Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Septembre 2025 (volume 26, numéro 8)
titre article
Alexandra Klinger

Gide face à Freud. La littérature à la conquête de la psyché

Gide facing Freud. French literature’s conquest of the psyche
David Steel, Gide et Freud. La réception de la psychanalyse dans les lettres françaises (1900-1930), Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque gidienne », 2024, 194 p., EAN 9782406164630.

1 « [N]’eussé-je connu, ni Dostoïevski, ni Nietzsche, ni Freud, ni X. ou Z., j’aurais pensé tout de même », écrit André Gide en janvier 1924 dans son Journal. Au sujet de ces figures emblématiques, l’écrivain ajoute encore : « j’ai trouvé chez eux plutôt une autorisation qu’un éveil. Surtout ils m’ont appris à ne plus douter de moi-même, à ne pas avoir peur de ma pensée et à me laisser mener par elle, puisqu’aussi bien je les y retrouvais1 ». Ce propos, David Steel le cite dès les premières pages de Gide et Freud. La réception de la psychanalyse dans les lettres françaises (1900-1930) pour souligner les corrélations se dessinant entre les pensées de Gide et Freud, en dépit de « carrière professionnelles […] totalement dissemblables » (p. 13).

2Cet ouvrage est le fruit de recherches et de réflexions menées des années durant par le critique dans plusieurs articles, à l’instar de « Gide et Freud2 » (1977), « Les Débuts de la psychanalyse dans les lettres françaises » (1979), « Jacques Rivière et la pensée psychanalytique » (1987) ou encore « Gide lecteur de Freud3 » (2000). Par-delà ces écrits se penchant sur la réception de la psychanalyse en France et auprès d’écrivains français tels que Gide ou Rivière, David Steel signe également, en 1982, l’article « L’amitié entre Yvette Guilbert et Sigmund Freud4 ». Il ne manque pas, par ailleurs, dans Le Thème de l’enfance dans l’œuvre d’André Gide5, ainsi que dans « Gide et la jeunesse6 », de mettre en avant les concomitances se dessinant entre certaines considérations freudiennes et la pensée de Gide, ainsi que sa représentation « désacralis[ée]7 » de la jeunesse. David Steel prolonge donc, comme il le précise lui-même8, les études qu’il a longuement menées sur un sujet complexe9, se fondant à la fois sur des études psychanalytiques et des analyses critiques portant sur la psychanalyse ou sur les penseurs de ses théories. Il se penche également sur les écrits de Gide, qu’ils soient fictifs, critiques, diaristiques ou épistolaires — l’ouvrage s’appuie en effet sur plus d’une demi-douzaine de correspondances gidiennes —, ainsi que sur des écrits fictifs ou critiques d’auteurs contemporains de Gide et Freud.

3Par-delà l’inspiration qu’un Dostoïevski10 ou qu’un Nietzsche11 ont pu avoir sur la pensée et l’écriture gidiennes, le lien qui unit Gide à Freud, sur lequel se penche tout particulièrement David Steel, paraît plus complexe dans la mesure où Gide découvre Freud assez tardivement, au début des années 1920, et réalise alors que « Freud. Le freudisme… Depuis dix ans, quinze ans, [il] en fai[t] sans le savoir12 ». À cet égard, l’ouvrage se penche sur « les rapports de l’écrivain avec la psychanalyse dans le contexte psychiatrique et culturel des premières décennies du vingtième siècle » (p. 13), mais aussi sur « [c]e que représentait la psychanalyse pour La NRF d’après 1919 et […] ce que fit le groupe de la revue pour l’introduction de la psychanalyse en France » (p. 12). L’ouvrage se compose de neuf chapitres et présente, en annexe, un échange épistolaire inédit entre Gide et le juge marseillais L. Gaudaire13 datant de 1950, avec une lettre de ce dernier à Jean Rostand.

