix études de Parole et Poésie, portant sur la poésie, la littérature et ses parages adjacents, montrent une grande diversité de motifs, le titre que leur a donné Jérôme Laurent met en valeur une dimension constante de l’activité de Jean-Louis Chrétien, à savoir, la louange de la parole : face au nihilisme contemporain de l’ère de la communication, le philosophe redonne une dignité à la parole humaine. On est donc devant une aventure des plus singulières, surtout dans le contexte spécifique de la poésie. Celle-ci, on le sait, semble avoir été abandonnée au xxe siècle au constat de la souffrance, de la langue coupée, ou à la soustraction d’une présence de plus en plus lointaine. On connaît le climat intellectuel que cela a suscité de Hugo Friedrich à Alain Badiou. Par ailleurs, le témoignage des poètes et la multiplicité d’études sur les malheurs de la modernité ne manquent pas. Or, ces dix études s’appliquent à rétablir la parole dans toute sa noblesse et tout son silence. Louange, éloge : action des plus anciennes de la poésie depuis les Grecs. Le mérite de ce livre et d’autres de Jean-Louis Chrétien n’est pas des moindres : c’est de présenter une lecture sensible et savante de quelques auteurs en écartant l’attention sur la rupture et les malheurs du sujet.

La littérature, phénomène général

2D’inspiration phénoménologique, l’approche utilisée permet de poser des questions d’envergure. Dans la première contribution, « Phénoménologie et poésie », l’auteur compare le concept central de l’épochè husserlienne avec la crise que Mallarmé décrit dans ses lettres à partir de 1866. La transfiguration radicale du voir et le surgissement d’un Je impersonnel seraient, selon Jean-Louis Chrétien, des actes fondateurs d’une culture autre, différente. Le lecteur averti ne sera pas insensible à la portée de ce passage qui avait été précédé par la « dépersonnalisation » baudelairienne1, et trouvera des parallèles importants au cœur de la modernité, comme le montre le cas d’Apollinaire (d’Alcools à la première partie de Calligrammes, c’est-à-dire, d’une poésie du temps à une poésie de l’instant, selon Philippe Renaud2), ou celui de la poussée vers la désubjectivation du Surréalisme, selon Laurent Jenny3. Jean-Louis Chrétien ne fait pas allusion à ces lignées historiques, mais mentionne la liberté à l’origine de l’acte fondateur. La dualité husserlienne entre l’ego empirique et l’ego transcendantal (p. 22) est présentée en des termes proches de ceux utilisés par Dominique Combe pour désigner le Poète archétypique4, mais en la ramenant à la préséance de l’épochè, ou suspens de la page blanche. Si les études actuelles tendent à accentuer la performativité de l’énonciation où, comme le dit Jean-Michel Maulpoix, « Le sujet lyrique s’effectue5 », cette lecture de Husserl par Jean-Louis Chrétien met en lumière la scène immédiatement antérieure à tout acte, à toute effectuation langagière, et nous permet de remonter plus précisément aux sources du poème. Ceci est par ailleurs en consonnance avec la pensée phénoménologique moderne : pour Henri Maldiney, la parole poétique « perpétue l’originaire » et « son moment inaugural […] se situe en deçà de son état construit6 ». Une telle perspective nous rappelle que, même si la dimension linguistique des études sur la poésie est probablement incontournable, elle n’épuise pas la richesse — le silence — du poème.

3L’auteur montre aussi la productivité des notions husserliennes en application à la littérature. L’idée de la fiction en rapport à l’essence est mise en relation avec l’importance de l’imagination. « Seule la variation dégage l’invariant », écrit Jean-Louis Chrétien (p. 23), pour nous en donner ensuite des exemples dans l’œuvre de Michaux où il voit coexister le côté libre et « le côté normé de la variation éidétique » (p. 29). Jean-Louis Chrétien cite Michel Collot, dont l’idée husserlienne d’horizon a eu une grande influence sur la recherche littéraire contemporaine, mais il nous offre des perspectives nullement assimilables à l’approche de Michel Collot. La lecture sommaire d’un texte de Jean Follain, poète loué pour son pouvoir de retentissement, exemplifie le regard interprétatif. Il y est question certes d’horizons temporels et spatiaux mais surtout de « monde », idée clé de Husserl, dont les multiples interactions donnent raison de l’« unité forte et secrète » du poème (p. 32). Malgré la méfiance de l’auteur vis-à-vis de notions comme l’isotopie ou la médiation7, les oppositions qu’il met en valeur concernant la scène et les cycles naturels ou entre l’art et la nature (p. 31-32) ne sont pas étrangères aux enjeux linguistiques et thématiques traditionnels. Quand il parle d’« évocation médiévale » (p. 31) connotée par un mot précis, Jean-Louis Chrétien se rapproche du fonctionnement de la sémiotique classique ; seulement, la lecture garde sa visée phénoménique générale, exposée de façon synthétique.

