Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Septembre 2025 (volume 26, numéro 8)
titre article
Laëtitia Bertrand

Lui, eux et nous : altérités baudelairiennes

Patrick Labarthe (dir.), Baudelaire et ses autres, Genève : Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2023, EAN 9782600065030.

1Un livre faisant entendre un chœur de chants baudelairiens : tel est l’ouvrage dirigé par Patrick Labarthe, Baudelaire et ses autres, issu d’une série de conférences données à l’université de Zurich et paru en 2023 aux éditions Droz. Dans sa préface intitulée « Nécessité de Baudelaire » (pages ix-xxix), Patrick Labarthe affirme en effet que le fil rouge reliant chaque contribution propose d’écouter « les voix multiples qui dialoguent ou s’affrontent au sein d’une subjectivité » (p. x) faite d’autres — l’ensemble formant une « polyphonie énonciative » dessinant l’expression, l’intertexte et l’héritage poétique de Baudelaire. Les auteurs qu’il a lus, ceux qu’il a influencés, les analyses de la critique universitaire qui l’étudie et le feuilletage énonciatif mis en scène dans son œuvre forment autant de voix complémentaires dans l’harmonie complexe qui recompose sans cesse notre appréhension du poète.

2Cette épaisseur de voix prouve, selon Patrick Labarthe, qu’il y a une « nécessité de Baudelaire » (p. ix), qui serait « la conscience fondamentale de la modernité poétique » (p. xi) ; le « flou sémantique » de cette notion suppose d’en délimiter les termes autant qu’à en accepter les tensions inhérentes. Patrick Labarthe invite à « nouer ensemble [les] contraires » en rappelant par exemple qu’il y a une « continuité reliant le poète au romantisme », celle-ci étant précisément essentielle pour comprendre son « importance » dans la construction d’une modernité poétique. Cette question rejoint les travaux d’historiens de la littérature qui se multiplient depuis une vingtaine d’années1. D’autre part, le bicentenaire de la naissance du poète, dans lequel s’inscrit cet ouvrage collectif, témoigne également du dynamisme des études baudelairiennes et de leur lien étroit avec cette entreprise définitoire.

3En l’occurrence, pour mieux contextualiser les articles réunis dans son ouvrage, Patrick Labarthe établit dans sa préface un panorama historiographique de la réception baudelairienne, depuis ses premières lectures au xixe siècle jusqu’à aujourd’hui. Une telle « historicité de la réception » (p. xv) crée « autant de Baudelaire autres suscités pas l’œuvre » : réapproprié par chacun de ses lecteurs, l’auteur des Fleurs du mal reflète les enjeux, conscients ou non, de l’époque qui l’actualise selon son propre prisme.

4Le recueil Baudelaire et ses autres prolonge cette richesse historiographique en offrant à ses collaborateurs une liberté d’approche à même de prolonger la diversité des lectures qui caractérisent la réception baudelairienne. Ce cahier des charges donne à lire la réunion de vingt-quatre articles aux méthodologies variées et aux contenus savants, assortis de la préface de Patrick Labarthe et d’une postface de Jean-Paul Avice ; l’ensemble s’organise en quatre grandes parties de tailles semblables — six articles dans la première, sept dans la deuxième et troisième, cinq dans la quatrième. Les contributeurs viennent d’horizons variés : les chercheurs baudelairiens côtoient des spécialistes de littérature française d’autres siècles ou de littérature étrangère ; certains sont issus de champs différents, comme la linguistique, la littérature comparée ou l’histoire de l’art ; d’autres encore enrichissent leurs analyses scientifiques de leur expérience de traducteur. La mise en regard d’approches et de méthodes aussi diverses renouvelle avec élégance les études baudelairiennes et constitue une nouvelle preuve que la recherche sur le xixe siècle bénéficie du dialogue entre les disciplines2.

5La première partie propose une « résonance Baudelaire » (p. xxvii) en faisant entendre les échos de la parole baudelairienne à différentes échelles : John E. Jackson étudie la dramaturgie énonciative des Fleurs du mal, Jean-Claude Mathieu analyse le tissage entre tonalité affective et musicale, et Antoine Compagnon présente la résonance de la psychomachie baudelairienne dans le champ social. Ces analyses transversales sont suivies de trois études plus spécifiques sur le rapport de Baudelaire aux voix passées, à travers celles de Villon (Jacqueline Cerquiglini-Toulet), de Pascal (Béatrice Guion) et la Renaissance (Olivier Pot).

6La deuxième partie est centrée sur « l’empathie de quelques grands esprits avec Baudelaire » (p. xxvii), contemporains ou presque, et souvent caractérisés par l’ambivalence de leur rapport avec le poète : Barbey d’Aurevilly (Pierre Glaudes), Huysmans (Bertrand Marchal), Drieu la Rochelle (Jean-François Louette), Valéry (Michel Jarrety). Cette empathie existe également entre Baudelaire et les peintres de son temps : Christine Peltre aborde le rapport entre le poète et les Orientalistes, et Julien Zanetta la question des « douteurs » dans la critique d’art baudelairienne. Aurélie Foglia propose quant à elle d’étudier les phénomènes de défiguration du sujet lyrique comme marque d’un rapport au monde altéré par la mélancolie.

