Acta fabula
ISSN 2115-8037

Richard Saint-Gelais

Le livre et ses autres

Jordan Stump, The Other Book. Bewilderments of Fiction, Lincoln, University of Nebraska Press, 2011, 288 p. EAN : 9780803234307

1Parmi les plaisirs que l’œuvre multiforme (télévision, cinéma, livres et disques) de Monty Python réserve aux aficionados, il serait dommage de négliger le traitement iconoclaste que le groupe inflige aux codes paratextuels. La série télévisée, en particulier, multiplie les perturbations : générique de clôture surgissant au beau milieu de l’épisode 23 (Scott of the Atlantic, 1970) ou au tout début de l’épisode 41 (Michael Ellis, 1974), sans compter les titres factices (épisode 17, The Buzz Aldrin Show, 1970)1. Moins connue, la discographie n’est pas en reste et montre que, loin de se contenter d’offrir des versions audio de sketches déjà diffusés à la télévision (même si les disques avaient, en cette époque d’avant le magnétoscope et Internet, une indéniable fonction de conservation), le groupe a su exploiter le potentiel spécifique de ce support. Il n’est pas rare que les pochettes affichent une vénalité mi-ironique, mi-décomplexée : The Pick of the Best of Some Recently Repeated Python Hits Again, Vol. II (1977) ; The Hastily Cobbled Together for a Fast Buck Album (1980) ; The Final Rip-Off (1987)2. Une autre stratégie récurrente est celle de la mystification délibérée. Another Monty Python Record (1971) vise (et a suscité, au moins dans mon cas) une brève mais assez intense confusion en détournant la maquette d’une compagnie de disques classiques3. La palme revient probablement à leur troisième album, Monty Python Previous Record (1972), dont il est facile de supposer qu’il a déclenché d’innombrables malentendus chez les disquaires : un.e client.e demande cet album et se fait remettre... l’album précédent du groupe. (Variante : la ou le client.e prévoit le coup, comme on peut s’y attendre, mais n’évite le malentendu qu’au prix d’une explication irrémédiablement embrouillée.) Rien de tout cela n’a peut-être jamais réellement eu lieu, mais peu importe au fond : l’objet est fait pour qu’on imagine de telles scènes, dont on aura reconnu la parenté avec les situations absurdes depuis longtemps associées à Monty Python4, mais que cet album provoque dans une réalité, actuelle ou supposée, où il fonctionnerait comme accessoire et, compte tenu de son rôle de déclencheur, presque comme protagoniste.

2La fascination qu’exerce ce dispositif tient à ce que j’appellerais une déhiscence paratextuelle de l’œuvre : le disque, qui à sa sortie était (forcément) le plus récent album du groupe, se dissocie de lui-même à travers l’action auto-altérante de son paratexte qui se prétend celui d’un autre album — auquel il ne conviendrait pas davantage : le deuxième album se serait-il intitulé Monty Python’s Previous Record que le même paradoxe aurait surgi, une telle appellation relevant en principe du seul discours épitextuel. Irrécusable et impossible, ce paratexte à la fois simple et diabolique ne s’attache à son objet qu’en compromettant l’identité de l’un et de l’autre. Aussi offre-t-il, avec ses détours et ses apories, une introduction opportune au livre que j’ai choisi de présenter : The Other Book de Jordan Stump, paru aux Presses de l’Université du Nebraska en 2012 et à ce jour inédit en français. Je dois ma découverte de ce livre à mon intérêt pour l’œuvre de Raymond Queneau, auteur surtout connu et étudié dans l’espace francophone même si l’on dispose de quelques importants travaux en langue anglaise ; je signale en particulier l’ouvrage de Nina Bastin qui montre assez exemplairement l’éclairage que la théorie des mondes possibles peut jeter sur une œuvre qui a multiplié les dispositifs fictionnels : enchâssements, métalepses, brouillages des identités des personnages, etc.5 Que l’œuvre de Queneau offre un intérêt tout particulier pour la réflexion conceptuelle, c’est ce que confirme, s’il en était encore besoin, le livre de Stump, entièrement consacré au Chiendent6 tout en constituant par ailleurs, et peut-être surtout, un ouvrage de théorie littéraire. Non que le roman de Queneau ne soit pour Stump le prétexte à un déploiement conceptuel qui aurait tout aussi bien pu s’attacher à un autre objet : lisant et relisant de (très) près Le Chiendent, Stump en fait plutôt le tremplin d’une série d’investigations conceptuelles dont la portée le dépasse certes mais qui demeurent étroitement liées à la spécificité — ou plus exactement aux spécificités — du travail scriptural quenien.