4La mention de retentissement réapparaît dans l’article consacré à Luis Mizón. Là, Jean-Louis Chrétien se rapproche par moments de l’examen thématique d’un Jean-Pierre Richard, mais sans le détail de ce dernier. La référence aux reflets et aux échos, apparentés au motif du retentissement, est développée avec brièveté (p. 77). Jean-Louis Chrétien excelle surtout par une capacité relationnelle mobilisant toute la culture occidentale, qui sait faire d’un thème particulier la sédimentation ou le départ des forces de la tradition. Ainsi, dans ce même article se mettent en rapport la « poétique de la scorie », la « rédemption du sensible » et la lecture charnelle qui fait apparaître en conclusion le motif médiéval du liber mundi (p. 81). Nous comprenons qu’il y va de la réappropriation de notre corps tactile, « état ultime à attendre » pour Mizón (p. 82), ayant des implications que l’allusion au liber mundi rend singulièrement saisissantes. Cette « vie renouvelée » (p. 80) n’est pas sans rappeler l’aspiration moderniste au nouveau, au « make it new » (« fais-en du neuf ») de Pound, à l’« ojo precioso » (« œil précieux ») de Huidobro, parmi d’autres. L’ampleur des vues mène donc la réflexion au cœur de la culture, de ses maux et de ses vœux. Remarque importante : il ne s’agit pas, dit Jean-Louis Chrétien, d’une « transformation magique du corps », mais d’une « capacité de préhension, de caresse et de lumière » référée non seulement au corps mais aussi à la voix (p. 82). L’interprétation est universaliste et générale : les linéaments fournis sont épars, mais significatifs, qui échelonnent une philosophie — promesse — du corps en écartant la généalogie surréaliste.

5L’introduction des textes est l’occasion de mettre en perspective un débat nourri par une tradition riche et souvent ignorée. Au début de l’article sur le cri chez Yves Bonnefoy, l’auteur affirme la dimension vaste de l’incarnation en faisant référence à « cette habitation patiente de la voix humaine », qui accueille « la démesure inarticulée du cri » (p. 83), avant de poser quelques jalons de la réflexion que le cri a suscitée dans la philosophie. Le soubassement de la matière critique montre pertinemment l’intérêt de la démarche de Jean-Louis Chrétien, celle d’une approche générale qui précède les œuvres étudiées et les vivifie, en montrant des connexions de sens et des généalogies parfois surprenantes. En outre, le mouvement critique cherche des définitions significatives, éloignées de la doxa. Dans le cas de Bonnefoy, la mise en évidence de la nature unique du cri, « solution de continuité dans la parole comme dans le silence », son « effraction soudaine » (p. 85), nous mène avec sûreté vers le « vrai lieu », exempt des séductions langagières, que Bonnefoy assigne à la tâche de la poésie comme le signale Jean Starobinski8. À nous d’apprécier les différentes intensités, celle du « cri franchi ou traversé » (p. 88), celle du cri silencieux, nommé aussi « préemption poétique du silence » (p. 89), et celle du « cri renaissant » (p. 93), parmi d’autres : Jean-Louis Chrétien nous aura montré que, dans la confrontation de la poésie de Bonnefoy avec le nihilisme, le cri « est une source de sens et une promesse qui nous est faite à fleur de gorge » (p. 102).