7La troisième partie de l’ouvrage est davantage centrée sur le Spleen de Paris : Jean-Michel Adam revient sur la construction de ce projet ambitieux, et Dominique Combe rappelle les rôles qu’y ont joués Sainte-Beuve et Aloysius Bertrand. Les autres articles étudient des notions importantes dans ce recueil et les « Tableaux parisiens » : le dialogue entre le fantaisisme de Nerval et le bohémiamisme de Baudelaire (Filip Kekus) ou le fantastique réel des marionnettes parisiennes (Dagmar Wieser). Avec une visée plus transversale, Aurélie Leclercq étudie le rôle joué par l’événement et par l’imprévu dans l’œuvre baudelairienne, Christoph Gross s’intéresse à l’influence du Parnasse dans une strophe inédite des « Bijoux », et Paolo Tortonese établit une archéologie de la théorie du comique proposée par Baudelaire.

8Enfin, la dernière partie de l’ouvrage aborde la tension entre la réussite et l’échec dans l’œuvre baudelairienne, mais aussi dans sa réappropriation : Peter Fröhlicher analyse le motif céleste comme la marque d’un parcours existentiel entre spleen et idéal, alors que Patrick Suter revient sur le rapport ambivalent de Baudelaire à la nature ; Stefano Prandi et Anthony Mortimer étudient quant à eux les difficultés d’une traduction de Baudelaire respectivement en italien et en anglais.

9Un tel « kaléidoscope » de lectures, pour reprendre un terme baudelairien, a pour conséquence de donner parfois un sentiment d’hétéroclisme, voire de collage arbitraire, entre certaines collaborations au sein d’une même catégorie. Patrick Labarthe reconnaît cet écueil qui n’est, en définitive, que l’expression de la problématique qui réunit chaque article dans son livre : ce chœur de voix aussi multiples que celles formant les recueils ou la posture auctoriale du poète permet de faire résonner le chant propre à cet « irréductible3 » Baudelaire. Néanmoins, pour rendre compte du mieux possible de cet ouvrage et en simplifier la compréhension générale, cette recension suit un plan légèrement différent. La première partie du compte rendu réunit les études de la poétique et du lyrisme baudelairien relativement à l’altérité ; la deuxième aborde les échos intertextuels avec d’autres auteurs et artistes, qu’ils soient sources ou objets de réflexion dans l’œuvre du poète ; enfin, la dernière partie se concentre sur la réception de Baudelaire du xixe siècle à aujourd’hui.

Je e(s)t l’Autre

10L’article « Baudelaire sujet spectral » (p. 233-247) d’Aurélie Foglia s’intéresse aux phénomènes de défiguration lyrique dans l’œuvre du poète comme dans son rapport au monde. Les Fleurs du mal marquent une crise du sujet lyrique relevant aussi d’une crise métaphysique : le je s’identifie alors avec des figures qui « lui servent à dérouler brièvement la fable de sa propre désidentification » (p. 235) en montrant qu’il a la « conscience intime » d’être une « fiction ». Aurélie Foglia parcourt donc, au fil de son article, la « galerie de figures effacées » des allégories et des personnages où se cache le Moi ; elle souligne que cette dissolution du sujet rejoint celle du lecteur qui, par empathie, « entre dans la fiction et vit d’une vie factice, plurielle » (p. 243). Entre sa fusion hyperesthésique dans l’extériorité et sa dissolution dans le poncif, la « singularité expressive du sujet » (p. 245) est constamment mise en danger — mais cela ne prouve-t-il pas que le lyrisme de Baudelaire dessine sa marque identitaire dans la « psychomachie » (p. 236) ?

11Dans son article « Baudelaire et le corps affectif » (p. 3-21), John E. Jackson développe quant à lui le concept de « sensorialité affective » (p. 4), facteur de subjectivation par le corps et le ressenti : cela permet à l’instance lyrique baudelairienne, même dépersonnalisée, de se définir par les contradictions et les pulsions intérieures qui lui sont inhérentes. De cette manière, Baudelaire rend « sensible une imagination morale au fond très abstraite » (p. 6) au lieu de simplement décrire les conflits qui déchirent la conscience du je. John E. Jackson étaye sa démonstration à l’aide d’exemples précis tirés des Fleurs du mal : « La servante au grand cœur… », le premier « Spleen », « La Chevelure », « Le Vampire », « Une Martyre » et « Un Voyage à Cythère » illustrent « le pouvoir d’incarnation d’une parole dont la force d’interpellation est aussi sensible en 2023 qu’elle l’était en 1857 ou 1861 » (p. 21). Mêlant sensibilité et sensorialité, les allégories ainsi dessinées par Baudelaire proposent une expérience corporelle partagée par-delà la frontière des mots et des siècles.

