Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Septembre 2025 (volume 26, numéro 8)
titre article
Christophe Premat

Aux prises avec le système littéraire francophone : une socio-histoire critique

Engaging with the Francophone Literary System: A Critical Socio-History
Pierre Halen, Approches du système littéraire francophone. Essais (1998-2024), préface de Tristan Leperlier, Paris : Éditions Sépia, coll. « Études littéraires africaines », 2024, 292 p., EAN 9791033406266.

1 Penser un « système littéraire francophone » relève presque de la gageure. La notion de système implique cohérence, articulation et reconnaissance d’un ensemble structuré de pratiques et d’institutions. Or, la francophonie littéraire se caractérise au contraire par sa dispersion, sa conflictualité et son hétérogénéité. Entre espaces dominants et périphéries multiples, entre capitales symboliques et traditions locales, entre trajectoires individuelles et dynamiques collectives, la littérature francophone semble constamment défier toute tentative de totalisation. Pierre Halen a patiemment exploré ce paradoxe au cours d’une carrière consacrée à l’analyse socio-historique des littératures francophones. D’ailleurs, de ce point de vue, l’auteur nous fournit des pistes possibles de réflexion vis-à-vis d’un champ qui, s’il s’est considérablement développé ces dernières années, a encore un bel avenir devant lui. L’enjeu consiste à comparer les différentes aires de projection du français :

je me souviens d’avoir un jour heurté une partie de mon auditoire en suggérant qu’il y aurait intérêt à comparer le rôle politico-social du luxembourgeois et du wolof, toutes deux langues en adstrat du français, et les corpus littéraires correspondants ; il me semble pourtant, encore aujourd’hui, que ce genre de projet de recherche serait prometteur. (p. 18)

2Ce rapprochement, en apparence incongru, résume pourtant l’ambition de Pierre Halen. Penser ensemble le luxembourgeois et le wolof, c’est refuser d’enfermer la francophonie dans des logiques géographiques ou hiérarchiques préétablies. Ce rappel souligne que les dynamiques de cohabitation linguistique et de création littéraire ne se limitent pas à une opposition Nord–Sud, mais traversent l’ensemble des espaces où le français coexiste avec d’autres langues. Dès lors, le champ francophone n’apparaît pas comme une totalité achevée, mais comme un laboratoire de réflexion toujours en devenir, ouvert aux hypothèses les plus fécondes.

3 En réunissant dans un même volume ses essais publiés entre 1998 et 2024, l’auteur propose à la fois une anthologie personnelle et un témoignage unique sur la manière dont ce champ critique s’est constitué, transformé et consolidé en trois décennies. L’ouvrage ne se contente pas de juxtaposer des textes antérieurs : il organise une progression qui reflète l’évolution de la réflexion, en partant des identités et périphéries pour aller jusqu’à l’étude des circulations et des hiérarchies. Ce livre est d’autant plus précieux qu’il offre au lecteur la possibilité de resituer l’histoire des débats dans une chronologie longue, et de mesurer combien les tensions autour de la légitimité francophone restent actuelles. On apprécie l’hommage rendu à l’écrivaine et essayiste tunisienne Hélé Béji, dont l’ouvrage L’Imposture culturelle (1997) a guidé une partie des réflexions de Pierre Halen (p. 24). Voici ce qu’elle y écrivait et qui peut servir de fil directeur pour entrer dans le champ socio-historique du système littéraire francophone :

La terre où je me contemple est l’Orient, le lieu où je m’exprime est l’Occident. La bizarrerie de cette posture ne m’échappe pas, car je m’éprouve d’abord sous la forme d’une géographie paradoxale, dans laquelle rien ne correspond mais où tout communique. Cette architecture darde inlassablement sur mes pensées la luminosité changeante — rayon, levant, rayon couchant — d’une indiscernable demeure1.

4Lire Pierre Halen à la lumière de cette « indiscernable demeure » conduit à reconnaître que le système littéraire francophone ne se comprend qu’en assumant ses contradictions, ses chevauchements et ses fractures. Encore faut-il accepter que cette hétérogénéité, loin de constituer un défaut, constitue la condition même de sa vitalité critique et de son pouvoir heuristique.