6La mise en relation suscite parfois des développements qu’on pourrait nommer latéraux, où l’auteur aime présenter des éléments qui ne sembleraient pas en principe appartenir au cœur de la question traitée mais révèlent des aspects somme toute essentiels. Ainsi, la page finale de la contribution intitulée « Voix » invite à réfléchir sur « la fraternité de la voix et du silence » (p. 113), et l’article « La Parole perdue et retrouvée », consacrée à la parole mystique, conclut sur l’idée d’infantia, c’est-à-dire, la privation de parole, et celle du souffle, en ouvrant des perspectives très intéressantes à l’appui de Proclus, de Saint Jean de la Croix ou d’Angelus Silesius. On nous y livre avec bonheur le cœur vivant de la mystique, « air délié », « toque delicado » (« touche délicate ») ou « blessure » (p. 181), en rendant avec aisance cette parole qui « provient d’un silence exceptionnel » (p. 153). Jean-Louis Chrétien fait valoir la signification d’une érudition bien entendue et accessible qui dépasse la volonté de répertorier des attitudes spirituelles pour en venir in fine à une forme d’humanité : les deux qualités mentionnées confèrent à la mystique un visage plus proche de celui qu’il ne semblerait pas avoir a priori. La citation de Silesius, que Jean-Louis Chrétien met en rapport au « souffle altéré », fait appel à la santé : « Un cœur sans blessure n’est pas sain » (p. 181). Ici comme ailleurs l’art du général propre à Jean-Louis Chrétien insinue des glissements de valeurs singuliers et forts avec la modestie du philosophe. Van Gogh, raconte Gauguin, avait écrit dans le mur de son atelier une phrase plus explicite : « Je suis sain d’esprit, je suis Saint-Esprit ».

Débat des axiologies

7Une axiologie donc se fait jour dans ces articles, et l’on peut se demander à quel point elle répond à une forme d’humanisme. Si humanisme il y a, c’est en rapport aux activités les plus simples, les plus immédiates de la vie humaine, par exemple celle de la voix et de la bouche d’où elle surgit. On verra invoquer dans la fin de « Voix » « un silence bruissant de sens qui rend notre gorge plus lourde, plus humaine » (p. 113). Dans « La voix entre-deux », préface à L’Arbre de la voix de Denis Vasse, on nous propose une méditation sur la parole et la voix et l’écoute qui leur est consubstantielle. Jean-Louis Chrétien présuppose une communauté de sens immédiatement humaine en indiquant que les paroles des autres blessent la nôtre « d’une bienheureuse blessure » (p. 116), en révélant finitude et limite, en solidarité du dit de Levinas : « quand on parle, tout est grave » (p. 115). Parallèlement à un rapport à la parole qui « est d’incarnation et non pas de possession » (p. 125), le bon psychanalyste, souligne Jean-Louis Chrétien, est capable d’une « attention libre, et qui libère » (p. 126). L’allusion à la docte ignorance, au savoir du non-savoir (p. 126), finit par poser la passerelle à laquelle invitent d’autres propositions de cette contribution singulière, la seule non littéraire du volume : le bon lecteur, le bon philosophe explorent les textes libérés donc de « la pré-donnée du monde » (p. 19). Une cellule vivante de liberté est alors commune au rapport entre le thérapeute et le patient, entre l’œuvre et le lecteur, et c’est là qu’une forme d’humanisme, peut-être, pointe au jour. Rappelons-le, dans ces articles il est aussi question d’une vie humaine libérée : celle du corps tactile, on l’a vu, pour Mizón, celle d’un souffle qui est « contact » (p. 181) pour la mystique.