12Parmi les sensations, Jean-Claude Mathieu choisit les stimuli sonores : il étudie plus précisément l’isotopie et la symbolique de l’écho, perçu comme « retentissement » ou « résonance », dans son article « L’écho baudelairien » (p. 45-65). À la fois signe de l’impersonnalité lyrique et de la correspondance entre les souvenirs et la vie, l’écho baudelairien doit tenter de garder un fragile équilibre malgré la menace constante des dissonances, des malentendus et de l’ironie. À travers l’analyse de poèmes tels que « Correspondances », « Chant d’automne » ou « Les Phares », Jean-Claude Mathieu propose une étude très pointue d’une double notion dont les nuances sont fines : comme l’illustre « La Chambre double », le retentissement est le coup à l’origine du son, alors que la résonance amplifie son écho. La poésie de Baudelaire pense donc la « résonance de la vie, de ce qui a été vécu et de ce qui n’a jamais été », de ce qui naît de la rencontre « de la musique des vivants, de la tonalité de l’âme, de la tonalité de la langue » (p. 47). Dès lors, le poète marginal « se reconnaît comme trame d’échos » (p. 48), et construit ainsi un sujet lyrique impersonnel à l’identité plurielle : il incarne « la singularité dans la plus grande densité » (p. 49).

13Davantage axé vers une problématique liée au temps et à son ressenti, l’article d’Aurélie Leclercq, « Baudelaire et l’événement. Répétition, monotonie, surgissement » (p. 367-380), démontre en quoi ces trois notions sont liées à l’altérité : elles permettent à la fois l’apparition de l’Autre, mais aussi une réflexion sur l’autre, et invitent ainsi à « saisir comment Baudelaire pense, poétiquement, l’événement, et cherche, dans le choix de certains modes d’expression, à le faire advenir — ou, au contraire, à en dire l’impossibilité » (p. 368). La monotonie est synonyme de spleen et d’Ennui pour le dandy qu’est Baudelaire ; or, l’événement, en particulier politique, lui semble être davantage la répétition du même qu’un surgissement apte à changer la marche mortifère du monde. Dès lors, la poétique baudelairienne tente de composer avec cette tension entre l’ordre et le mouvement : « la poésie apparaît comme l’expression du beau […] avec le spleen : le beau qui compose avec le monotone, voire qui émane de lui » (p. 372-373). Pour illustrer son propos, Aurélie Leclercq analyse plusieurs poèmes tels que « À une passante », « Les Sept Vieillards », « Le Voyage » ou « La Chambre double », qui montrent tous que l’événement se heurte à l’échec du même. La mort serait-elle, par sa radicalité, le seul événement qui surgisse sans décevoir le poète ? « Le Rêve d’un curieux » invite à croire le contraire.

14En contrepoint de cette réflexion sur le temps menée par Aurélie Leclercq, Patrick Suter s’intéresse plutôt à l’espace, et plus spécifiquement à l’ambivalence du rapport entre « Baudelaire et la nature » (p. 497-483) selon s’il est religieux ou esthétique. Dans le premier cas, le poète suit la théorie de Joseph de Maistre selon laquelle la nature « porte la marque de la chute » (p. 469), et fait l’éloge au contraire de l’artifice ou du maquillage. Mais dans les « Correspondances » et ses Salons, la nature sublimée par l’imagination et les sensations est l’occasion d’extases esthétiques. Pour mieux cerner cette contradiction, Patrick Suter recourt aux outils anthropologiques de Philippe Descola : les quatre ontologies qu’il développe dans son ouvrage Par-delà nature et culture permettent ainsi de déterminer que Baudelaire a une approche naturaliste plus qu’analogiste de la nature. En effet, celle-ci apparaît comme un « stock de matériaux qu’il s’agira de combiner pour produire des objets culturels » (p. 478) : elle est davantage réservoir de correspondances pour composer un poème qu’un microcosme ordonné comme le voudrait le « monisme » (p. 479) de Swedenborg. Cette lecture productiviste explique pourquoi Baudelaire valorise le travail poétique, qu’il oppose radicalement à la nature — il est en cela « sur-naturaliste ». Par opposition à Hugo qui intègre une lecture animiste à un système analogiste pour évoquer la nature, celle-ci « est vue de façon moderne » (p. 481) chez Baudelaire car les correspondances n’existent que « dans l’espace du poème » (p. 482). Dès lors, bien que, selon le prisme baudelairien, la nature soit mauvaise, elle offre un « fond allégorique » (p. 483) qui permet de l’exploiter « artificiellement, dans l’artifice de la poésie ou de la prise de drogue ».