3Le premier indice de cet accent théorique apparaît dès le sous-titre de l’ouvrage, qui ne mentionne ni Queneau ni Le Chiendent mais annonce plutôt, d’une manière à la fois générale et intriguante, des « Bewilderments of Fiction ». Ce terme, bewilderments, n’est pas aisé à traduire. Le dictionnaire suggère quelques équivalents approximatifs : « confusion », « perplexité », « ahurissement » ; j’y ajouterais volontiers celui de « sidération ». Se profile, déjà, une conception qui voit dans la théorie une entreprise où l’étonnement — un étonnement durable, c’est-à-dire constamment relancé — joue un rôle majeur7. La lecture de l’ouvrage confirmera rapidement que Stump est intéressé au premier chef par les perplexités : celles que recèle l’œuvre sur laquelle il se penche ; celles aussi que Stump lui-même fait émerger en se posant une question dont il entend faire voler en éclats la simplicité apparente : qu’est-ce que, lisant Le Chiendent, nous lisons au juste ? Cette question, il en explore les ramifications à travers une attention extrême aux détails et aux points de théorie qu’il soulève avec une patience obstinée qui n’a pas manqué d’en agacer certains8. Stump est peut-être un lecteur (fortement) idiosyncrasique, mais son idiosyncrasie n’a rien d’accidentel et, plutôt que de m’aventurer à y déceler un trait de caractère, j’y verrais une composante intrinsèque de sa démarche.

4Il est temps de préciser que le nom de Stump ne m’était pas tout à fait inconnu : je le connaissais déjà en tant que traducteur du troisième roman de Jean Ricardou, Les lieux-dits (1969)9 — un texte qui, sans prétendre à l’intraductibilité, fait dépendre si bien sa diégèse d’une série de jeux signifiants que l’annonce de sa traduction avait aussitôt aiguisé ma curiosité : comment ce traducteur que je ne connaissais pas10 avait-il relevé le défi ? (Réponse télégraphique : habilement.)

5En tant que lecteur, Stump n’est pas pour autant un ricardolien : en fait, sa position est assez singulière pour qu’il ne soit pas aisé de le situer. Il y a certes quelque chose de derridien dans sa recherche infatigable des paradoxes susceptibles de miner la notion d’identité — à commencer par celle du texte ou du livre — mais le ton et bon nombre des références (Richard Wollheim, Jean Bellemin-Noël, David Lewis, Gregory Currie...) ne sont décidément pas ceux de la « French Theory » ni, plus généralement, d’une école de pensée constituée. Tout se passe comme si le travail de sape auquel Stump s’attelle procédait davantage de la ténacité d’un lecteur désireux de partager ses perplexités que d’un mandat théorique posé a priori.

6Les sidérations ne sont pas seulement celles que Stump rapporte après les avoir éprouvées à son contact du Chiendent. Ce sont aussi celles qu’il suscite à son tour par son usage systématique du paradoxe : Stump ne témoigne pas de sa lecture pour échafauder une position assurée mais pour entraîner ses lecteur.rices dans un parcours discursif résolument consacré à la fragilisation des évidences, au premier chef celle de l’identité du livre. S’il est, à travers les sinuosités de son argumentation, une thèse qui traverse The Other Book, c’est bien celle-là : chaque fois qu’on parle de « livre », on fait surgir quelque chose d’autre qui vient déstabiliser l’identité qu’on voudrait reconnaître à cet objet. L’autre livre, « the other book », n’est donc pas une altérité extérieure qu’on pourrait opposer confortablement à un livre dont les propriétés seraient nettes et stables. C’est plutôt une instance qui travaille de l’intérieur l’identité du livre et le rend en quelque sorte différent de lui-même.