8Jean-Louis Chrétien va à l’essentiel, et la question de la valeur et celle de la vérité ne sont pas étrangères aux dix études. Ceci se compose avec la volonté de s’approcher d’une « parole nue, dénudée de tout ce qui n’est de sa propre force d’affirmation » (p. 186), comme il est dit à propos de la lecture. On comprendra alors que, si la phénoménologie apporte un « exercice réglé du voir » (p. 17), elle répond, de façon légitime, à la coexistence paradoxale d’une parole fragile et de son pouvoir d’appel (p. 186), comme c’est le cas du souffle devenu cri (p. 102). Cette idée de l’appel, cruciale pour Chrétien, dont l’un des ouvrages porte le titre L’Appel et la Réponse, qui met en branle l’examen de la parole. La matière littéraire se voit reconduite à des considérations globales mais séminales, qui nous donnent une voie d’accès privilégié : c’est la condition de la lingua amoris pour la scrutation du Cantique des cantiques chez Saint Bernard (p. 139), c’est le jeu entre les noms et le référent chez Éluard et Denys l’Aréopagite (p. 53-54) pour l’étude sur la parole amoureuse, c’est, on l’a vu, la pensée médiévale invoquée dans l’article sur Bonnefoy (p. 84-85). Jean-Louis Chrétien recadre ses recherches en dégageant des discours faisant partie du tronc de la culture occidentale, en présentant des aspects qui rafraîchissent le regard que nous pouvons avoir sur une problématique ou l’autre. Heureusement, ceci ne comporte pas de considérations interminables de méthode ou de position. Une citation, une définition, une réflexion sur le titre suffisent à orienter le pas sûr de l’examen. Plus important encore : les vues généralistes ne sont en rien recevables des idées reçues et acceptées, et c’est là aussi l’une des conséquences heureuses d’une activité critique présidée par l’appel. Ainsi, Jean-Louis Chrétien récuse la notion d’impossible pour la parole mystique selon Derrida (p. 178), après avoir mis en perspective les rapports transséculaires entre mathein et pathein, rapports qui informent la mystique « sur la crête de l’excès du pathique » (p. 165). Les citations nombreuses pour les articles sur Mizón, Bonnefoy ou l’article sur la voix témoignent de cette capacité d’œuvrer à travers la culture de façon novatrice. Encore, le magnifique début de « L’acte de lire » rejoint Blanchot et son idée de la lecture comme liberté9, en revenant au motif de la « pointe mobile » du lecteur (p. 183). Chez Jean-Louis Chrétien, on trouve une mobilité raisonnée, qui lit par exemple le motif du Phénix à travers la caractérisation comme oiseau psychopompe (p. 88-89), et le cri de l’oiseau comme indice de « notre plus haute destinée », en miroitement des romans médiévaux dans les vers de Bonnefoy (p. 89).

9C’est, il nous semble, cette volonté de questionnement élémentaire qui donne au travail de Jean-Louis Chrétien une grande capacité de susciter le débat. Nul doute, la parole critique de ce philosophe trouvera des oppositions acérées, mais n’est-ce pas là le signe d’une valeur certaine ? L’article sur la théorie de la poéticité de Jean Cohen, le plus ancien du recueil, est l’un des plus polémiques. Or, quand l’auteur critique le behaviorisme et le schéma stimulus-réponse de l’écoute (p. 38), il est surtout en train de critiquer une tendance des sciences humaines qui depuis les années 50 et 60 cherchaient l’appui d’autres savoirs. Il est aussi sévère vis-à-vis de la notion d’« isopathie » inspirée par celle de l’« isotopie » greimassienne. Mais la critique de Jean-Louis Chrétien, en plus de souligner les apories et les difficultés de toute approche du littéraire basée sur l’affectivité et la psychologie, révèle le potentiel de la théorie de Cohen. C’est, par exemple, en reconnaissant « l’essence exclamative » de la poésie (p. 43) affirmée par Cohen que l’accusation d’acosmisme (p. 51) est à prendre avec précaution. Le rapprochement suggestif avec le sublime kantien (p. 51-52) montre que l’étude sur la poéticité de Cohen touche à quelque chose d’essentiel, dont le bien-fondé philosophique, et non pas l’intérêt, est contesté par Jean-Louis Chrétien.