15Dans le prolongement de celui de Patrick Suter, l’article « Poétiques du ciel dans Les Fleurs du mal » (p. 441-466) de Peter Fröhlicher montre la désacralisation, chez Baudelaire, des valeurs traditionnelles du ciel au profit du nuage, devenu symbole de la tradition et de la modernité. Ces « changements poétologiques » (p. 441) accompagnent un parcours existentiel au sein du recueil. Ainsi, le poème-seuil « Bénédiction » présente « deux variantes opposées du regard au ciel » (p. 446) : les reproches que la mère du poète adresse à Dieu sont le contrepoint de la bénédiction que le je lyrique accorde au Ciel. Le Cygne et les Aveugles illustrent quant à eux le rapport de l’humain à une « instance impassible » (p. 447), vide, qui est présentée comme l’Inconnu dans le poème « Obsession ». Le quatrième « Spleen » et « Le Couvercle » offrent une autre variation sur ce motif en montrant « la version la plus grotesque et la plus élaborée d’un ciel désacralisé » (p. 452). Les poèmes faisant apparaître des nuages symbolisent plutôt la marginalité ou le deuil et construisent ainsi un « espace identitaire pour le sujet » (p. 466). Enfin, « Le Voyage » résume l’itinéraire poétique des Fleurs du mal en faisant une « dénégation systématique des valeurs affichées dans “Bénédiction” » (p. 464). Dès lors, le panorama proposé par Peter Fröhlicher met en évidence comment, chez Baudelaire, la « déconstruction du ciel traditionnel va de pair avec une quête de nouvelles valeurs » (p. 466).

16Préférant l’univers urbain à la nature, l’article « Ligne courbe, ligne droite » (p. 23-43) d’Antoine Compagnon se nourrit de l’histoire socio-littéraire pour expliquer les jeux de pouvoir au sein des sociabilités culturelles du xixe siècle, et spécifiquement au sein de la littérature polémique, qui sont nécessaires à la construction d’une identité auctoriale. Antoine Compagnon étudie ainsi trois tropes littéraires popularisés par Balzac dans ses Illusions perdues, l’athlétisme, la camaraderie et l’éreintage, que Baudelaire se réapproprie au sein de ses articles publiés dans la petite presse entre 1845 et 1846. L’athlète, et plus précisément le maître d’armes, est ainsi perçu comme un avatar du poète romantique ; « Le Soleil » et les « Conseils aux jeunes littérateurs » reprennent l’image de l’escrime pour louer le « tempérament énergique » et la « robustesse physique » (p. 25) de l’artiste, sans pour autant nier que ce duel est peut-être voué à l’échec. La camaraderie relève davantage de l’alliance ou du sport d’équipe entre plusieurs poètes ; les « Conseils aux jeunes littérateurs » rappellent avec ironie qu’avoir des amis comme des ennemis permet d’exister dans le monde littéraire. Baudelaire tente cependant de dépasser cet impératif social en revendiquant, dans le Salon de 1845, son indépendance ; en l’occurrence, ses quelques tentatives avortées de collaborations dans la presse laissent à penser qu’il n’avait pas la ténacité pour conduire des alliances pérennes dans le milieu journalistique. Enfin, la pratique de l’éreintage — ce terme est un néologisme du poète des Fleurs du mal, ses contemporains parlant plutôt d’éreintement — témoigne des « goûts du premier Baudelaire pour la démolition des hommes en vue », notamment pour affirmer sa « déclaration de guerre des jeunes contre les anciens » (p. 39). Choisissant le coup d’estoc pour mieux souligner sa singularité, le jeune dandy des années 1845 façonne déjà la posture provocatrice qui sera l’étendard de ses recueils à venir. Mais, comme le résume Antoine Compagnon, « le combat contre soi-même reste le plus rude pour le poète » (p. 43).

Échos d’autres voix

17L’article « Spectres de Villon » (p. 67-76) de Jacqueline Cerquiglini-Toulet débute chronologiquement la série d’études sur les sources baudelairiennes en relevant les similitudes entre ces deux poètes parisiens. Bien que Baudelaire ne mentionne qu’une seule fois son aîné, il semble lui faire écho à travers des thèmes communs tels que la mort, la ville, la prostitution ou l’exil. L’univers médiéval est à la mode dans les années 1850, mais Baudelaire y recourt moins par goût du pittoresque que pour nourrir une réflexion sur le memento mori ; Villon transparaît comme un « fantôme » (p. 74) derrière les souvenirs du Juif Errant, du pendu, du fruit trop mûr ou de la pourriture. Si le poète des Fleurs du mal ne présente pas de testament, il invite comme Villon à s’interroger sur les valeurs du don — celui aux pauvres dans « Le Gâteau », à la maîtresse hantée dans « Le Revenant », ou au poète lui-même dans « Le Don des Fées ». Jacqueline Cerquiglini-Toulet rappelle ainsi que le poète médiéval, du fait de sa présence spectrale dans l’imaginaire baudelairien, « anime » (p. 74) sa poésie plus qu’il n’y paraît de prime abord.