4 David Steel introduit son ouvrage en présentant, dans la continuité de son article de 1977 sur « Gide et Freud », les « Convergences », parfois nuancées, se dessinant entre les parcours et pensées de Freud et Gide, ce dernier ayant bien le « sentiment […] d’avoir suivi, dans sa pensée, un chemin parallèle en quelque sorte à celui de Freud14 ». Ils aiment en effet se pencher sur des cas particuliers, y compris ceux présentés dans les mythes, « pour éclairer la normalité, si normalité il y a » (p. 14). Tous deux considèrent que le cadre familial et « l’expérience enfantine » (p. 16) influent sur la psychologie et les comportements de l’adulte, s’interrogent sur la sincérité et la sexualité, et envisagent la psychologie humaine non comme une unité, mais, explique David Steel, comme un mélange d’unités inconséquentes enfouies plus ou moins consciemment dans l’être humain.

La France et Freud : une découverte entre scepticisme et fascination

5L’analyse de Steel ne tend pas à réaliser « une analyse freudienne de Gide ou de ses écrits », mais bien à étudier « l’histoire des rapports de l’écrivain avec la psychanalyse dans le contexte psychiatrique et culturel des premières décennies du vingtième siècle » (p. 13). Dans cette optique, les quatre premiers chapitres de son ouvrage dialoguent dans une construction quadripartite qui relève presque du retable illustrant et relatant la découverte de la psychanalyse en France au tournant du xxe siècle. Les deux premiers chapitres semblent ainsi constituer les volets extérieurs de ce retable, et les deux suivants, son panneau central.

6Tout d’abord, le premier volet se penche sur les mentions qui sont faites de la psychanalyse et de Freud dans les revues. Steel précise que si quelques articles de Freud sont publiés en France durant les années 1890, le disciple de Charcot et sa méthode ne sont que rarement mentionnés, et ce par des spécialistes comme Henri Delacroix. L’influence de Freud ou de la psychanalyse se trouve néanmoins dans les écrits d’autres professionnels, tels que Nicolas Vaschide ou Nicolas Kostyleff. Ce dernier parle du neurologue et de ses travaux dans les années 1910, y compris dans un article publié en 1913 dans le Mercure de France. Cette influence se remarque encore dans les productions de Pierre-René Morichau-Beauchant, et tout particulièrement Angelo Hesnard et Emmanuel Régis, qui ont co-signé plusieurs ouvrages de psychanalyse. Par-delà les publications spécialisées, le Mercure de France devient l’une des revues qui cristallise les débats au sujet de la pensée de Freud, présentant les critiques positives comme négatives qui en sont faites, tandis que Georges Palante rend compte, en 1916 et 1922, de ses lectures d’ouvrages de psychanalyse dans sa rubrique « Philosophie ». Steel précise que d’autres revues littéraires, notamment la Revue de l’époque avec Han Ryner, mais aussi La Nouvelle Revue française, sous l’impulsion d’Albert Thibaudet, s’emparent également du sujet de la psychanalyse. Dans « Gide et Freud », le critique écrivait que « c’est grâce à la N.R.F. que son œuvre devint accessible aux psychiatres et au grand public français15 ».

7Dans le second volet extérieur du retable formé, David Steel restreint son champ d’étude. En effet, il ne s’intéresse plus aux publications des domaines médical, psychologique, littéraire et philosophique, mais aux « premiers écrivains français — non-médecins ou non-spécialistes — à découvrir la pensée freudienne » (p. 37) autrement que par le biais des revues, et a fortiori du Mercure de France. Il mentionne ainsi les initiations de Romain Rolland, Blaise Cendrars, Paul Morand, André Breton, et notamment Paul Bourget. Ce dernier introduit les doctrines psychanalytiques et le nom de leur créateur dans ses œuvres. Néanmoins, il ne parvient pas, ainsi que le souligne David Steel, à « exploiter » aussi bien « son nouveau savoir » que Gide qui, bien qu’étant « dans l’ignorance de Freud », appliquait, paradoxalement, plus justement certaines de ses théories dans ses fictions (p. 43). L’auteur mentionne enfin Henri-René Lenormand. Ce dernier a fourni, selon lui, « l’effort le plus authentique pour [adapter la psychanalyse] à des fins littéraires » (p. 53), car il a compris que celle-ci peut constituer un « outil de l’analyse littéraire » (p. 52). Lenormand a bien conscience, comme il le confie à Lang, qu’à terme, Freud « influencera profondément les écrivains16 ». Au moment où il s’entretient avec Lang, il croit, d’ailleurs, qu’André Gide a déjà bien pris connaissance des travaux de Freud17.