7Prenons un détour pour donner une première idée du mode de lecture que cela implique. Dans un article paru il y a quelques années dans la London Review of Books, la critique Toril Moi dit de La Vie tranquille, roman de jeunesse de Marguerite Duras, que l’une de ses vertus est de rendre plus intelligible ses plus grandes œuvres, en particulier Moderato cantabile et Le Ravissement de Lol V. Stein11. Rien là, dira-t-on, de spécialement déstabilisant : n’a-t-on pas coutume de dire que les origines offrent avec la limpidité des premiers pas ce que les œuvres de la maturité compliqueront volontiers ? Face à l’écriture durassienne notoirement trouée de silences et d’ambiguïtés, le « retour » à ses premiers romans, nettement plus classiques que les textes qui allaient suivre, ne permet-il pas d’accéder à des significations univoques avant que le passage de l’écrivaine à la modernité ne les opacifie ? C’est peut-être ainsi que Toril Moi l’entend, mais tombant sur ces lignes alors que je relisais The Other Book, je me suis pris à imaginer Stump rencontrant ces mêmes lignes et se demandant : « Est-ce à dire que La Vie tranquille fait partie de Moderato cantabile et du Ravissement de Lol V. Stein, en même temps qu’il n’en fait pas partie ? » Cela ferait de ce roman de jeunesse, non pas — ce serait trop simple — un autre livre que Moderato cantabile et Lol V. Stein, mais bien un autre livre de chacun de ces romans : un livre qui, bien que matériellement distinct des deux autres, ferait en quelque sorte partie de chacun, en tant que condition de possibilité de leur intelligibilité. Ce que nous appelons « intertextualité » depuis plus d’un demi-siècle ne serait en fait qu’une forme de l’intratextualité, entendue comme le rapport complexe (et toujours instable) qu’un texte (ou un livre : Stump n’établit pas de ligne de démarcation nette entre les deux notions) entretient avec lui-même.

8Stump ne se penche pas explicitement sur de tels cas, mais il ne fait guère de doute qu’il accueillerait volontiers l’idée d’étendre à l’intertextualité la notion d’« autre livre ». Dans son ouvrage, il se concentre plutôt sur quatre angles d’attaque : l’exemplaire, le manuscrit, la traduction et l’édition critique12. Ce choix est peut-être dicté par celui d’appuyer la réflexion sur le Chiendent qui se révèle, au fil des observations de Stump, un objet remarquablement fertile compte tenu de ses avant-textes étonnants (habilement exploités par Stump), de sa remarquable traduction anglaise par Barbara Wright et de l’édition du texte dans « La Bibliothèque de la Pléiade » (réalisée sous la direction d’Henri Godard) avec son appareil critique particulièrement riche.

Exemplaire

9Les réflexions de Stump sur l’exemplaire se placent, presque inévitablement, sur le terrain de l’ontologie de l’œuvre d’art qu’avait déjà exploré Nelson Goodman et qui allait l’être à nouveau, quelques années après The Other Book, par Gérard Genette dans L’Œuvre de l’art13. L’existence d’une pluralité d’exemplaires d’un même livre soulève le problème bien connu des œuvres allographes14 : ce dont nous disposons, matériellement parlant, c’est d’un ensemble indéfini et potentiellement extensible d’objets concrets (les exemplaires) ; l’œuvre, en tant qu’« objet idéal » (Genette15), ne peut être appréhendée qu’à travers ses exemplaires, sans se réduire à aucun d’entre eux. Cette position, qu’on peut faire remonter aux travaux de Richard Wollheim au moins16, laisse Stump insatisfait en raison de son approche purement négative de la notion d’œuvre (de « livre », dans sa terminologie) alors qu’une définition positive devrait pouvoir préciser la relation entre exemplaire et « livre ». Stump en envisage trois : l’exemplaire « porte » ou « tient » (« holds ») le livre ; il le contient (« contains ») ; il le représente. Chacune de ces affirmations étant problématique à ses yeux, Stump avoue ne pas parvenir à « nommer ce que l’exemplaire fait au roman d’une manière qui n’apparaisse pas absurde »17. Comme Stump souscrit malgré tout à la position de Wollheim selon laquelle le livre ne se réduit pas à l’exemplaire, il en vient à la conclusion que « le livre lui-même et l’exemplaire sont à la fois deux choses et précisément la même chose »18.