18Spécialiste de la poésie de la Renaissance et de ses liens avec la mélancolie, Olivier Pot propose à son tour « Une archéologie de la lyrique baudelairienne » dans son article sous-titré « ou l’ombre portée de la Renaissance » (p. 77-124) : il explore en effet les dettes que Baudelaire doit au xvie siècle, déjà réhabilité par Lamartine et Gautier. Commençant par donner un panorama de la réception de la Pléiade et des grotesques au xixe siècle, il aborde ensuite les poétiques spécifiques au xvie siècle et les compare avec la poésie de Baudelaire au sein d’études textuelles précises. « À une mendiante rousse » illustre par exemple le pouvoir du grotesque, propre à transformer une réalité basse en beauté, allégorisant ainsi la poésie lyrique « repensée ou plutôt approfondie à partir du chansonnier ronsardien » (p. 89). La « gaieté emprunte de mélancolie » (p. 96) du furor bachique ronsardien et rabelaisien trouve également un écho dans « l’ambivalence de Baudelaire à l’égard de l’inspiration due au vin » (p. 98). Olivier Pot mentionne de même ce que Baudelaire doit à la « poétique des choses » (p. 106) issue de l’allégorie et du blason, notamment au sein du poème « Le Chat » et du premier « Spleen ». Enfin, le critique étudie l’influence d’Aubigné dans le rapport intellectuel et amoral que Baudelaire entretient avec le mal et l’horreur : dans ses Fleurs du mal, le poète voudrait non pas dénoncer le vice, mais « rendre sensible la douleur muette et infinie du monde telle que l’incarnent les êtres bas dans une sorte de “sublime grotesque” » (p. 122).

19Béatrice Guion s’intéresse au siècle suivant en abordant « Baudelaire lecteur de Pascal » (p. 125-168) dans la continuité des travaux de Georges Poulet et Philippe Sellier. Avec clarté et méthode, elle commence par un panorama historique et historiographique pour situer la lecture que Baudelaire a faite de Pascal et les travaux scientifiques mettant en regard les deux auteurs. Elle inventorie ensuite les traces textuelles du philosophe dans le corpus baudelairien, puis établit une analyse du poème « Le Gouffre » à l’aune des thématiques chères aux Pensées, relues par le romantisme comme une « confession d’une âme que le doute conduit au désespoir » (p. 163) : les figurations de l’infini, l’obsession du nombre, et le dialogue de la folie et du génie menant à la mélancolie. Elle conclut alors que le Pascal de Baudelaire non seulement est tributaire de la réception contemporaine, mais aussi transparaît à travers deux thèmes majeurs : l’infini et le divertissement.

20Dans son article « Baudelaire et la théorie du comique » (p. 381-391), Paolo Tortonese revient sur les sources de l’essai De l’essence du rire pour mieux comprendre comment le poète a construit une réflexion au carrefour entre « une pensée traditionnelle » et une « théorie moderne » (p. 382). Pour Baudelaire en effet, « sa théorie du comique est la théorie du comique » ; pourtant, il est possible d’y distinguer trois « couches de discours qui se superposent ». La première strate hérite de la religion catholique et de la lecture platonicienne, toutes deux hostiles au rire qu’elles considèrent comme une marque de bassesse ; la deuxième est due à l’influence de Bossuet, qui interprète le rire comme l’expression de l’orgueil humain et du péché originel. Dans l’essai baudelairien, cette lecture oblitère la première strate car le poète des Fleurs du mal « ne rejette pas la bassesse de l’objet risible », mais s’intéresse au « sujet rieur […] dans sa condition d’être tenté […] par un démon qui insinue en lui une sorte de duplicité » (p. 389). Le rire selon Baudelaire est donc intrinsèquement duel et satanique : il emprunte au romantisme et à Kant une vision désintéressée du rire comme expérience poétique. Au terme de son étude, Paolo Tortonese soulève une question : pourquoi Baudelaire a-t-il eu besoin « de recourir à la théologie pour en arriver à l’esthétique » ? (p. 391) Il hérite en cela surtout du romantisme et de son imagerie satanique, qui permet d’assurer « la liaison entre le sentiment et l’autonomie de l’art, absolutisé, et le sentiment de la dualité humaine ».

21L’article « Baudelaire, Sainte-Beuve et Bertrand. L’invention du “poème en prose” » (p. 423-437) de Dominique Combe choisit plutôt d’étudier le Spleen de Paris et sa génétique à l’aune de ceux qui l’ont peut-être influencé. Alors même que ni Baudelaire ni Bertrand ne parlent de « poème en prose », peut-on dire sans céder au biais de confirmation que le poète de Gaspard de la Nuit est un précurseur du genre ? Dominique Combe rappelle les nombreuses ambivalences qui caractérisent la lettre-dédicace en tête du recueil : son éloge ambigu à Bertrand est peut-être une manière de rendre hommage à Sainte-Beuve, qui l’a publié de manière posthume, ou de manière plus large au romantisme ; peut-être aussi est-ce une manière, « dans un geste délibéré de défi et de provocation » après le procès des Fleurs du mal, « de sacrifier la poésie, et de renoncer au vers au profit de la prose » (p. 428). Le rapport complexe de Sainte-Beuve à Bertrand, et de Baudelaire à ces deux poètes qu’il présente comme mentors, révèle autant une stratégie publicitaire pour construire une posture auctoriale qu’une allégeance poétique. En outre, Dominique Combe souligne que Bertrand, malgré son rôle de passeur, a été lu et compris à partir du Spleen de Paris, ce qui fait du poème en prose « une invention rétrospective de la génération “symboliste” et “décadente”, à la suite de Baudelaire » (p. 435).

