Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Septembre 2025 (volume 26, numéro 8)
titre article
Alex Delusier

Une idylle romanesque

A romantic idyll
Jean Renart, L’Escoufle. Roman idyllique du temps de Philippe Auguste, édition bilingue établie, traduite et présentée par Nathalie Bragantini-Maillard et Jean-Jacques Vincensini, Paris : Honoré Champion, coll. « Champion Classiques Moyen Âge », 2024, 808 p., EAN 9782380960990.

1Nathalie Bragantini-Maillard et Jean-Jacques Vincensini présentent et traduisent, dans la collection « Champion Classiques Moyen Âge », un roman arthurien en vers d’un écrivain singulier s’il en est, fort voisin pour le reste de Chrétien de Troyes et de Marie de France, de Renaut de Beaujeu et de Gautier d’Arras. Quelque peu délaissé ces dernières années par la médiévistique française, Jean Renart retrouve un nouveau souffle avec cette toute nouvelle édition de L’Escoufle, accompagnée de sa traduction.

2L’Escoufle, un oiseau, similaire au « milan » du lai de Marie de France, est le symbole parcourant tout le roman, qui entrevoit l’amour naissant d’Aélis et de Guillaume, et qui finit même par éclipser la narration, en imposant sa mélodie amoureuse au récit. Cet oiseau est d’une certaine façon le poète lui-même qui observe, qui inspecte, qui commente les faits et gestes des personnages, tout en se gardant de tout jugement qui ne serait pas courtois. L’héritage a voulu faire de Jean Renart un auteur mineur, alors que son narrateur-poète, dans le texte, fait partie d’une des plus grandes présences énonciatrices que l’on puisse observer au XIIe siècle.

L’Escoufle : l’occasion d’une étude stylistique et anthropologique de l’œuvre de Jean Renart

3L’introduction résume (p. 8-12) puis présente (p. 12-88) le texte, recense sa tradition manuscrite (p. 93-96), analyse la langue de Jean Renart (p. 96-127), ainsi que celle de la copie (p. 127-137), comporte une note lexicale sur le terme taleboté (p. 140-144), et justifie l’établissement de son texte (p. 145-158), ainsi que les principes de sa traduction (p. 148-163).

4Hormis l’exercice rudimentaire que représente l’introduction, quelques aspects de celle-ci méritent d’être évoqués. Une grande partie de l’introduction s’attache à la question de la forme du texte : entre idylle versifiée et roman épique, il semblerait que son auteur joue sur plusieurs registres et plusieurs formes pour produire un texte composite et des effets pluriels, notamment de « réalisme moderne » (p. 31). Ces premières pages, écrites par deux médiévistes savants des questions topiques1, interrogent le contexte scripturaire et social en se fondant sur plusieurs sources qui attesteraient d’un goût prononcé pour ces « petites histoires » qui devaient pourtant régaler bien des oreilles, que ce soit à la cour des ducs de Champagne, ou à celles de Londres et de Paris.

5Même si le problème de sa datation est interrogé par les deux médiévistes, il n’est pas clairement résolu. Écrit après Floire et Blancheflor de Robert d’Obigny (env. 1150-1160) et Galeran de Bretagne de Jean Renaut (fin du xiie — début du xiiie siècle), L’Escoufle appartient à ces romans postérieurs aux « romans antiques » datant d’après 1160 : le texte de Jean Renart serait donc davantage contemporain d’Érec et Énide de Chrétien de Troyes, 1165, voire du Cligès, 1175, au vu de son intrigue similaire, que des idylles reproduisant les récits pastoraux de l’Antiquité tardive. Il est donc daté entre 1180 et 1200.

6Pour un romancier qui a existé à côté de Chrétien de Troyes et de Marie de France, il fallait bien une introduction importante, qui s’attache notamment sur la forme de l’idylle à la fin du XIIe siècle et au début du xiiie siècle (p. 12-21) et à établir quelques traits du style de Jean Renart (p. 22-31). Une analyse des effets de réel et de nombreuses références aux pratiques sociales de la petite noblesse française démontrent notamment qu’il s’agit d’un « trompe-l’œil »2, une « illusion stylistique du réalisme » qui revient aussi chez d’autres auteurs contemporains de Jean Renart, notamment dans les œuvres de Wace et de Chrétien de Troyes3 (p. 31-40). Une grande partie enfin de cette riche introduction est dédiée à l’interprétation du thème de l’oiseau que représente l’« escoufle » et son écriture symbolique, voire allégorique dans le roman de Jean Renart.