10Sous l’influence, peut-être, de l’anglais qui utilise le terme « copy » là où nous parlons d’« exemplaire », Stump écarte une notion qui lui aurait pourtant permis de dissiper — à moins qu’il ne tienne justement à le préserver — ce paradoxe : la relation d’exemplification qui lie une occurrence (« a token », en anglais) à la catégorie sous laquelle elle peut être rangée. Le Chiendent est un roman mais n’est pas le roman : ce qui, tant que l’on s’en tient à une relation d’identité, peut sembler un paradoxe s’évapore si l’on considère que Le Chiendent est une exemplification (parmi d’innombrables autres) du genre « roman ». Il en va de même, à une autre échelle, de l’exemplaire du Chiendent posé sur mon bureau et du Chiendent, cette fois en tant qu’œuvre. Les modalités de l’exemplification ne sont pas les mêmes dans les deux cas, parce que les conditions d’appartenance aux classes de concordance que ces modalités déterminent (le genre romanesque d’un côté, un roman précis de l’autre) ne sont pas les mêmes19. Mais l’avantage cognitif est similaire : dans un cas comme dans l’autre, une unité et une multiplicité peuvent être vues comme coexistant sans contradiction.

11Stump n’ignore pas cette notion d’exemplification, qu’il aborde dans un bref passage consacré à l’ouvrage de Richard Wollheim, Art and Its Objects20. Mais loin d’y voir une solution au problème qui l’occupe, Stump n’y retrouve qu’une nouvelle aporie. En quoi, se demande-t-il, la notion de « type » aide-t-elle à concevoir le statut de l’exemplaire, si l’on est incapable de dire en quoi consiste ce type ? On répondra que c’est une classe, mais ce n’est pas la voie suivie par Stump qui, butant sur un exemple malheureux de Wollheim, cherche à localiser le type comme on chercherait à le faire d’un objet matériel21 ; l’idée que le livre en tant qu’œuvre instanciée à travers chacun de ses exemplaires constitue une abstraction n’apparaît pas dans le commentaire — et donc la réflexion — de Stump, l’un et l’autre agressivement matérialistes sur ce point.

12On peut pourtant postuler des idéalités (le genre romanesque, Le Chiendent...) sans céder à l’idéalisme, si l’on admet que les idéalités en question sont déterminées par des objets et des pratiques concrètes qui peuvent par conséquent les problématiser. C’est précisément ce qui arrive lorsque le matérialisme textuel de Stump l’amène à accorder une attention soutenue aux coquilles, par exemple celles qui émaillent l’édition Folio du Chiendent22. Là où une attitude normative (ou tout simplement inattentive) neutraliserait leur impact disrupteur en y voyant des accidents typographiques qu’il s’agirait d’exclure mentalement du « véritable » livre, Stump propose des lectures ingénieuses qui motivent certaines graphies à première vue aberrantes, ce qui lui permet de remettre en question leur statut de coquilles en les intégrant dans une logique textuelle. C’est dire que l’« autre livre » peut aussi être le résultat d’opérations de lecture — qu’il s’agisse de la lecture normative qui expurge mentalement le texte en rectifiant les graphies qu’elle estime correctes ou d’une lecture comme celle de Stump, qui reconstitue (c’est-à-dire élabore) un principe de pertinence apte à accueillir ces irrégularités — sans, me semble-t-il, les aplanir entièrement, à la différence de la lecture empressée qui ne les remarque tout simplement pas. La lecture normative produit un « autre livre » purement idéel (à moins que l’on ne s’arme d’un crayon restaurateur d’orthodoxie grammaticale ou typographique) ; la seconde, sans toucher à la lettre du texte, le (re)configure de telle sorte qu’un corps jusque-là étranger soit désormais partie prenante de son fonctionnement. On pressent ce qui se profile à l’horizon de ce raisonnement : une conception de l’« autre livre » étendue à l’ensemble des interventions lecturales. Stump n’est pas allé jusque-là. Est-ce parce qu’une telle généralisation lui aurait paru atténuer le tranchant de la notion d’autre livre ? Parce que son matérialisme l’a amené à exclure ces « autres livres » purement idéels ?