22L’article « Baudelaire et le Parnasse, ou l’Eros du Beau. Sur une strophe inédite des “Bijoux” » de Christoph Gross renouvelle les études consacrées au lien entre le poète moderne et les adeptes de l’art pour l’art en étudiant un poème que « la critique semble avoir négligé » (p. 399) dans le cadre de cette comparaison. S’il est en effet admis que Baudelaire partage avec le Parnasse le rejet du « sentimentalisme néo-romantique » (p. 396) et le « culte du beau » (p. 398), Christoph Gross rappelle que le poète des Fleurs du mal occupe une « position intermédiaire entre romantisme et anti-romantisme » (p. 399) : ses liens avec le Parnasse doivent être pensés relativement à cette nuance. Après avoir donné ces éléments de contexte, Christoph Gross mène une analyse inédite de la neuvième strophe des « Bijoux » qui a été révélée lors d’enchères à l’hôtel des ventes Drouot à Paris fin 2019 et qui ajoute une « morale poétologique » (p. 403) au contenu érotique du poème, contrebalançant ainsi « la physique du corps nu par une métaphysique de la forme idéale ». Dès lors, il est permis de réinterpréter « Les Bijoux » comme une « métaphore de l’œuvre d’art » (p. 407) : le bijou est à la fois le sujet thématique, le corps nu de la femme et le poème lui-même. Cette triple interprétation nourrit l’esthétique du mundus muliebris et la « poétique de la sublimation » (p. 421) caractéristiques de l’œuvre baudelairienne. En conclusion, « Les Bijoux » peuvent être considérés comme un « poème (pré)parnassien qui se présente dans un costume libertin » (p. 422).

23Préférant un corpus plus large, Filip Kekus traite des similitudes entre Nerval et Baudelaire au sein de son article « Du fantaisisme nervalien et du bohémiamisme baudelairien, comparés comme moyen de développer l’esprit poétique » (p. 235-246). Il propose de comparer les deux poètes autour de la notion de surnaturalisme, formant le lien entre le romantisme fantaisiste du premier et la modernité poétique du second. Le fantaisisme de Nerval et le bohémiamisme de Baudelaire partagent en effet une même « poétique du vagabondage » (p. 326) où les « rêves » et les « perceptions altérées » permettent de « percevoir poétiquement le réel » : cela se traduit dans leur écriture par un « culte de la sensation » (p. 327), parfois démultipliée par les paradis artificiels ou la folie, pour aller vers une « exploration lucide d’un état de poésie absolue » (p. 332). Malgré quelques « divergences méthodologiques » (p. 345) qui ne leur font pas des révélations de la même nature — métaphysique pour Nerval, esthétique pour Baudelaire —, les deux poètes recourent à la fantaisie pour transfigurer le réel et ainsi poser les bases de la modernité poétique.

24Glissant de la fantaisie au fantastique, Dagmar Wieser compare le poète des « Tableaux parisiens » à un auteur allemand dans « Baudelaire, Kleist et les marionnettes de Paris » (p. 347-366). Analysant Paris comme un décor pour « fantoches désarticulés » (p. 348) où Baudelaire peut mener une réflexion esthétique et théologique sur l’homme moderne, la critique rappelle la dette que ce type d’approche doit à Hoffmann, mais surtout à Kleist. Elle dresse alors un panorama des similitudes et différences entre les deux poètes, notamment autour de la mise en scène du pantin et de son marionnettiste, « l’Esprit du mal » (p. 363), comme mise en abyme de la condition humaine. Ce theatrum mundi développe une forme hybride de « réalisme fantastique » (p. 365) : les pantins parisiens, à la fois vivants et allégoriques, inscrivent le fantastique à même le réel et introduisent ainsi en littérature « un fantastique d’une nouvelle sorte » : le « fantastique réel de la vie » (p. 362).

25Christine Peltre adopte quant à elle un point de vue pictural en étudiant le lien existant entre « Baudelaire et l’Orient des Salons » (p. 171-180) : une cinquantaine d’années après l’exposition consacrée au poète au Petit-Palais en 1968-1969 qui avait alors conduit à une redécouverte de l’orientalisme, elle invite à se réinterroger, « au miroir des travaux récents » (p. 171), sur le rapport entre la critique d’art baudelairienne et ce mouvement contemporain. Elle compare en particulier les Salons de Baudelaire avec ceux de Gautier, autant modèle que repoussoir pour le poète des Fleurs du mal : malgré son inspiration avouée pour ce « commentateur attitré du lointain » (p. 173), Baudelaire s’en distingue à plusieurs égards, notamment par sa répugnance à voyager ou par sa description de l’Orient picturale et esthétique plutôt qu’historique et pittoresque. En définitive plus proche de l’orientalisme des symbolistes que de celui de Gautier, Baudelaire procèderait ainsi à une forme de « désorientalisation » (p. 179).