10La capacité du débat devient fabuleuse dans l’article consacré à la parole érotique. Après le bel aperçu de la diastole amoureuse de Ronsard à Flaubert, sont décrits les périls d’un moment de systole « qui concentre tout sur l’être aimé » (p. 55), niant « tout ce qui n’est pas lui » (p. 56). Parmi les exemples de cette possibilité énoncée dans le mythe d’Aristophane du Banquet platonicien, Jean-Louis Chrétien cite le Liebestod, la mort d’amour de l’opéra Tristan et Iseut, « la variante romantique, puis surréaliste » de l’expérience amoureuse (p. 63) ou Axël de Villiers de l’Isle-Adam. On ne suivra pas l’auteur dans sa critique des « Yeux d’Elsa », injuste pour un poème aux dimensions cosmiques indéniables, mais son analyse d’Axël est très fine et équilibrée, par exemple concernant la communauté entre aristocratisme, mépris pour la terre et acosmisme (p. 71). Quant à Wagner, on aurait aimé une référence à l’expérience novalisienne de la nuit, ne fût-ce que pour mieux apprécier la spécificité de la fusion chez le musicien. Après la lecture de l’article, on ne peut pas éviter de se poser la question : qu’aurait dit Jean-Louis Chrétien de l’« ophélisation » chez Rodenbach et du Symbolisme en général ? Pourquoi Phèdre n’est-elle pas mentionnée ? L’auteur n’explicite pas si la variation destructrice de la systole est un phénomène exclusif des temps modernes. Que dire de la poétique du souvenir lacéré chez Cavafy ? Du moment agonique « suraigu » dans les Sonnets de l’amour obscur de Lorca ? La question est vaste et délicate, avec des ramifications innombrables. C’est la philosophie qui, en tout état de cause, mène ici le débat, en nous fournissant les linéaments de deux modalités majeures d’une expérience humaine qui est au cœur de nombre d’œuvres artistiques et littéraires. C’est en suivant les angoisses et les joies qui y sont reflétées — souvent par voie d’examen d’une notion fondamentale, l’espace — que cet écrit pourrait entériner la phrase de Lacoue-Labarthe : « il n’y pas, il n’y eut jamais de littérature que pour la philosophie10 ». À considérer la richesse des perspectives, on peut bien se dire que Jean-Louis Chrétien rend un bel hommage à Platon. Le philosophe grec n’avait-il pas annoncé, par la figure de Diotima, que l’amour est fils de l’abondance (Poros) et de la pauvreté (Penia) (Banquet, 203b – 203d) ? La contribution est polémique, mais bellement polémique. Dans son dialogue avec Socrate, Diotima dit qu’éros est « amoureux de la sagesse, c'est-à-dire philosophe » (ibid, 204b). Jean-Louis Chrétien nous avertit que cette identité platonicienne est loin d’être maintenue dans la culture moderne. En consacrant la partie du lion au xixe siècle, l’auteur ne fait que frôler quelques exaspérations de la systole amoureuse qui viendraient après. À la fin, il s’engage sur une voie éthique et même juridique non exempte de controverse, et l’on peut suspecter que les figures « asociales, alégales, mortelles et funestes » de l’amour (p. 74) sont plus nombreuses qu’on ne le dit en général. Mais, cela aussi, les Grecs ne l’avaient-ils pas annoncé ? L’article est une réflexion importante se situant à l’intersection de la philosophie, de la psychologie et de l’histoire littéraire. Il illustre aussi que l’amour, ce daimon d’après la définition de Platon (Banquet, 202e), est loin d’être une matière facilement épuisable.

La modernité et ses vides

11Une question surgit naturellement à la lecture de ces contributions : celle de la modernité. Notion polémique certes, dont l’utilité a été contestée par certains, mais question incontournable et directement liée à ce qui fait de nous des êtres humains vivants dans le présent. D’emblée l’auteur semble peu sensible au cadre des références qui nous est familier : Benjamin, Barthes ou Deleuze sont peu cités ou pas du tout. L’auteur est davantage sollicité par Platon, Plotin ou des auteurs médiévaux. Nous avons vu la pertinence productrice de cette approche par rapport à la parole amoureuse. Maintes fois on s’attend à une référence qui n’apparaît pas : c’est le cas du thème de la scorie et celui, avenant, d’une « rédemption du sensible » chez Mizón (p. 78-79), que Jean-Louis Chrétien aurait pu mettre en rapport avec la lecture, lourde de conséquences, du motif de l’obsolète et de l’humble effectuée par Benjamin à propos des surréalistes11. Par ailleurs, des concomitances avec l’énonciation littéraire moderne se présentent dans l’examen des œuvres anciennes, par exemple lorsque l’auteur parle de la « parole retrouvée » ayant lieu parce que le sujet a renoncé à thésauriser un don spirituel, mais qu’il accepte être le lieu de passage et de transit (p. 161). La puissance de la réflexion de Jean-Louis Chrétien illumine donc la situation de la littérature moderne et contemporaine, et surtout dans ses absences : ainsi, le motif du pain rompu, multiplié, métaphore du sens ordonné, transmis et reçu (p. 135), fait penser par contraste au poète moderne, contraint au Wahnbrot, le « pain chimérique » de Paul Celan (« Das angebrochene Jahr », « L’Année entamée »12), pain dont la miche, les bouchées on devine difficiles, voire invisibles. Si l’auteur énonce avec bonheur une tradition transitive vaste, nous, lecteurs d’un âge d’indigence selon l’expression de Hölderlin, inscrivons en creux notre désir d’appartenance et de communion. Le motif du « pain de la parole » revient à la page 159 ; dans ce cas-ci, c’est le besoin de communication de la parole, de sa matérialisation qui est mis en exergue. Ne peut-on y voir s’ouvrir une forme d’absence de la poésie moderne, dont l’hermétisme proclame sa grandeur et la misère de l’histoire, selon Paz13 ? Dans L’Antiphonaire de la nuit14, Jean-Louis Chrétien avait réfléchi sur l’intraduisible dans le dialogue de Hölderlin et Celan, à partir de ce dernier et de son poème « Tenebrae » — depuis, en somme, le temps de la catastrophe.