13Ajoutons que ce matérialisme s’accommode de curieuses omissions ; j’en mentionne deux. La première est celle du paratexte, sur laquelle la notion d’exemplaire aurait aisément pu déboucher : du coup, l’investigation menée par Stump se serait ouverte à ce que ce paratexte « fait » au texte, c’est-à-dire bien sûr à sa lecture. Ainsi, pour m’en tenir à l’édition « Folio » du Chiendent que j’utilise : l’illustration d’Éric Provoost (qui succède à Jean-Paul Théodule et à Henri Galeron, illustrateurs des précédentes éditions en « Folio »23), le choix d’un extrait en quatrième de couverture (inchangé dans les trois versions de « Folio », ce qui ne l’empêche évidemment pas d’influer sur la lecture24), la notice biographique, la typographie, même la qualité du papier... La combinaison de ces composantes (à quoi s’ajoute, sur le plan diachonique, leur évolution) fait diffracter Le Chiendent en autant d’« autres textes » dont la matérialité et les implications de toutes sortes auraient pu retenir l’attention de Stump.

14La seconde omission est celle qui conduit Stump à traiter l’exemplaire en tant qu’échantillon indifférencié de telle édition, alors qu’il aurait pu, « descendant » d’un cran dans la relation type-occurrence, le traiter comme l’objet singulier qu’il est, avec ses particularités matérielles délibérées (comme les soulignements et autres inscriptions en marge) ou non (par exemples les traces diverses d’usure)25.

Manuscrit

15Pour Stump, les manuscrits sont des textes au plein sens du terme. Aussi n’apprécie-t-il guère la notion d’avant-texte, solidaire selon lui d’une perspective téléologique inféodant les manuscrits à l’œuvre publiée qui, en les parachevant, les supplanterait. Sa défense de la valeur intrinsèque des manuscrits ne met pas de l’avant leur éventuelle qualité esthétique, sur laquelle il ne se prononce pas, mais plutôt la force persuasive des scènes qui y sont relatées et qui se donnent à lire exactement comme celles que comporte le roman publié26 — en faisant abstraction, donc, du fait qu’elles ont été écartées ou réécrites et qu’elles peuvent diverger du récit publié, quand elles ne le contredisent pas. Cet accueil fait aux manuscrits rapproche Stump de la théorie des textes possibles proposée par Michel Charles, encore que ses arguments évoquent plutôt la transfictionnalité (terme qu’il n’emploie pas, et pour cause). Dans une perspective génétique, l’intérêt des avant-textes tient à l’éclairage qu’ils jettent sur le processus d’écriture. Stump s’intéresse plutôt à ce qu’ils nous apprennent sur les personnages et le monde fictif : un savoir inattendu, troublant mais impossible à effacer une fois qu’il s’est logé dans une expérience de lecture où la vie « officielle » des personnages se double désormais de fragments d’existence subreptice : aventures que tel protagoniste aurait pu vivre, gestes qu’il aurait pu poser, etc.27 Le vacillement des frontières (et de l’intégrité) du texte va donc de pair, chez Stump, avec la postulation d’une nature des personnages, révélée bien davantage qu’éclatée par la multiplication des versions28. C’est dire que Stump est passé, assez curieusement, d’un refus des abstractions (dans le chapitre « Copy ») à une approche nettement plus tolérante face aux idéalités que sont les personnages et situations fictives. Peut-être faut-il cependant nuancer cette affirmation en ajoutant qu’il ne va pas jusqu’à une hypostase de la fiction : s’il se laisse convaincre par la réalité des êtres fictifs, c’est, je dirais, stratégiquement, pour mieux faire voir, par le moyen spectaculaire d’une altérité diégétique, la déstabilisation du roman qu’entraîne une prise en considération de ses versions manuscrites dès lors que celles-ci ne sont plus reléguées à un statut ontologiquement inférieur.