7Ainsi, on apprend que plusieurs éléments de cette symbolique appartiennent à deux conceptions qui s’opposent à la fin du XIIe siècle, entre d’un côté la merveille de l’épisode dans lequel Guillaume dévore cru le cœur d’un oiseau charognard, et de l’autre, le miracle, qui est censément rationnel et fondé sur les doctrines ecclésiastiques4. Le long examen que propose la synthèse présente dans cette partie, même si elle peut apparaître trop pointue par moments pour une introduction, offre des éléments importants d’analyse anthropologique et historique sur le contexte de la forme même de L’Escoufle.

8La structure du récit, ou plutôt des récits, est présentée à travers deux thèmes principaux : les « aventures du père, véhémence guerrière » et celui du « couple en herbe ». Saisissant l’occasion d’analyser le style et les thèmes de Jean Renart, Nathalie Bragantini-Maillard et Jean-Jacques Vincensini s’attellent également à les mettre en perspective avec l’autre grand roman de l’auteur anglo-normand, son Roman de la Rose ou Guillaume de Dole, dont l’intrigue se trouve être proche de celle de L’Escoufle, finement résumée (p. 57-60). Outre les détails symboliques, cette riche introduction s’attache aussi au motif de l’« oiseau voleur » (p. 66-70), à la duplicité, voire aux résonances entre humanité et animalité (p. 70-76). Celles-ci rejoignent ainsi les interprétations anthropologiques soulevées par Claude Lévi-Strauss, qui reprenait Roman Jakobson dans son analyse linguistique de l’unité lexicale des mythes, pour éviter d’opposer l’école anthropologique et comparatiste aux formalistes5, dont les lectures peuvent aisément se compléter, si l’on accepte l’idée d’une structure des formes et donc de leur contexte de transmission (p. 76-79).

9Cette riche introduction s’achève ainsi sur une lecture plurielle : d’un côté un récit qui reprend le mythe de « l’homme sauvage » dont Merlin et Tristan semblent être aussi les lointains archétypes. À cet égard, même si l’influence grecque de cette opposition représentative est mise en avant, nous regretterons l’absence de l’apport de Mircea Eliade dont le regard sur les « rites de puberté » et les « cultes secrets » demeure précieux (p. 79-88)6. « Du sensible concret à l’intelligible symbolique », il n’y a qu’un pas durant cette croisée des formes, des pensées et des récits, et L’Escoufle épouse aussi le rationalisme de Saint-Thomas d’Aquin de façon à présenter, comme la structure d’une belle cathédrale, le beau en bon et la raison en symbole transcendantal (p. 88-93).

10Une partie de l’introduction enfin est dédiée à la traduction manuscrite de deux manuscrits à ce jour (p. 93-96)7, et à la langue de Jean Renart (p. 96-140). On y apprend ainsi que son texte est conservé dans sa totalité dans un seul manuscrit à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris8, ce qui est plutôt unique. Quelques fragments de plus (160 vers) subsistent dans une copie du xiiie siècle9.

11L’étude de langue quant à elle est digne de ce que nous offrent depuis de nombreuses années la collection « Champion Classiques Moyen Âge » : pour le vocalisme, les traits régionaux sont relevés d’après différentes remarques linguistiques (propres aux syllabes ou à la rime). Quant au consonantisme, il en est de même, mais plusieurs traits propres à l’anglo-normand et au français médiéval du nord se rencontrent. La morphologie du texte est aussi analysée sur le même modèle, et nous noterons que le lexique de même propre à Jean Renart est noté, mis en perspective par rapport aux néologismes et aux hapax. La versification et certains traits de style trouvent à eux seuls une place de choix dans ce condensé, permettant un outil précieux à quiconque souhaiterait croiser les extraits indiqués dans le reste de l’introduction et les brisures de couplet ou même les scènes formulaires. Il est à préciser qu’une note entière est dédiée au terme taleboté — que l’on peut traduire par « noirci », « crasseux »10.