26L’article de Julien Zanetta, « Baudelaire et le doute en peinture » (p. 181-195), poursuit cette veine picturale en faisant un panorama de ceux que le salonnier nomme les « douteurs », les « singes du sentiment » et les « éclectiques » dans les Salons de 1846 à 1859. L’appréhension artistique du doute dans la critique baudelairienne repose sur deux notions antinomiques : l’indécision et l’assurance, révélant respectivement « un vrai doute et un faux doute » (p. 181) — le premier menant à un chef-d’œuvre, le second à une impasse. Le mauvais doute peut se manifester de plusieurs manières : par l’absence de choix, de système et de tempérament, ou encore par la répétition du même sans prise de risque. Inversement, l’artiste talentueux refuse « la conciliation trop facile et compromettante de l’éclectisme » (p. 190) et recherche au contraire une « prudence réflexive » (p. 193), illustrée par exemple par l’esthétique impressionniste ou l’art de la suggestion, pour faire naître une « modernité nouvelle » (p. 190).

Baudelaire lu par d’autres

27Dans cette série d’articles portant sur la réception baudelairienne, Pierre Glaudes nous propose un retour sur la camaraderie ambiguë entre Baudelaire et Barbey : son article « Le “vieux mauvais sujet” et la “crapule de génie”. Barbey d’Aurevilly et Baudelaire » (p. 198-214) revient sur les points communs et les discordes entre les deux amis. Chacun exprime une admiration pour l’autre, « heureux de se sentir reconnu par l’un de ses pairs » (p. 201) ; mais ils l’expriment avec « persiflage » (p. 205) dans un climat « acerbe et désinvolte » (p. 206) qui les pousse à « vouloir s’étonner mutuellement ». C’est donc leur dandysme commun, incarné tant par ce jeu que par leur « nature double et paradoxale » (p. 200), qui les rapproche ; ils partagent de plus une même admiration pour Joseph de Maistre et un rapport spleenétique au monde. Cependant, la défense des Fleurs du mal de Barbey trahit un point de vue contraire à celui de Baudelaire : il y voit « les signes d’une conversion en puissance » (p. 207), et reproche à son ami d’avoir « abdiqué devant le désespoir » (p. 210). Malgré leur émulation et leur respect mutuel, c’est donc leur différence de foi qui sépare les deux dandys.

28L’article de Jean-François Louette (« “Si tu vois M. Baudelaire, dis-lui bonsoir”. Le Baudelaire de Drieu la Rochelle », p. 265-288) étudie à son tour les traces du poète des Fleurs du mal dans l’œuvre de Drieu la Rochelle : son corpus d’analyse très varié comprend notamment quelques inédits. Les nombreux intertextes démontrent que le Baudelaire de Drieu est un reflet autobiographique et culturel qui nourrit une réflexion sur l’écriture, la civilisation et la religion de son temps. Aux yeux de Drieu, Baudelaire n’est « pas allé jusqu’au bout de sa révolte » (p. 268) : il appartiendrait encore au romantisme qu’il dénonce. Il partage cependant avec lui un même rapport au monde fondé sur le dandysme, l’antimodernité et une ironie teintée de mélancolie ; de nombreux répondants allégoriques hérités de Baudelaire démontrent que ce dernier demeure une influence majeure, même inconsciente, dans l’écriture de Drieu.

29Bertrand Marchal s’intéresse quant à lui au « Baudelaire de Huysmans » (p. 215-232) : dans son article clairement structuré, il relève les différentes allusions à Baudelaire dans le corpus de son cadet qui permettent à celui-ci de définir la modernité littéraire et d’établir un manifeste pour la décadence. Comme Verlaine, Huysmans est en effet un « passeur de la modernité poétique de la fin du siècle » (p. 215), notamment au sein d’À Rebours, où Baudelaire apparaît comme « un personnage de roman dans ce méta-roman ». À travers Des Esseintes, Huysmans fait l’éloge du « naturalisme des profondeurs » (p. 217) baudelairien, mais aussi de l’artifice et du poème en prose ; il juge également le talent d’autres auteurs à l’aune de celui de Baudelaire, faisant de lui l’étalon de l’art moderne. Huysmans exprime-t-il des réserves quant à son aîné ? Selon Bertrand Marchal, il regretterait l’absence de « décomposition de la langue elle-même » (p. 230) dans une œuvre qui ne serait pas assez imparfaite pour répondre aux attentes de la décadence fin-de-siècle.

30Passant au siècle suivant, Michel Jarrety étudie un « Valéry à distance de Baudelaire » (p. 249-263). En effet, l’auteur de La Jeune Parque n’a fait que très peu de commentaires sur son cadet, et ambigus de surcroît ; il l’admire davantage parce qu’il a ouvert un passage à Mallarmé que pour son œuvre en tant que telle, qu’il juge trop ancrée dans le lyrisme et la vulgarité romantique. En outre, Valéry ne fait aucun commentaire sur la poésie en prose de Baudelaire, et ne s’intéresse réellement qu’à son pendant classique : il nie ainsi l’appartenance du poète à la modernité — qu’il associe par ailleurs au romantisme et au surréalisme honnis. « L’intérêt du moment Baudelaire est donc pour Valéry de permettre ce passage du romantisme au futur symbolisme » (p. 260), résume Michel Jarrety ; ce dernier rappelle néanmoins que la sévérité de Valéry est constitutive de son ethos de critique, et que sa lecture de Baudelaire souffre surtout de rester « cantonnée au registre du subjectif et de l’allusif » (p. 263).