16Là comme ailleurs, la cible principale des arguments de Stump est l’accueil que la théorie littéraire fait à des dichotomies qu’il s’emploie résolument à miner. Soit la question de l’incomplétude de la fiction, rendue sensible chaque fois qu’un manuscrit précise un point que le texte publié choisira de rendre indécidable — par exemple, la barbe du frère de Pierre Le Grand, uniquement mentionnée dans un brouillon puisque Le Chiendent ne conservera aucune indication sur l’apparence physique de ce curieux personnage. Cette (non)barbe du frère de Pierre Le Grand devient pour Stump l’occasion de revenir sur des débats fondamentaux en théorie de la réception, à travers ses résonances ontologiques (une barbe envisagée puis biffée par le romancier peut-elle être considérée comme un attribut du personnage ?) ou en tant que nouvel exemple de l’indécision des frontières du texte (jusqu’à quel point les manuscrits font-ils partie du livre ?).

17Cet accent théorique désamorce l’impression de futilité que d’aucuns seraient tentés d’éprouver compte tenu de la trivialité de l’exemple retenu. Or ce qui intéresse Stump tient justement dans ce jugement et la fragilité des bases sur lesquelles il s’appuie. Lisant Le Chiendent et rencontrant des mentions éparses du frère de Pierre Le Grand, on pourra se figurer ce personnage évanescent de diverses manières ; par exemple, avec ou sans barbe. Ces figurations mentales ont en commun de « concrétiser », chacune à sa façon, des « lieux d’indétermination » du texte. Également loisibles, des concrétisations de ce genre ne le sont, aux yeux d’Irgarden à qui on doit ces notions, que parce qu’elles seraient indifférentes, sans incidence sur la nature du personnage — nature problématique, certes, mais pour des motifs qu’Ingarden aurait jugées moins triviaux que la possession ou non d’une barbe. C’est précisément ce dernier point que conteste Stump, qui ne partage pas l’assurance avec laquelle le philosophe trace une ligne de démarcation entre indéterminations pertinentes et non pertinentes29. Un brin d’habileté suffit pour montrer que n’importe quel « détail » — le poids corporel d’Hamlet, dans l’exemple imaginé par Stump — peut devenir significatif. Il en va de même pour la barbe du frère de Pierre Le Grand qui, si on lui en attribue une, associerait ce personnage à d’autres protagonistes effectivement ou facticement barbus (Bébé Toutout, Saturnin Belhôtel, monsieur Ploute) qui lui communiqueraient à travers ce trait commun quelque chose de leur duplicité. On aurait donc tort, conclut Stump, de verser cette indétermination au rang des lieux textuels dont l’actualisation serait indifférente. Ingarden répondrait peut-être que le plaidoyer de Stump fait de cette barbe potentielle l’un des éléments pertinents (en ce que porteurs de sens) du Chiendent, mais on peut imaginer la réponse de Stump à cette objection : ce n’est pas parce qu’un lieu textuel est significatif que des inférences à son sujet deviennent pertinentes, comme si la signification était une propriété immanente délimitant le territoire des lectures légitimes ; c’est, plutôt, à partir du moment où une lecture accomplit un travail donné sur le texte qu’elle produit de la pertinence comme l’une de ses retombées.

18L’opposition entre le pertinent et le non-pertinent n’est pas la seule que The Other Book s’emploie à miner. À l’instar de la barbe du frère de Pierre Le Grand, Stump refuse de voir un élément diégétique comme un corps étranger expulsé de l’œuvre, sans l’envisager davantage comme un vouloir-dire surgissant au grand jour lorsqu’est exhumé le manuscrit où il apparaît : dans un cas comme dans l’autre, ce serait adopter une conception non problématique du livre, restreinte à la version publiée ou enrichie des dépôts d’intentions auctorielles dont regorgeraient les avant-textes. Nul doute que ce double refus place Stump dans une position inconfortable. Mais cet inconfort est pleinement assumé, puisque le livre, tel qu’il le conçoit, œuvre précisément à susciter ce genre de paradoxes inextricables.