Édition et traduction

12L’édition se veut très fidèle au seul manuscrit possédant la totalité du texte de Jean Renart. Aussi, les notes de bas de page servent surtout à comparer les leçons proposées par les deux autres éditions passées11. Cet espace est aussi l’occasion d’indiquer les différentes miniatures ou lettrines que présente la copie parisienne12.

13La traduction, quant à elle, est aussi précise qu’elle essaie d’être fidèle au style de Jean Renart sans essayer de moderniser le texte (p. 158-171)13 : par exemple sur le jeu de « tables » (v. 97, p. 209) traduit par le « trictrac » ; ou, plus loin, pour conserver l’allitération rimique en « m », le choix de conserver la même syntaxe :

Ses camberlens de sa maison,
K’il ot norri de longe main,
Li aporte et met en la main
Une coupe d’or de. x. mars.
Dedens estoit portrais rois Mars.

Son chambellan, qu’il avait à son service depuis longtemps, lui met dans la main une coupe d’or d’une valeur de dix marcs. On trouvait à l’intérieur la figure du roi Marc. (v. 576-580, p. 235).

14Sur la fidélité au réalisme, la traduction se rapproche par certains moments des plus belles pages de Flaubert :

Nus des nos n’en vint vuide main :
Qui vousist prisons ne chevax,
Par ces larris et par ces vax
En vont plus de mil estraier,
Cil qui n’ot ronci ou destrier
Le pot et bon et bel avoir.
Se li plus povres n’ot avoir,
Il en ot a moult grant planté.
Tot chargié s’en vont arrouté

Vers lor loges sor la riviere.
Tote la nuis passa entiere
Ains que li os fust herbergié.
En aniax, en buies, en gié
Misent lors prisons cil kis orent.
Et Normant nesun mort n’en orent
Ne navré. S’en fuï la nuit.

Aucun des nôtres ne revient les mains vides : pour qui voudrait capturer des prisonniers ou des chevaux, plus d’un millier errent sans maître dans les landes et les vallons, et celui qui est privé d’un cheval de charge ou d’un coursier peut s’en procurer un, fort et beau. Les plus pauvres, vivant sans biens, en trouvent là à foison. Chargés de leur butin, les hommes retournent vers le camp, au bord de la rivière. Il fallut la nuit entière pour loger l’armée. Des anneaux, des chaînes et des cordes furent passés aux prisonniers par ceux qui en détenaient. Pas un mort ni un blessé parmi les Normands. La nuit passe. (v. 1290-1305 ; p. 275).

15Le jeu à la rime du même terme pris en deux applications différentes se retrouve aux vers 3147-3148 autour du verbe mander, où le désir d’union de Guillaume et Aélis trouve une ambivalence avec l’ordre de séparation par l’empereur. Un dernier exemple, présent vers 3276-3279 (p. 377-379), jouant avec nuance autour du mot « rage », où la traduction conserve la torture des sentiments qu’éprouvent les deux amants, et la place de l’enjambement dans la chute :

Tant lor a dit bele Aelis
K’eles se lievent a grant rage,
Mais ne sevent mie la rage
Ne la dolor qu’ele a eüe
Toute la nuit.

Aélis insiste tant qu’elles se lèvent avec entrain, mais elles ne savent pas la souffrance et la détresse que leur maîtresse a vécues toute la nuit.

*

16Sans même évoquer les principes de traduction, qui justifient très largement certains choix et proposent une véritable réflexion à destination de la traduction des textes médiévaux (p. 158-171), que ce soit pour la bibliographie fort exhaustive, composée des différents aspects analysés dans l’introduction (p. 173-197), l’« Annexe » (p. 693-699) sur le manuscrit de Bruxelles14, les différents « indeces » « des proverbes et des expressions sentencieuses » (p. 701-702), les noms propres (p. 703-709) et le glossaire (p. 711-804), cette nouvelle édition, accompagnée de sa traduction, est un ouvrage nécessaire à la compréhension de l’évolution des formes au tournant du xiie et du xiiie siècle en Europe. Elle est un formidable exemple de ce que la philologie des lettres médiévales peut aujourd’hui proposer de nouveau parmi les auteurs et autrices du Moyen Âge à découvrir ou à redécouvrir.