Quand Gide découvre-t-il Freud ? Démêler le vrai du faux

8Contrairement à ce que pense Lenormand, Gide découvre les théories freudiennes bien tardivement comme, du reste, la grande majorité du public français. Les troisième et quatrième chapitres forment un diptyque se focalisant sur la connaissance que Gide a pu avoir de Freud durant le premier quart du xxe siècle. David Steel s’attache alors à présenter d’une part la manière dont Gide découvre les écrits freudiens, au printemps 1921. Distinguant l’idée de « [p]rendre contact direct » avec une œuvre de celle d’en « entend[re] parler » (p. 56), l’auteur se lance, d’autre part, dans une investigation méticuleuse afin de déterminer quand Gide a pu, au plus tôt, entendre parler de la psychanalyse et de Freud. Déjà dans son article « Gide et Freud », David Steel se demandait qui « [avait] parlé psychanalyse à Gide vers le début de 1921 », citant Paul Bourget dont les œuvres auraient pu renseigner l’auteur, « le groupe d’intellectuels anglais centré autour de Bloomsbury », André Breton ou encore Albert Thibaudet18.

9Dans son ouvrage, il mentionne ainsi les articles qui auraient potentiellement pu être lus par Gide ou son beau-frère Drouin, cite des lettres issues de ses correspondances avec Dorothy Bussy, Aline Mayrisch et Jacques Raverat, démêle le vrai du faux dans les témoignages de Gide lui-même et de certains de ses contemporains tels qu’André Breton. En effet, Gide écrit à André Lang qu’il a « entendu parler de Freud, pour la première fois, au printemps19 » de 1921. Or il se leurre, car, comme Steel le démontre, il a pu lire le nom de Freud et le terme de « psychanalyse » auparavant, même s’il n’en a peut-être pas fait grand cas sur le moment.

10Le critique recoupe les informations collectées dans les revues qui mentionnaient Freud et la psychanalyse, les rencontres, lettres ou discussions de Gide avec Bourget, Thibaudet, Dorothy Bussy ou encore Jacques Raverat, les entrées du Journal de Gide, les lectures de Gide ou de son beau-frère Marcel Drouin, et les dires d’un Breton ou d’un Gide. Il formule alors plusieurs hypothèses quant aux occasions auxquelles Gide aurait pu entendre parler de Freud ou de ses travaux, à l’oral ou à l’écrit. À l’aune de ces recherches scrupuleuses déjà partagées dans son article « Gide lecteur de Freud », Steel avance, tout en restant prudent, que l’écrivain a pu « rencontr[er] au moins le nom de la thérapeutique en 1915 et le nom de son fondateur-praticien au début de juin 1920 » (p. 69).

11Dans la lignée des suppositions de Lenormand, ces constatations pourraient poser la question d’une éventuelle influence, même inconsciente, de Freud et de ses idées sur Gide. L’écrivain comprend bien cette problématique lorsqu’il écrit en 1922 : « “Voici qui va, je le crains, apporter de l’eau à ton moulin”, me dit Rivière, l’autre jour, en parlant du petit livre de Freud sur le développement sexuel. Parbleu ! Il est grand temps de publier Corydon20 ».