Identités et périphéries

5 La première partie de l’ouvrage est consacrée aux identités périphériques. Pierre Halen scrute les zones marginales, les écrivains venus des bords, et interroge ce que signifie écrire dans un espace où l’autorité symbolique se concentre ailleurs. Dans le contexte de la mondialisation, la marginalité renforce paradoxalement la notion de centre :

L’adjectif marginal, de son côté, fait lui aussi la part trop belle au régime dominant, puisqu’il connote l’anormalité tolérée par la norme (ou même fondant la norme) : paradoxalement, la valorisation du marginal, de l’underground, de l’irrégulier, etc., en tant que tels, est toujours un hommage rendu à la norme que ces notions présupposent. Dès lors, sur la base de la vieille notion de marche — antérieure au type de structure politique qui a caractérisé l’État-nation et les Empires expansionnistes —, je propose d’utiliser marchinal, qui a le mérite d’insister sur la distance et sur la lâcheté du lien qui attache la périphérie au(x) centre(s). (p. 31)

6Par la création du terme marchinal, Pierre Halen cherche à dépasser l’ambiguïté du mot marginal, trop dépendant de la norme qu’il prétend contester. La marginalité, telle qu’on la conçoit d’ordinaire, reste prisonnière d’une logique binaire centre/périphérie, où la marge ne prend sens que par rapport à un centre qui la tolère ou l’exclut. Or, en mobilisant l’ancienne notion de marche — zone frontalière mouvante, espace de contact et de tensions —, Pierre Halen met en avant la distance, la fluidité et le caractère relâché du lien entre centre et périphérie. Le marchinal ne renvoie donc pas à une simple exclusion, mais à une position spécifique d’observation et de création, où l’écrivain peut tirer parti de l’entre-deux. Alors que Pascale Casanova, dans La République mondiale des lettres (1999), décrit un espace littéraire international structuré par une opposition binaire entre centre et périphéries, Pierre Halen nuance cette approche en introduisant cette notion de marchinal. Une telle conceptualisation met l’accent sur le fait que les périphéries peuvent infléchir durablement les dynamiques du champ tout en introduisant subtilement les différentes étapes de la consécration des écrivains (consécration qui peut selon les circonstances devenir oubli)2. En outre, cette conceptualisation invite à penser les périphéries francophones non comme des espaces de déficit par rapport au centre, mais comme des lieux où se négocient continuellement les hiérarchies du champ littéraire3. Dans cette perspective, les littératures marchinales participent aussi à la fabrique de nouveaux stéréotypes régionaux, en construisant des images identitaires qui cherchent à se démarquer du centre tout en risquant parfois de figer la différence.

Sans entrer dans les détails, rappelons que Verhaeren, issu tout comme Maurice Maeterlinck et Georges Rodenbach de la bourgeoisie francophone de Gand et ancien élève des Jésuites, fait partie de ces jeunes poètes qui vont à la fois constituer la première génération d’écrivains belges à accéder à la dignité internationale et constituer ce qui paraît bien — a posteriori et n’en déplaise aux admirateurs de Mallarmé — le véritable noyau du mouvement symboliste en littérature. (p. 37)

7Cette remarque illustre parfaitement la logique marchinale. En replaçant Verhaeren, Maeterlinck et Rodenbach dans un contexte sociologique et géographique précis, il montre que ce qui a longtemps été perçu comme périphérique peut constituer, rétrospectivement, un foyer central d’innovation littéraire. Le fait que la Belgique francophone ait produit un « noyau » du symbolisme, souvent occulté par le récit parisien, indique combien les périphéries contribuent à redessiner la cartographie du champ littéraire. Le marchinal n’est donc pas seulement une position de faiblesse ou d’excentricité, mais une posture qui peut infléchir durablement la définition des mouvements esthétiques. Ainsi, l’analyse de Pierre Halen rappelle que les centres eux-mêmes se nourrissent des apports périphériques, même s’ils tendent ensuite à les réabsorber dans une narration universaliste centrée sur Paris.

