Acta fabula
ISSN 2115-8037

Esther Demoulin

« Books or babies ? » Résolution (temporaire) d’un dilemme fin-de-siècle

Rachel Mesch, Having it all in the Belle Epoque. How French Women’s Magazines invented the Modern Woman, Stanford, Stanford University Press, 2013, 256 p., EAN 9780804784245.

1Là où l’écrivaine du début du siècle devait choisir entre l’opprobre de la bas-bleu et la légitimité de la femme de famille, entre les livres et les bébés – difficile, ici, de reproduire l’homophonie anglaise entre books and babies sur laquelle joue l’autrice – ; là où la presse d’après-guerre représentera davantage l’écrivaine comme une célibataire sexualisée et dangereuse, les revues féminins de la Belle Époque ont tenté de convaincre leurs lectrices que les femmes pouvaient tout avoir : « devoted husband, fulfilling family, beautiful home, and, if not a satisfying vocation, at least some sort of outlet for self-expression, all while maintaining her impeccable appearance » (« un mari dévoué, une famille épanouie, un beau foyer et, sinon une vocation satisfaisante, du moins une manière de s’exprimer, tout en conservant une apparence impeccable », p. 2. Nous traduisons). Voilà l’objet de la très belle étude de Rachel Mesch, Having it all in the Belle Epoque. How French Women’s Magazines invented the Modern Woman, publiée en 2013 aux Presses universitaires de Stanford et étrangement passée inaperçue en France, peut-être parce qu’elle s’intéressait à des autrices moins connues de la période : Marcelle Tynaire et non Colette ; Daniel Lesueur et non Renée Vivien ; Rosemonde Gérard et non Rachilde.

2Après un premier essai intitulé The Hysteric’s Revenge : French Women Writers at the Fin de Siècle (2006), qui examinait l’influence des essais médicaux sur les représentations de la culture littéraire de la fin du siècle, Rachel Mesch s’intéresse ici à un tout autre matériau, à savoir les premiers numéros de Femina et de La Vie Heureuse, de leur création (1901 pour le premier ; 1902 pour le second) jusqu’aux années 1908-1909, qui marquent un « palier de validation institutionnelle de l’écriture des femmes » déjà étudié par ailleurs1. Ce faisant, elle réconcilie deux positions critiques à priori peu conciliables : celle de Leonard Berlanstein, qui voyait dans Femina une « publication féministe2 », et celle de Colette Cosnier, qui déconstruisait le féminisme « mystifié3 » de la revue. Pour Rachel Mesch, il s’agit en fait d’un « ambivalent feminist space » (« espace féministe ambivalent », p. 11) : destinés à un public lui-même ambigu – parce que né de la fusion entre le public aristocratique des salons et le public bourgeois des grands magasins –, les numéros de Femina et de La Vie heureuse cherchent à promouvoir la « femme moderne », désireuse de jouir de ses nouveaux droits (droit au divorce et donc au mariage d’amour, droit à l’éducation), tout en préservant avec soin les valeurs traditionnelles de la famille.

3En témoignent les nombreux reportages dans la vogue des « visites au grand écrivain » qu’avait jadis étudiée Olivier Nora4, mais décrivant cette fois qui la collaboratrice dévouée à son mari, qui l’écrivaine aux petits soins de sa marmaille. Alors qu’une telle vogue avait jadis permis à l’écrivain de multiplier les espaces de promotion – public et privé – à l’heure de sa médiatisation croissante, la reconnaissance publique de l’écrivaine ne pouvait venir que de ses mises en scène au sein du foyer, paradoxe dont Marcelle Tynaire fera les frais au moment de l’« affaire Tinayre » étudiée dans le dernier chapitre de l’essai5. Il reste que de tels reportages reposaient sur une mystification qui ne devait pas totalement tromper les lectrices des revues, les femmes de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie à la Belle Époque ne s’occupant encore que rarement de l’éducation de leurs enfants. Ces derniers étaient néanmoins essentiels à l’équilibre précaire décrit par Rachel Mesch : « One novel, one child, a little feminism, a little connubiality » (« Un roman, un enfant, un peu de féminisme, un peu de conjugalité »). À priori conventionnels, ces articles ne l’étaient en réalité pas totalement dans leur projet de renverser la manière de représenter la femme auteur ; non plus comme une figure androgyne inquiétante ou un monstre virilisé, mais comme une femme de son époque.

4Tout en concédant bien volontiers que de telles représentations agissaient sur les lectrices comme autant de normes conventionnelles, Rachel Mesch insiste cependant sur l’essor, à partir de 1906, des enquêtes d’opinion et des concours d’écriture : autant de preuves que les lectrices n’étaient pas seulement vues comme des mères de famille en acte ou en devenir, mais comme des intellectuelles, voire des écrivaines en herbe – chacune d’entre elles possédant ce que Lucie Delarue-Mardrus a pu appeler, dans sa chronique, l’« instinct du livre ». Plus encore, la chroniqueuse invitait ses « chères lectrices » à se réapproprier la mise en récit de leurs expériences de femme, trop longtemps accaparées par la seule plume masculine.