Gide et Freud : entre attraction et répulsion

12Toujours est-il que la psychanalyse fait écho aux considérations gidiennes, et notamment aux préoccupations sexuelles de Gide, qui se cristallisent pleinement dans sa trilogie de la sincérité : Corydon, Si le grain ne meurt et Les Faux-monnayeurs21. Néanmoins, Freud n’est mentionné dans aucun de ces ouvrages, y compris l’édition révisée pour le public de Corydon publiée en 1924. Pour Steel, le nom de Freud — contrairement à celui d’autres psychologues et sexologues dont les études ne satisfaisaient pas Gide — brille par son absence car l’écrivain lui voue une certaine « jalousie » (p. 83), lui qui a été pris de court par des considérations bien similaires aux siennes, mais qui n’en restent pas moins leurs concurrentes22. Jean-Michel Wittmann écrit par ailleurs que, « [d]ans la lecture de Freud, [Gide] espère sans doute trouver un aliment et une caution, tout en redoutant d’avoir été devancé23 ». Les idées de Freud constituent des adversaires d’autant plus pernicieuses qu’elles permettent à Gide d’aborder plus aisément dans ses œuvres, que la presse médicale commentera quelque peu, certains sujets tendancieux, même s’ils restent délicats et souvent décriés par le public.

13David Steel le précise, le rapport de Gide aux théories psychanalytiques, et à plus forte raison à la pratique de la psychanalyse, ne se limite pourtant pas à ce rapport ambivalent et jaloux, puisqu’il se montre intéressé par ses préceptes. En témoignent son idée de demander à Freud de « composer une préface » (p. 79) à Corydon, son initiative de lui écrire une lettre aujourd’hui perdue, ainsi que ses participations et son implication aux séances organisées à l’hiver 1921-1922 par Eugenia Sokolnicka24, psychanalyste et « première émissaire, selon certains, [de Freud] à Paris » (p. 87). David Steel revient sur le parcours de cette femme à l’intelligence vive que même Freud, qui s’agaçait de son caractère farouche, reconnut de bonne foi. Spécialiste qui a elle-même été suivie par Freud et Ferenczi, elle arrive à Paris à l’automne 1921, mais peine à intégrer le milieu psychiatrique de la capitale. Elle « se tourn[e alors] vers les écrivains du groupe de La NRF » (p. 90), dont plusieurs assisteront à ses séances25 ainsi qu’à certains de ses exposés dans des institutions parisiennes. Les récits des cas qu’elle a pu rencontrer intriguent et troublent son auditoire, mais l’inspirent également : Gide, à titre d’exemple, transmet au petit Boris des Faux-monnayeurs les troubles d’un enfant de Binsk qu’elle a analysé. Roger Martin du Gard reconnaît, pour sa part, « le profit qu’il [a] tiré des leçons dispensées » par cette femme (p. 98). Enfin, Jacques Rivière, qui suit ses exposés avec attention, développe un goût prononcé pour la psychanalyse, les théories freudiennes et la psychologie, étudiant sous ces prismes les œuvres littéraires, et notamment La Recherche de Proust. David Steel précise enfin que La NRF permit, avec les Éditions Payot, « aux psychiatres et au grand public français » d’avoir accès aux œuvres de Freud en publiant des traductions de ses travaux en Français (p. 108-109).

14Si Gide tend à mettre Freud à distance de ses écrits, David Steel observe que l’écrivain fait tout de même référence à la psychanalyse, et ponctuellement même à son créateur, dans ses œuvres, à l’instar de Geneviève — où le nom de Freud est inscrit — ou du Treizième arbre publié en 1935. Cette production qui « s’offre comme une petite sotie psychanalytique » (p. 111) met en scène un psychanalyste qui explique que le principe de sa pratique n’est pas de « faire naître [les monstres qui peuplent l’être humain] ; mais au contraire de les mater26 », comme le fera « sans l’aide de Freud » (p. 112), ainsi que le souligne David Steel, le Thésée de Gide. Tout comme Freud, l’écrivain lie la psychanalyse au tragique dans son Œdipe de 1930, mais aussi au comique, employant des théories freudiennes tout en se moquant de celles-ci (voir p. 113).