8 Ce glissement de perspective, qui permet de revaloriser des foyers périphériques dans l’histoire littéraire, trouve un prolongement éclairant dans l’analyse que Pierre Halen consacre à Marie Gevers (1883-1975). Là encore, il s’agit de montrer comment une écrivaine reconnue dans son espace régional peut se voir reléguée dans la hiérarchie symbolique dominée par Paris :

On a donc affaire à un écrivain francophone, vivant dans une situation d’adstrat, sinon même de circumstrat ; l’œuvre de Marie Gevers est inscrite d’une manière particulièrement nette dans un lieu qu’elle évoquera maintes fois, Missembourg, ce lieu étant lui-même situé aux marches extrêmes de la francophonie, et même au-delà, si l’on se fie aux frontières administratives d’aujourd’hui. (p. 48)

9Pierre Halen se propose d’analyser la manière dont ce positionnement se traduit dans son écriture avec en particulier Madame Orpha (p. 49-57). Puis, en puisant dans le répertoire de la belgité, Pierre Halen montre comment le positionnement dans ces géographies francophones a une incidence sur la visibilité de ces œuvres. La consécration des écrivains est finalement largement assurée par un positionnement vis-à-vis du centre, quitte à investir de manière « paratopique4 » (énonciation d’une appartenance paradoxale à un champ) la francophonie. Pierre Halen souligne à ce titre que certaines périphéries francophones, qu’elles soient européennes (Bruxelles, Luxembourg) ou extra-européennes (Dakar, Montréal), partagent une même condition : elles sont prises dans un dilemme récurrent entre l’affiliation au centre et la revendication différentialiste (p. 73). C’est dans ce contexte qu’il rapproche belgitude et négritude, non pour effacer leurs spécificités historiques, mais pour montrer que ces catégories relèvent d’une logique structurelle commune. Leur point commun est de constituer des stratégies d’affirmation identitaire, oscillant entre adhésion et distance, qui traduisent la nécessité pour les périphéries d’inventer leurs propres formes collectives de légitimation, souvent cristallisées en « ismes » littéraires. Halen en conclut que la socio-histoire du système francophone se lit avant tout comme une succession de négociations avec la norme, chaque périphérie contribuant à reconfigurer les termes mêmes de la reconnaissance littéraire.

10 Pour autant, l’auteur ne cède jamais à une description idéalisée du champ littéraire francophone où l’attractivité du centre reste principale. Il rappelle que l’idéal d’une « francophonie multilatérale » reste largement illusoire : les livres publiés en Côte d’Ivoire ou au Québec circulent rarement en France, et encore moins dans d’autres espaces francophones. La centralité parisienne continue d’imposer ses filtres éditoriaux, alors que d’autres formes culturelles (musique, théâtre, danse) franchissent plus aisément les frontières (p. 76). Halen met ainsi en lumière le rôle persistant du centre parisien comme instance de filtrage, limitant la visibilité internationale des littératures périphériques. En rapprochant des auteurs aussi différents que Jacques Godbout (Québec), Jean Muno (Belgique) ou Raphaël Confiant (Martinique), il montre que tous expriment, chacun à leur manière, les mêmes tensions face à cette centralité. Leurs œuvres traduisent le dilemme francophone : écrire dans une langue commune tout en affirmant une singularité locale. En dépassant les cloisonnements régionaux, Halen révèle les logiques partagées des périphéries et souligne que la francophonie littéraire se construit précisément dans ces écarts (p. 79-80). On en vient ainsi aux discussions sur les littératures « mineures5 » en francophonie, coincées entre la réaction à ce que François Provenzano entrevoyait comme le projet francodoxe du centre6 (promotion d’un modèle civilisationnel fondé sur une idéologie de la langue centrale) et le besoin de reconnaissance du centre (p. 89-90).

Institutions et cartographies du champ

11 À mesure que l’ouvrage avance, l’attention se déplace vers les institutions qui structurent le champ francophone. Pierre Halen propose alors une véritable cartographie du système, en analysant les conditions de publication, les circuits éditoriaux, les politiques culturelles, mais aussi les seuils symboliques qui conditionnent l’entrée dans le champ littéraire (p. 94-95). Il souligne notamment une dynamique d’éclatement en ensembles géographiques ou nationaux, qui ne relève pas uniquement des œuvres produites mais aussi des discours critiques et des spécialisations universitaires. Ainsi, les Antilles, le Québec ou la Belgique apparaissent comme des catégories d’analyse construites autant par les chercheurs que par les écrivains eux-mêmes.7.