19À qui serait tenté d’objecter que la barbe du frère de Pierre Le Grand ne devient problématique qu’à la faveur d’un subtil raisonnement conceptuel, Stump pourrait répondre que d’autres éléments manuscrits le sont tout autant sans le secours d’un échafaudage argumentatif, par exemple lorsqu’un brouillon semble bien élucider une lacune ostensible du texte, à plus forte raison si cette lacune présentait un caractère ouvertement énigmatique. Soit l’importante trame narrative consacrée aux démarches de Saturnin et de Narcense pour « placer » la porte volée au Père Taupe en cherchant l’immeuble où se trouverait la « pièce perdue qui lui correspondait »30 — sans que l’on saisisse la nature exacte de cette correspondance, les raisons qui amènent les deux comparses à supposer l’existence d’une telle pièce et encore moins les retombées qu’ils attendent de sa découverte. Tout cela demeure irrémédiablement mystérieux, mais Stump a repéré parmi les papiers déposés au Centre de Documentation Raymond Queneau un brouillon qui en dit un peu plus sur cette porte — en épaississant, il est vrai, davantage qu’en dissipant l’énigme qui lui est liée. Ce fragment expose une théorie bizarre selon laquelle il suffirait de replacer la porte dans la pièce d’où elle provient pour rendre celle-ci invisible et inaccessible31. On conviendra avec Stump que la lecture n’a pratiquement aucune chance d’arriver à cette « explication » sans l’aide de l’avant-texte, lequel constitue donc un élément décisif malgré sa mise de côté, malgré aussi son caractère énigmatique (sans doute voulu, avance Stump, puisqu’il s’accorde avec l’« inconnaissabilité » qui forme un thème majeur du roman). Assez décisif, en tout cas, pour hanter la lecture qui en a pris connaissance, s’incrustant dès lors, nolens volens, dans le tissu événementiel du roman — malgré ce qu’on n’osera plus appeler son extériorité, la notion d’« autre livre » étant, on l’aura compris, indissociable d’un abandon de la distinction entre ce qui lui serait intrinsèque et ce qu’il en faudrait exclure, qu’il s’agisse du paratexte, des avant-textes, de ses traductions ou de son édition critique32.

20L’accueil que Stump fait à l’« autre texte » fourmillant conservé dans les archives Queneau l’amène à une position dont l’inconfort même a une valeur heuristique. D’un côté, comme on l’imagine bien, Stump refuse de souscrire à la thèse de l’incomplétude de la fiction33 et admet au contraire la possibilité d’étendre le monde fictif en y intégrant des scènes rédigées puis écartées par Queneau, même lorsqu’elles déstabilisent la diégèse, lui apportent des développements dont la plupart des lecteurs n’auront jamais connaissance ou contredisent (ou feignent de contredire) le parti-pris d’énigmaticité du texte publié, comme avec la porte du père Taupe. Pour autant, Stump n’adhère pas à la thèse inverse de la complétude logique de la fiction. Cette dernière impliquerait qu’on puisse en principe attribuer une valeur de vérité à toute proposition sur une fiction donnée, même si le silence du texte sur quantité de points rend cette décision impossible en pratique, pour des raisons qui seraient donc épistémiques et non ontologiques. En termes intuitifs, un monde fictif complet serait aussi tangible que le monde réel ; seule la représentation qu’en donne le texte serait incomplète. Stump est parfois proche de cette position idéaliste, par exemple lorsqu’il écrit que les avant-textes nous donnent un aperçu sur la « vie secrète » des personnages que le roman ne nous révèlerait pas. Mais cela me semble une position rhétorique surtout destinée à légitimer la prise au sérieux des manuscrits, car un monde fictif complet jouirait d’une compacité et d’une stabilité incompatibles avec l’accent de Stump sur l’instabilité foncière du livre. Là comme ailleurs, Stump tient à maintenir la relation paradoxale entre manuscrits et texte : sans soutenir que les événements relatés dans des brouillons « arrivent réellement » dans le roman, il insiste pour dire qu’on ne peut pas prouver qu’ils n’en fassent pas partie — d’autant plus que certains d’entre eux contribuent à notre compréhension du roman, indépendamment de ce que Queneau en a fait en les modifiant ou en les biffant.