15Par-delà ces œuvres, David Steel s’intéresse plus largement, dans son avant-dernier chapitre, à la part de la psychanalyse présente dans Les Faux-monnayeurs. Freud n’est cité ni dans ce roman, ni dans la version définitive du Journal des Faux-monnayeurs. Il n’apparaît en effet que dans quelques lignes élaguées de ce carnet de travail. Les Faux-monnayeurs, explique l’auteur, constituent le « premier roman français à incorporer le récit détaillé d’une analyse et […], grâce à Sokolnicka, à présenter la psychanalyse d’un enfant » (p. 127). Gide met en effet en scène la psychanalyse du petit Boris, largement inspirée, comme anticipé plus haut — avec ou non l’accord de l’analyste, car le mystère persiste quant à sa connaissance de l’œuvre — de celle d’un petit garçon étudié par Sokolnicka et d’un article qu’elle avait écrit à ce sujet27. Ce ressort narratif permet à la fois à Gide, comme David Steel le souligne, de présenter des théories qui l’intéressent, d’interroger sa propre « névrose enfantine » (p. 116), et d’avancer ses doutes quant à l’efficacité de cette thérapie via les commentaires d’Édouard et le suicide final de Boris. Pour Gide, rappelle Steel, il s’agit plutôt, pour l’homme, de « découv[rir] » et « développe[r] » « ce qui fait de chacun de nous “l’être irremplaçable” que valorisent Les Nourritures terrestres » (p. 122)28.

16En reparcourant les lectures de Gide grâce à son Journal, mais aussi à des témoignages, à des analyses et à la lettre que l’écrivain envoya à André Lang, David Steel s’arrête enfin sur le « Gide lecteur de Freud », dans la continuité de son article éponyme de 2000, précisant que l’écrivain a lu, « du moins en partie, les Cinq leçons sur la psychanalyse » (p. 129) ainsi que l’Introduction à la psychanalyse vers 1921-1922. Il ajoute que Gide « connaissait le numéro spécial que la revue belge Le Disque Vert consacra à Freud en 1924 » (p. 129). Néanmoins, ses lectures d’ouvrages visant à se pencher sur le fonctionnement de l’être ne s’arrêtent pas au père de la psychanalyse, puisqu’il a lu à la fin de l’année 1932 Les États d’angoisse nerveux et leur traitement de Wilhelm Stekel. Il a en outre consulté, dans sa jeunesse, les ouvrages de psychiatres et sexologues tels que Moll ou encore Krafft-Ebing, travaux qui, Steel le précise, l’ont peu convaincu quant à la question (homo)sexuelle et ses origines. Cette question l’intéresse sa vie durant : en effet, il lit et écrit à ce sujet, en discute avec certains amis, mais aussi, peu « avant sa mort », avec le « juge L. Gaudaire de Marseille » (p. 130), dans un échange épistolaire inédit que l’ouvrage partage en annexe. « Amené par ses fonctions de magistrat à prononcer sentence sur des personnes accusées d’actes homosexuels » (p. 149) et manifestement intéressé par la question, Gaudaire écrit à Gide, après avoir déjà contacté le biologiste Jean Rostand, pour discuter des origines de l’homosexualité et la part d’hérédité qu’elle abrite29. Gide répond volontiers au juge, lui précisant que « l’homosexualité est […] naturelle30 ». Le juge parle en outre à l’écrivain de l’intérêt littéraire et sociologique qu’il y aurait à écrire un roman présentant le cas d’une personne qui céderait aux « tendances homosexuelles réprimées et latentes » que « tout individu normal présente »31.

17Il est en revanche difficile, explique David Steel, de savoir si Gide a lu d’autres travaux de Freud, en particulier ceux qui n’étaient pas proprement médicaux, mais qui liaient la psychanalyse à différentes formes d’art. Toujours est-il que, si certaines idées freudiennes correspondaient aux siennes — à l’exemple de l’existence de « strates contradictoires [de la] personnalité » (p. 138) —, d’autres, notamment en ce qui concerne la signification des rêves et certaines considérations sur la sexualité, n’intéressaient pas Gide ou lui déplaisaient. Aussi, face à certains commentaires de Freud sur le narcissisme et l’homosexualité qui déplurent à Gide, David Steel tend à se détacher d’une affirmation de Marthe Robert qui considère que l’écrivain « réclama une place d’honneur pour Freud dans La Nouvelle Revue française [et] pri[t] fait et cause pour la psychanalyse32 » avec d’autres intellectuels.