12 Dans cette perspective, les littératures francophones apparaissent comme des ensembles locaux reliés par des liens de dépendance et de concurrence avec un centre dominant. Pierre Halen parle de « domaines satellites » pour désigner ces espaces qui oscillent entre autonomie et subordination (p. 130). Il remarque à juste titre les reconfigurations inédites qui s’effectuent toujours au profit de la valorisation d’un nouveau centre avec par exemple la critique anti-culturaliste au service d’une conception multiculturaliste très valorisée par le centre.

On la retrouverait encore dans l’effort de Jean Godefroy Bidima pour repenser les arts africains à partir de Bataille et de Deleuze ; et, bien sûr, dans les essais de V.Y. Mudimbe, et notamment Les Corps glorieux des mots et des êtres. L’ambition de tous ces ouvrages est sans doute de repenser fondamentalement la définition implicite de la culture, telle que l’avaient léguée, tout ensemble, système colonial et combat anticolonialiste, et d’en donner une reconfiguration à la fois plus exacte et mieux adaptée aux besoins sociétaires du temps. Mais l’ambition n’est pas moins peut-être, après avoir ressenti l’assignation à témoigner de sa différence culturelle comme une manière d’enfermer dans un ghetto, de rejoindre la nouvelle pensée du centre, qui elle-même ne se conçoit plus comme ethnocentrée, mais « multiculti » ; c’est-à-dire de prendre place, une place au moins égale, dans les lieux où s’énoncent les discours les plus largement légitimes du moment. (p. 97)

13L’intérêt de cette lecture est de montrer que la critique décoloniale n’échappe pas aux logiques de légitimation : pour exister, elle doit parfois se conformer aux lieux où se produisent les discours dominants8. Mais il serait réducteur de la ramener à cette seule dynamique d’absorption. Car dans la mesure où elle déplace les catégories mêmes qui organisent le savoir, la critique décoloniale conserve une force de rupture qui, tout en dialoguant avec la pensée critique du centre, produit des alternatives théoriques irréductibles à son langage.

14 L’un des apports décisifs de Pierre Halen réside précisément dans cette approche institutionnelle. En replaçant la production littéraire dans le réseau des instances de consécration — maisons d’édition, prix, collections patrimoniales, universités9 — il rappelle que le système francophone ne se structure pas uniquement par les œuvres, mais par les filtres qui organisent leur visibilité et leur hiérarchisation. Cette perspective socio-historique permet de comprendre pourquoi certaines littératures, pourtant connues localement, peinent à trouver une reconnaissance internationale, tandis que d’autres bénéficient d’une légitimation rapide. En montrant comment les périphéries doivent sans cesse négocier leur place avec des dispositifs dominés par le centre, Pierre Halen ouvre une réflexion plus large sur le rôle des institutions dans la fabrique même de la valeur littéraire. Ce déplacement du regard, de l’analyse textuelle à l’étude des mécanismes de reconnaissance, confère à son travail une portée critique majeure : il invite à interroger non seulement les textes, mais aussi les conditions matérielles, symboliques et politiques de leur existence dans le champ francophone.

Au concept de champ littéraire, défini par P. Bourdieu, je préfère ici celui, plus général, de système littéraire : considérées toutes ensemble, les productions littéraires francophones, « issues » de zones de production et de légitimation particulières (ou qui leur sont rattachées par convention), sont en effet loin de former un champ cohérent. (p. 109)

15Ce déplacement terminologique illustre bien l’amphibologie du concept de « système littéraire ». Contrairement à Bourdieu qui refusait l’idée de système, parce qu’elle suggère une synthèse préétablie ou un ordre structuré d’avance, son concept de champ insistait au contraire sur la dynamique des forces en présence et sur les rapports mouvants de domination et d’allégeance. En choisissant le terme de « système », Pierre Halen ne nie pas cette conflictualité, mais il met l’accent sur les interconnexions et les régularités qui se dégagent malgré l’hétérogénéité, quitte à entretenir une tension entre l’idée d’une totalité et celle d’un espace de luttes, sachant que le système littéraire est bien appliqué à certains processus très précis de légitimation. Pourtant, c’est bien l’émergence balbutiante d’un champ littéraire francophone qui est décrite dans sa complexité avec les logiques d’étiquetage, de légitimation par le centre ou par les périphéries (p. 133). En proposant une typologie des positionnements, Pierre Halen distingue d’abord le groupe des « francophones repentis et assimilés », puis celui des « francophones convertis » (p. 135) misant sur une position exotique ou paratopique avant d’envisager les « zones imaginaires d’identification » (p. 144) qui sont, elles, « les produits d’une nomination convenue, qui varie en fonction de sa réceptibilité » (p. 136).