31Dans « Les poèmes en prose au recueil. La fabrique auctoriale et éditoriale du Spleen de Paris » (p. 291-324), Jean-Michel Adam donne à lire une étude de la génétique auctoriale et éditoriale de ce recueil qui ne cesse, encore aujourd’hui, d’interroger la critique. Rappelant que l’historiographie oppose les « continuistes » aux « discontinuistes » (p. 291) selon si l’on considère ou non le Spleen de Paris comme achevé et conforme à une classification imaginée par Baudelaire, Jean-Michel Adam souligne les difficultés inhérentes à ce type de publication posthume dont la genèse éditoriale est déjà « conflictuelle » (p. 297). La publication ou non de la lettre-dédicace à Houssaye, le choix du titre Spleen de Paris ou Petits poèmes en prose pour le recueil, et la volonté de suivre une liste élaborée par Baudelaire ou la chronologie des prépublications pour l’ordre des poèmes sont autant de manières de défendre une interprétation des intentions de l’auteur plutôt qu’une autre. Jean-Michel Adam mène donc une enquête minutieuse, analysant autant les lettres que les variantes et les dates de publication, pour déterminer les éléments qui relèvent de la fiction éditoriale et ceux qui reflètent la projection que Baudelaire aurait pu avoir de ce pendant des Fleurs du mal.

32Stefano Prandi change de perspective en proposant d’aborder l’œuvre baudelairienne sous l’angle de la traduction : son article aborde ainsi « Les Fleurs du mal dans la poésie italienne de la deuxième moitié du xxe siècle » (p. 485-502). Ayant rencontré un grand succès en Italie, le recueil a été l’objet de traductions plus ou moins fidèles : la première, faite par Riccardo Sonzongno en 1893, a par exemple été faite en prose, sur le modèle des précédentes traductions du Spleen de Paris. Il faut attendre les années 1920 pour que les Fleurs du mal soient traduites en vers et pour que la critique d’art baudelairienne paraisse en langue italienne. La deuxième moitié du xxe siècle marque un retour aux traductions en prose des Fleurs du mal. Stefano Prandi compare ensuite quatre versions de traducteurs-poète : celle de Caproni en 1962, de Raboni en 1973, de Bertolucci en 1975 et de Bufalino en 1983. Si l’on devine les enjeux liés à la réception d’un poète français par des poètes italiens qui se réapproprient leur lecture pour, potentiellement, nourrir leur propre créativité ou faire transparaître leur poétique, on regrette ici que l’auteur de cet article n’ait pas lui-même traduit les textes écrits en italien, que ce soit pour expliciter les choix de traduction ou simplement pour rendre intelligibles les commentaires de ces poètes sur leur appréhension de Baudelaire.

33Anthony Mortimer nous fait entrer dans son atelier en évoquant sa propre expérience de traducteur de Baudelaire vers l’anglais et de professeur de littérature française devant un public anglophone (« Baudelaire en anglais : les enjeux d’une traduction », p. 503-528). Dans son passionnant article, il commence par rappeler le rapport réciproque de Baudelaire à l’anglais : lui-même traducteur de Quincey, Poe et Longfellow, il a également influencé les poètes qui l’ont traduit ou lui ont consacré un essai, comme Swinburne et T. S. Eliot, ou les auteurs qui se sont inspirés de sa prose urbaine, comme Wilde et Stevenson. Pour autant, ses lecteurs étant majoritairement lettrés, Baudelaire a été très peu traduit en langue anglaise ; les traductions de Lowell et Heaney qui sont données ici comme exemples révèlent davantage une réappropriation de leur source qu’une volonté de démocratiser l’accès à la poésie baudelairienne. En prenant ensuite comme objet d’étude sa propre traduction des Fleurs du mal, Anthony Mortimer invite à s’interroger sur les enjeux d’une traduction de Baudelaire au début du xxie siècle : la difficulté réside dans l’équilibre entre « l’ambition créative » et le « devoir d’information » (p. 512), mais aussi entre le respect de l’œuvre originale et son adaptation à la tradition poétique anglaise. Pour rendre concrètes ces interrogations, Anthony Mortimer expose les différentes méthodes qu’il a adoptées et les difficultés qu’il a rencontrées pour traduire le « Cygne » : le choix du mètre, des rimes, de la ponctuation, du niveau de langue doit rendre audible l’effet poétique sans rendre visible l’artifice de la traduction. « L’essentiel n’est pas d’imiter la musique de Baudelaire », conclut-il avec modestie, « mais de forger une nouvelle musique capable de produire un effet semblable » (p. 518).

34Qui sont les autres pour Baudelaire ? demande Jean-Paul Avice dans sa postface. Obstacles ou muses, lectures appréciées ou lecteurs projetés, expression du Moi intérieur ou reliquats d’un lyrisme disloqué, ils sont les voix que notre sensibilité fait résonner depuis deux siècles ; et, que ces voix soient consonantes ou discordantes, elles rappellent toujours que l’identité intrinsèque du poète est, conformément au « droit de se contredire » qu’il revendique avec passion, tournée vers l’altérité.