5En cela, les correspondantes de Femina et de La Vie heureuse invitaient leurs lectrices à suivre leurs pas, elles qui avaient aussi dû se frayer une place au sein des sommaires des revues et du champ littéraire encore très majoritairement masculin. Car les journalistes sont aussi romancières et vice-versa, et cette double casquette leur offre une certaine latitude pour jouer avec leur image publique. Ainsi un roman comme La Rebelle de Marcelle Tynaire peut-il être lu comme une critique des revues féminines dans lesquels elle écrivait par ailleurs, révélant le rôle joué par les écrivaines elles-mêmes dans la médiatisation de leur propre image, tout en offrant un espace plus démocratique pour penser l’évolution des rôles de sexe :

If, through their emphasis on famous couples, the magazines risked presenting modern marriage as an ideal only available to the happy few, popular women’s fiction offered a way to test the fantasy, as well as a terrain through which to explore the challenges a couple might face in attempting to assume a more modern partnership (p. 127).

Si, en mettant l’accent sur les couples célèbres, les revues risquaient de présenter le mariage moderne comme un idéal uniquement accessible à quelques élus, la fiction féminine populaire offrait un moyen de mettre ce fantasme à l’épreuve, ainsi qu’un terrain permettant d’explorer les défis auxquels un couple pouvait être confronté dans sa quête d’une collaboration plus moderne.

6Ainsi, à cette époque de transformation des rôles de sexe, les contributrices de Femina et La Vie heureuse ont essayé de proposer un modèle nouveau. À l’opposé des représentations qu’avait données quelqu’un comme Barbey d’Aurevilly de la femme auteure, mauvaise mère et mauvaise épouse, contrairement aux ménages d’artistes malmariés que l’on retrouve abondamment sous la plume des Goncourt, de Flaubert ou de Huysmans, les revues féminines de la Belle Époque ont fait de l’écrivaine une bonne mère et de la collaboratrice une bonne épouse, offrant à leurs lectrices un imaginaire nouveau qui, loin d’être radical, n’en était pas moins nouveau. Très vite cependant, à mesure que les femmes prenaient plus de place et que la critique (re)devenait plus violemment hostile, à mesure que cette aristocratie sociale et littéraire se voyait consumée par la Première Guerre mondiale, les associées cédèrent bientôt leur place à des figures d’autrices plus sexualisées, plus visiblement opposées aux traditions patriarcales, prolongeant de la sorte la voie tracée avant elle par Colette, Gyp ou Rachilde. En cela, les premières années de Femina et de La Vie heureuse constituent une étrange parenthèse dans l’histoire littéraire des femmes, et l’on ressort de la lecture de l’essai de Rachel Mesch avec l’impression qu’il est impossible de penser l’histoire littéraire des femmes des xixe-xxe siècles sans prendre en compte la question de la conjugalité. Soit parce qu’elle apparaît comme un repoussoir dans l’accès à la publication, soit parce qu’elle est promue comme une condition sine qua non du métier d’écrivaine.

7Si l’essai de Rachel Mesch emporte tant la conviction, c’est qu’elle est sensible aux transformations de la revue dont elle ne fige jamais ni les orientations, ni le médium en tant que tel : au contraire, elle montre que les romans des différents auteur·es de la revue doivent être lus comme autant de prolongements, de réponses, voire d’(auto)critiques aux propos formulés dans les pages de Femina ou de La Vie heureuse. Cette voie moyenne qui est la sienne – refuser de considérer de telles revues comme féministes, sans nier les conséquences positives qu’elles ont pu avoir sur la démocratisation de la lecture et l’écriture chez les femmes (certes de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie) – semble par ailleurs très convaincante. Je regrette cependant que l’expression « Belle Epoque Literary Feminism » ne soit pas plus commentée dans l’ouvrage, alors que chacune de ses parties aurait mérité de l’être, et que ne soit pas davantage approfondis, par une analyse des réseaux, les liens existant entre les collaboratrices de la revue. En l’état, l’essai donne l’impression que Femina et La Vie heureuse, et les prix qui leur sont associés, demeurent les seuls espaces de sociabilité de ces femmes en dehors de leur mariage. Or le cas passionnant de Lucie Delarue-Mardrus laisse apparaître le contraire : proche des poétesses de la génération « Sappho 1900 », elle apparaît uniquement – ainsi que le souligne Rachel Mesch (p. 85) – comme la femme de Joseph-Charles Mardrus, sans que soit jamais évoquée sa liaison avec Natalie Barney, pourtant bien connue. Mais ce silence est-il le fait des revues ou de Lucie Delarue-Mardrus elle-même ? Et à quel point les « ménages d’artistes » promus dans Femina et La Vie heureuse ne se répondent-ils pas les uns les autres, dans une logique de différenciation peu interrogée dans l’essai ? Autant de questions qui mériteraient des prolongements.