16 Ce découpage illustre bien comment surgissent, dans des contextes précis, des formes d’affiliation ou de différenciation. L’idée d’émergence permet alors de rendre compte de ces dynamiques mouvantes, mais elle s’articule plus naturellement avec la logique du champ qu’avec celle du système. On regrettera d’ailleurs que, dans une perspective de sociologie littéraire, le concept d’analyse institutionnelle chère à René Lourau ne soit pas plus développée ici. Ce dernier avait notamment repris le paradoxe de Mühlmann selon lequel l’institution commençait là où la prophétie échouait10. On voit aisément comment ce paradoxe pourrait être utilement mobilisé dans la réflexion sur la place des littératures francophones et les ruses du centre.

Des marches vers l’entrance

17 Une troisième séquence du livre se concentre sur les littératures de l’immigration, que l’on qualifie aussi de « migrantes ». Pierre Halen examine en particulier les cas du Canada francophone et de la Belgique, en s’intéressant à des écrivains tels que Malika Madi, Pie Tshibanda ou Philippe Blasband (p. 167-175). Ces auteurs mettent en évidence les épreuves d’admission dans le champ, les stratégies d’autopromotion, le recours à l’autobiographie et la manière dont les récits diasporiques cherchent à légitimer une position littéraire.

À travers la métaphore du « jeu de l’oie », l’auteur repère que ces trajectoires ne suivent jamais une progression linéaire. Les écrivains issus de l’immigration avancent par étapes, connaissent des reculs, se heurtent à des obstacles institutionnels. Leurs parcours constituent de véritables tests pour le système francophone, qui se révèle tantôt inclusif, tantôt excluant. Pierre Halen illustre ce processus en analysant par exemple les parcours de Pie Tshibanda (1951-), écrivain et psychologue congolais arrivé en Belgique comme réfugié. Son récit Un fou noir au pays des Blancs ne trouve d’abord de reconnaissance qu’à travers des circuits parallèles — le spectacle, les conférences — avant d’être publié, ce qui montre combien l’accès au champ littéraire passe par des formes de légitimation extralittéraires. De la même manière, Malika Madi (1967-), auteure belge d’origine algérienne, met en scène dans ses romans la difficulté à faire reconnaître une voix issue de l’immigration dans un contexte belge marqué par des tensions identitaires. L’« entrance » apparaît ici comme une double épreuve : il s’agit à la fois d’être admis dans l’espace éditorial et d’assumer une identité d’écrivain construite sous le signe de l’altérité. Pierre Halen insiste sur le fait que ces auteurs n’entrent pas dans le champ par les mêmes portes que les écrivains issus du centre : leurs trajectoires passent souvent par des médiations locales, des associations culturelles ou des politiques publiques de soutien à la diversité.

À travers ces cas, la métaphore du « jeu de l’oie » prend tout son sens : l’« entrance » ne se résume pas à une porte qu’il suffirait de franchir, mais à un parcours discontinu, ponctué de retours en arrière, d’épreuves à surmonter et de stratégies de contournement. L’« entrance » ne garantit pas l’intégration définitive : elle reste précaire, constamment renégociée, dépendante des attentes du centre et des ressources symboliques mobilisées par les écrivains. En ce sens, les littératures migrantes fonctionnent comme des révélateurs privilégiés des contradictions du système francophone, puisqu’elles testent ses capacités d’ouverture tout en exposant ses résistances.

Prolongements et reconfigurations

La dernière partie du volume élargit la réflexion en abordant plusieurs prolongements critiques. Pierre Halen y interroge d’abord le rôle des collections patrimoniales, en montrant qu’elles contribuent à construire un canon francophone sélectif. Certaines œuvres, souvent celles déjà reconnues par le centre, sont rapidement intégrées dans des anthologies ou des collections consacrées, tandis que d’autres restent cantonnées à une visibilité locale. Ce processus de patrimonialisation, loin d’être neutre, opère comme un filtre qui fige des représentations : il légitime certains courants ou auteurs, tout en invisibilisant des pans entiers de production.