21Ce que dit Stump, c’est quelque chose que savent très bien tous ceux et celles qui se sont penché.e.s de manière un peu critique sur cette chose curieuse qu’on appelle un texte : l’appréhension de ce texte, la réflexion sur ce qui le distingue d’autres catégories d’œuvres, la délimitation de son espace propre, tout cela met en jeu autre chose que l’objet qu’on tient entre les mains : les autres exemplaires du livre ; les esquisses, manuscrits et épreuves qui ont ponctué son élaboration ; ses traductions, ses épitextes… J’ajouterais, à cette liste, l’« espace rescriptural de la lecture » entendu comme « le discours apocryphe et discontinu qui, sur ce site cognitif qu’est la mémoire, travaille de toutes parts le texte et construit son intelligibilité »34. Mais alors que j’insistais, écrivant jadis ces lignes, sur les facteurs de stabilisation, les réglages et les régimes qui tendent à circonscrire la volatilité des opérations de la lecture, Stump met l’accent sur l’instabilité foncière du texte : la thèse qu’il défend avec acharnement, et souvent avec brio, est qu’on ne sait pas, qu’on ne peut jamais dire où un texte s’arrête.

22Mais je retiendrai aussi, et je conclurai sur ce point, la jubilation manifeste avec laquelle Stump sillonne les replis des avant-textes, de la traduction et de l’édition critique du Chiendent. Stump n’est jamais à court d’inférences qui lui permettent d’affirmer la plausibilité d’une série d’hypothèses que plusieurs auraient écartées d’emblée — par exemple, celle que le brouillon où le frère de Pierre Le Grand porte une barbe pourrait, à travers ce détail, significativement infléchir le portrait de ce personnage fuyant. Soit par modestie, soit par attachement, malgré tout, à une perspective textocentrique, Stump est peu enclin à reconnaître la part décisive de la (de sa) lecture dans ces échafaudages. Il me semble qu’il aurait fort bien pu le faire sans pour autant opposer, à l’étoilement des inférences, une conception monolithique ou monumentale du texte.

23Un dernier paradoxe : cette jubilation, Stump la met au service d’une perspective inquiète, déchirée entre l’identité à soi du texte et sa — ou plutôt ses — volatilisations. Stump n’est pas un relativiste qui nierait sans état d’âme la réalité du texte. Il est au contraire extraordinairement attaché à l’idée de texte, au point par exemple de rejeter la notion d’avant-texte en insistant sur le fait que les manuscrits sont déjà et toujours du texte. Il rejetterait aussi, j’imagine, la notion d’intertexte, qui lui semblerait reconduire l’idée d’un texte dont les frontières ne seraient pas affectées par ces autres textes qui gravitent autour de lui. Pour Stump, il n’y a que du texte, constamment reconfiguré, inarrêtable : un texte protoplasmique.

24Indépendamment des agacements occasionnels qu’elle peut susciter, c’est cette position instable, quelque part entre l’adhésion à l’idée d’identité textuelle et la « galaxie de signifiants » chère à Barthes, qu’on retiendra du livre de Jordan Stump, tout entier consacré à un moment de la pensée à la fois difficile à maintenir et durablement précieux : celui-là même, si l’on me permet de terminer sur une note personnelle, qui m’a amené à me pencher sur la transfictionnalité au moment où la circulation intertextuelle des personnages et des mondes fictifs n’était pas encore devenue une pratique anodine au sein de la « culture de la convergence » des empires multi-médiatiques ; le moment où cette migration était un court-circuit à la fois séduisant et silencieusement troublant. Le moment, en somme, de la sidération.

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