12En particulier, la référence déjà citée de la gorge, gorge d’où surgit le cri dans l’article sur Bonnefoy, évoque par son expression même (« à fleur de gorge ») les cas contraires mais parallèles d’aphonie, de coupure de parole, voire de décollation. Jean-Louis Chrétien connaissait bien Hofmannsthal ou Apollinaire. Le choix de ne pas disposer explicitement les éléments du drame de la modernité est légitime et même louable compte tenu de l’exaspération quasi systématique de notre époque, mais y faire référence aurait peut-être aidé à repérer la situation historique des auteurs examinés. Alors que Jean-Louis Chrétien consacre de belles pages à l’espace de parole et du savoir du monastère médiéval, et que tout à la fin de « Voix » il touche à la parole commune « qui excède bienheureusement celle du poète » (p. 113), la difficulté de l’espace communicationnel de la parole moderne n’est jamais mentionnée et encore moins un quelconque processus de désocialisation de la poésie. Or, c’est dans ce contexte-là, nous semble-t-il, que la louange de la poésie aurait atteint une signification toute singulière dans une perspective d’affirmation. En effet, dire, affirmer l’art et la poésie — le grand Bejahung de Nietzsche, repris par George Steiner15 — n’est assurément pas la même chose au xixe et xxe siècles qu’avant la Révolution industrielle. La « manducation de la parole » (p. 124) tient aussi nécessairement aux divisions de la littérature moderne et aux épreuves de la poésie, surtout quand on a reconnu que notre rapport à la parole est d’incarnation (p. 125).

13Il est heureux que Jean-Louis Chrétien ne voie pas dans la poésie une ancilla philosophiae (p. 17). En cela il rejoint d’autres penseurs contemporains qui, comme Badiou ou Rancière, cherchent à penser le poème dans son existence autonome. La période moderne a vu la littérature s’enrichir par le travail philosophique. Depuis Dilthey, Kierkegaard, Nietzsche, Adorno, Heidegger, outre les deux noms cités, et la phénoménologie, Maldiney, Collot ou Castin, parmi beaucoup d’autres, la philosophie se sent interpelée par la poésie et la littérature. Jean-Louis Chrétien est parmi ceux qui comptent. Les spécialistes de Mizón ou Bonnefoy ont intérêt à lire les articles sur ces auteurs dont il a exploré brillamment un aspect précis. Parfois, l’écriture de Jean-Louis Chrétien fait penser à l’école de Genève, à Georges Poulet plutôt qu’à Jean-Pierre Richard. Si le critique belge décrit la lecture comme « insufflation de vie16 », Jean-Louis Chrétien se sert de la notion de nourriture (p. 188). Tant pour Georges Poulet17 que pour Jean-Louis Chrétien (p. 188) un processus de transformation est à l’œuvre du moment qu’on lit vraiment. Jean-Louis Chrétien est aussi sensible à la question du temps — largement explorée dans L’Inoubliable et l’Inespéré — par exemple dans les sermons de Saint Bernard, qu’il situe entre la patience et l’urgence (p. 140-141). Cependant, à la différence de Georges Poulet, Jean-Louis Chrétien décline l’initiative de la conscience créatrice première pour se référer immédiatement à un champ épistémique commun à la philosophie et à la littérature qu’on pourrait nommer « culture » ou culture humaniste. Si la lecture demande « l’hospitalité de notre attention » (p. 184), l’écriture critique, elle, devient hospitalière, nourrie d’une grande abondance de références18. La richesse et la vitalité de cet accueil déterminent la capacité d’exorciser le danger de tomber dans une auto-référentialité foncière. En cela, la lecture de Chrétien nous aide à sortir des limites d’une forme de savoir spécialiste — « mon » Proust, « mon » Ponge — pour interdire toute forme de provincialisme.