L’auteur met également en lumière les hiérarchies Nord–Sud, soulignant la manière dont les prix littéraires, bourses de traduction ou distinctions internationales orientent fortement la circulation des textes (p. 225). Il montre que les trajectoires d’auteurs comme Ahmadou Kourouma ou Alain Mabanckou illustrent ce déséquilibre : leur reconnaissance internationale est passée par une consécration parisienne, révélant à quel point le système francophone repose sur une asymétrie structurelle. Ici encore, les parcours littéraires se construisent par « paliers » successifs — prix locaux, publication dans une maison reconnue, traduction, puis consécration internationale — qui traduisent la stratification verticale du champ. Ces études de cas confirment que le système francophone ne peut être pensé indépendamment des mécanismes institutionnels et économiques qui l’animent (p. 223). Il ne suffit pas d’étudier les textes : il faut aussi examiner les réseaux éditoriaux, les instances de consécration et les logiques marchandes qui en déterminent la visibilité.

Enfin, Pierre Halen insiste sur le fait que ces prolongements ne cherchent pas à clore la réflexion, mais à la relancer. En analysant les circulations, les processus de canonisation et les reconfigurations contemporaines, il rappelle que le système francophone reste en constante mutation. Son instabilité n’est pas un défaut : elle constitue le cœur même de son intelligibilité. Tout l’intérêt de cette approche tient au fait qu’elle est traversée de tensions — entre Nord et Sud, centre et périphérie, patrimonialisation et invisibilisation — si bien que le système francophone fournit un terrain d’observation privilégié pour comprendre les mécanismes de légitimation littéraire à l’échelle mondiale.

*

L’ouvrage de Pierre Halen propose une contribution décisive à la socio-histoire de la francophonie littéraire. En rassemblant plus de vingt-cinq ans de réflexions, il ne se contente pas de dresser un état des lieux : il fournit les instruments conceptuels pour comprendre les dynamiques mouvantes d’un espace marqué par l’hétérogénéité et l’asymétrie. On retiendra en particulier la manière dont l’auteur articule plusieurs notions opératoires. Le concept de marchinal permet de dépasser l’opposition binaire centre/périphérie en mettant en avant des zones de contact et de tension où s’expérimentent de nouvelles formes littéraires. Celui de paliers illustre le fait que l’accès au champ francophone n’est jamais immédiat : les écrivains franchissent des étapes successives, souvent inégales, dépendantes des filtres institutionnels et symboliques qui hiérarchisent la visibilité. La notion d’entrance, elle, insiste sur le caractère discontinu, parfois précaire, de l’entrée dans le champ : les trajectoires peuvent avancer, reculer, ou contourner les obstacles, révélant les épreuves de reconnaissance imposées aux écrivains migrants ou issus des périphéries. Cette approche institutionnelle, attentive aux rôles des maisons d’édition, des prix, des collections patrimoniales et des politiques de traduction, démontre que la valeur littéraire ne se comprend pas seulement à partir des textes, mais dans l’entrelacement de dispositifs matériels, symboliques et économiques. En ce sens, l’instabilité du système, loin de constituer une faiblesse, en est la clé de lecture : c’est précisément parce qu’il est traversé de tensions qu’il offre un observatoire privilégié des modes contemporains de légitimation culturelle, rejoignant ainsi les analyses de Pascale Casanova sur les inégalités de la « république mondiale des lettres ». L’ouvrage constitue aussi une invitation à poursuivre la réflexion en évitant l’écueil des spécialisations géographiques : comparer plus finement les paliers d’accession à la reconnaissance selon les aires linguistiques, explorer les nouvelles formes de circulation à l’ère numérique, analyser les effets des politiques de patrimonialisation et des logiques marchandes, ou encore examiner les recompositions du champ à la lumière des discours postcoloniaux et décoloniaux. Autant de pistes qui prolongent le travail de Pierre Halen et rappellent que penser la francophonie littéraire, c’est accepter d’en interroger sans cesse les contradictions et les reconfigurations. Par la profondeur de ses analyses et la portée de ses concepts, ce volume s’impose ainsi comme une référence incontournable pour comprendre les dynamiques institutionnelles, symboliques et politiques qui façonnent aujourd’hui le champ littéraire francophone.