18Ces désaccords n’empêchent pourtant pas Gide d’entamer sans l’achever une psychanalyse avec Sokolnicka, qu’il « dévi[e] », comme le souligne David Steel, « aux pages » des Faux-monnayeurs, « emprunt[ant] à la psychanalyste un alter ego » et mettant en scène « à la place du Gide adulte, […] l’enfant Gide » (p. 134). L’introspection, souvent liée à la séparation que l’écrivain dessinait entre l’âme et le corps, demeure, de même, un fil rouge de l’œuvre gidienne. Si l’on ne sait, par ailleurs, dans quelle mesure Gide suivit l’évolution de la théorie psychanalytique, Steel observe l’utilisation sporadique de quelques termes freudiens, à l’exemple du « verbe refouler dans son Œdipe », ou encore du « terme de libido pour la pulsion désirante » (p. 130) dans une entrée du Journal de 1948.

Pour conclure : la psychanalyse, une clé de lecture

19Dans son ouvrage, David Steel met ainsi en exergue la manière dont la psychanalyse s’est, malgré quelques difficultés — doucement mais sûrement, comme le dit l’adage —, fait connaître dans une France retardataire à cet égard en comparaison à ses voisins européens. Sa mention à travers des publications médicales, puis peu à peu littéraires, lui a finalement permis de se fixer dans le champ des études psychologiques du temps et de s’ouvrir au public hexagonal. Précisant de plus en plus son sujet, David Steel s’intéresse ensuite plus avant à la relation que Gide entretient avec les idées de Freud. Ce dernier devient en partie un concurrent idéologique, ses théories rejoignant parfois, voire empiétant expressément sur la pensée et les projets de Gide. Ces théories intéressent, du reste, l’écrivain, car elles l’interrogent et le renseignent sur des questions qui lui importent, à l’instar de celle de la sexualité et de ses diverses formes. Il tend cependant à les mettre à distance d’une part par scepticisme et d’autre part en raison de désaccords idéologiques.

20David Steel conclut en montrant l’ambivalence de ce rapport, car Gide s’attache à « condamner au silence » (p. 141) la voix de « cet imbécile de génie33 », mais aussi à la « faire entendre » (p. 141), d’autant qu’elle lui a certainement permis de trouver « des perspectives qui jetaient quelques rayons sur son cas, sur les dérèglements nerveux de son enfance surtout » (p. 142). À cet égard, David Steel mentionne notamment le rôle qu’a pu jouer dans la formation de la psyché de Gide sa tante Matilde, femme volage et voluptueuse qui apparaît dans La Porte étroite sous les traits d’un avatar, Lucile Bucolin. Dans le récit, Jérôme, double imparfait de Gide, « raconte avoir été victime d’une initiative érotique de la part de sa tante Lucile » (p. 143). Steel interroge l’éventuel caractère autobiographique de cet épisode, et voit « un parallélisme » avec l’attitude de Gide envers les jeunes gens, ainsi qu’avec la situation d’un autre personnage du récit, Alissa — avatar de Madeleine Gide —, qui, comme Jérôme suite à cet épisode, est « blessée moralement » par les agissements de sa mère (p. 146). Steel délivre alors une clé d’interprétation de cette œuvre, mais dessine également un lien entre Gide et sa tante Matilde, avançant qu’en trompant sa femme, qu’en mettant en avant la volupté, il a « choisi un parcours pareil à celui de sa tante » (p. 147).

21L’étude de Steel permet aussi de montrer dans quelle mesure les travaux de Freud ont pu « révéler [à Gide] quelque partie de [lui] », donner une « explication de [lui]-même34 » — tant dans une optique d’adhésion que de rejet — et nourrir sa réflexion sur la construction de son être et sur les origines de son orientation sexuelle. Freud semble avoir enfin permis à Gide de mettre des mots sur des concepts qu’il envisageait, comprenait, si ce n’est vivait déjà, à l’exemple du refoulement.

22En reconstruisant le lien complexe qui unit Gide à Freud, entre intérêt, reconnaissance et adversité, David Steel propose ainsi une image de la réception de la psychanalyse dans la littérature française35. Ce faisant, il offre maintes clés éclaircissant des aspects de la pensée de Gide et permettant de (re)lire son œuvre.