14Comme c’est souvent le cas dans la lecture littéraire faite par les philosophes, on peut déplorer un certain oubli de la forme qui, au plus près du texte, devrait apporter des éléments significatifs aux vues critiques d’ensemble. Les allitérations qu’on repère autour du motif du navire des « Nuées » qu’on « ne voit pas » (p. 91 ; « Livre rouvert », « rouge », « vient », « vire »), marquent par exemple une imminence et une hésitation qui auraient pu être mises à contribution en faveur de l’argument de Jean-Louis Chrétien, par le biais des « cris » qu’« on n’entend pas », jusqu’à la « mise en péril de l’harmonie » mentionnée (p. 92). Quand l’auteur, encore sur Bonnefoy, dit que le vers « Le cri toujours désert prend une bouche pure » est une « définition de la parole poétique » (p. 100), il ne dit pas en même temps que cette définition-là s’appuie sur l’alexandrin, dont la musicalité joue un rôle incontestable dans l’économie du poème. Jean-Louis Chrétien se sert de l’analyse des pronoms pour explorer en profondeur la dramatique de la parole dans les Sermons de Saint Bernard (p. 133 sq.), mais le recours à l’outil linguistique n’est pas fréquent dans ces essais. Lorsque le philosophe étudie la parole amoureuse au long de la littérature, il ne touche pas à une question voisine importante : quel rôle y joue le langage ? L’activité d’éros n’engage-t-elle pas une energeia ou énergie du mot, d’après la théorie de Humboldt19, au plus près de la systole, de la diastole ? La fin proliférante d’Ulysse semble donner raison in extenso au linguiste allemand.

15On connaît trop les reproches que depuis la discipline de l’étude de la littérature on adresse à la philosophie. Il serait injuste de notre part de ne pas constater à quel point la lecture philosophique peut à son tour enrichir les vues de la poétique et de la théorie littéraire. Dans « Voix », on préférera les réflexions synthétiques sur le souffle (p. 107) à celle portant sur la polyphonie bakhtinienne (p. 109). Encore dans l’article sur Bonnefoy, Jean-Louis Chrétien fait appel à la dimension parallèle voix-main, qui pourrait solliciter ailleurs l’utilisation du système descriptif riffaterrien ou une analyse thématique. Or la lecture proposée élucide avec pertinence le terrain fragile où le nihilisme peut être surmonté (p. 94), aspiration fondamentale de la poésie de Bonnefoy. Le moment critique est d’autant plus significatif qu’il ne pointe pas vers la transitivité de la main, mais plutôt vers la méditation de « son écart, son ignorance » (ibid.). Jean-Louis Chrétien éclaire délicatement le lieu précaire et mouvant où les épreuves de la poésie moderne ont lieu. Les « deux dimensions de l’humain » (ibid.) engagent donc une lecture interprétative large qui, dépassant les limites strictes d’une analyse sémiotique ou thématique, invite à considérer la poésie dans sa difficulté et sa nudité — et qui, surtout, illumine notre rapport à cela. Voici l’intérêt de cette approche qui, comme dans le cas de l’école de Genève, examine la conscience poétique dans ses luttes les plus rétives au regard extérieur. Nous avons signalé plus haut une certaine parenté de Jean-Louis Chrétien avec Georges Poulet, à qui il faudrait ajouter Bachelard (voir l’analyse de l’« âtre » à la p. 95). Comme chez ces auteurs, le travail critique vise moins la spécificité de l’unicité du poème qu’il ne vient dialoguer avec la littérature et la pensée occidentale, dont les forces vives sont mises en avant avec grande intelligence. L’écriture de Jean-Louis Chrétien espace l’objet étudié dans un dialogue continu : cet espacement dit le présent de la littérature et son ouverture créatrice dans une communauté de sens très vaste. Si la structure, ou même le cercle herméneutique classique de l’œuvre sont peu présents dans ces dix études, Jean-Louis Chrétien nous restitue l’air et l’aire pour les voiles de notre péripétie de lecteurs. On comprend alors l’immensité de la mer dans laquelle les lettres, les belles lettres, ont trempé, trempent encore, leur aventure — toujours recommencée.