Façons féministes de lire la tragédie ?
1En soumettant « son matériau antique à des interrogations que les anciens ne se sont pas posées ou du moins n’ont pas formulées », Nicole Loraux a assumé, dans ses nombreux travaux consacrés à la cité athénienne et aux représentations qu’elle se donne d’elle-même, « un anachronisme contrôlé » susceptible d’éclairer le passé avec des questionnements du présent, pour revenir vers le présent1. Sa pensée n’a cessé d’inspirer la scène contemporaine dans son dialogue avec la tragédie antique : la dramaturge uruguayenne Mariana Percovich explique, par exemple, avoir trouvé dans Façons tragiques de tuer une femme les ressources pour donner voix à Jocaste dans son monologue Yocasta (2003)2 ; Marie-Pierre Cattino, quant à elle, place en exergue de sa pièce, Les Larmes de Clytemnestre (2011), une citation tirée des Mères en deuil – « la passion éclate lorsque les mères sont en deuil3 » –, qui l’a poussée à réécrire l’histoire de cette « femme qui clame justice4 ». Les hypothèses de Nicole Loraux ont également connu un retentissement majeur sur la scène scientifique, dans le vaste champ des sciences humaines et sociales5, et continuent de nourrir les recherches contemporaines, notamment celles qui adopteraient le prisme des études de genre pour étudier les œuvres antiques et leur réception6.
2À l’occasion des vingt-cinq ans d’Acta Fabula, je souhaiterais souligner toute l’actualité de ces travaux, en m’attachant plus particulièrement à l’ouvrage Façons tragiques de tuer une femme (1985)7, qui reste, quarante ans après sa publication, une référence majeure pour penser la place que la cité grecque accordait aux femmes, dans la réalité et dans l’imaginaire. En cernant les modalités tragiques de la mort des femmes grâce à une attention précise « au mot à mot des textes » (p. 100), l’historienne et helléniste montre comment la tragédie produit un discours qui, sous le récit, « parle encore et toujours de la différence des sexes » (p. 13) et met ainsi en évidence une division dans les représentations et conceptions du masculin et du féminin dans la tragédie grecque, à un moment où le genre comme catégorie d’analyse florissait outre-Atlantique mais était encore peu mobilisé en France8. Cette dichotomie est symbolisée, dans le premier chapitre, par « la corde et le glaive » (p. 31-60), instruments du suicide des personnages tragiques, révélateurs de leur genre : la pendaison, tout comme le sacrifice qui fait couler « le sang pur des vierges » dans le deuxième chapitre (p. 61-82), sont des « morts féminines » (p. 30) auxquelles s’opposerait la mort virile au tranchant du glaive. Loin toutefois de proposer une vision binaire de ces façons tragiques de mourir, l’autrice est sensible aux phénomènes de « brouillage » qui mettent en évidence toute la complexité de la tragédie attique et de l’héroïsme auquel peuvent prétendre les figures féminines.
Mourir comme une femme ?
3Comment meurt une femme dans la tragédie attique ? En silence et en secret, répond Nicole Loraux, faisant aussitôt remarquer que l’instant même du suicide est dérobé à la vue des spectateurs qui ne voient pas « la mort d’une femme mais seulement une femme morte » (p. 49). Les paroles prononcées et ultimes instants ne seront pas non plus directement perçus mais rapportés par un messager. L’historienne a mis en exergue la portée symbolique de ces lieux cachés, hors scène, où les personnages féminins se donnent la mort. Phèdre ou encore Jocaste se réfugient derrière les portes bien closes de la chambre conjugale, le thalamos, lieu qui est aussi « le symbole de leur vie : une vie qui prend son sens hors de soi, une vie qui ne se réalise que dans les institutions, mariage, maternité qui rattachent les femmes au monde et à la vie des hommes » (p. 51). Le personnage meurt en épouse, et finit sa vie dans les liens qui le rattachent au mari, dont la présence en absence est suggérée par cet espace même : « mourir avec : façon tragique, pour une femme, d’aller jusqu’au bout du mariage » (p. 54). Ce n’est pas seulement le lieu de la mort mais aussi la façon de mourir, par pendaison, qui rattache ces figures tragiques à leur statut social, selon Nicole Loraux :
La pendaison, mort féminine. Je dirais même volontiers que l’expression de la féminité peut s’y redoubler sans fin puisque, à la corde qui en est l’instrument usuel, les femmes et les jeunes filles savent, telle Antigone étranglée dans le nœud de son voile, substituer les parures dont elles se couvrent et qui sont autant d’emblèmes de leur sexe (p. 34)
4En détournant des objets du quotidien, associés à des atours de séduction mais aussi aux activités de tissage et à une mètis féminine (p. 35), les personnages se définissent en tant que femmes et, d’une certaine manière, performent leur genre dans la mort9.
5La « corde » s’oppose au « glaive », instrument de la mort des personnages masculins. Cette claire distinction sous-tend un partage axiologique, mis en évidence par Nicole Loraux : la pendaison est une mort « hideuse » et « sans forme » (akèmôn), qui apporte l’infamie alors que la mort par l’épée, que se donne par exemple Ajax, est glorieuse, en ce qu’elle fait couler le sang. « L’homme grec est viril […] à la mesure du sang qu’il répand et qui coule des blessures ouvertes dans la “chair chaude”, celle de l’ennemi ou la sienne propre10 », écrit l’historienne dans Les Expériences de Tirésias, où elle reprend et approfondit des réflexions développées dans Façons tragiques de tuer une femme (p. 36-37), en entremêlant le matériau tragique à d’autres sources susceptibles d’éclairer les perceptions du féminin et du masculin dans l’Antiquité grecque. S’appuyant sur des traités de médecine, elle montre comment la pendaison renvoie symboliquement au corps féminin, « à la fois clos sur soi et périodiquement ouvert11 », bien que ce soit surtout cette clôture qui ait été retenue dans des textes relevant de la médecine ou plus largement des aléas du corps féminin. Dans Maladies des jeunes filles, Hippocrate établit par exemple un lien entre la pendaison vers laquelle se portent les vierges et le sang qui, en elles, s’affole et s’étouffe, pour conclure sur l’importance du mariage qui doit permettre de « réguler » ces débordements internes12. S’impose l’image d’un féminin suffocant sous les pressions exercées par ses organes génitaux, qui rechercherait dans la mort par étouffement une voie pour extérioriser un phénomène physiologique interne13. Ainsi, la mort par pendaison n’est pas seulement signe du statut social du personnage mais témoigne aussi d’un rapport particulier au corps féminin et à son sang. « La femme tragique, au jeu de la gloire et de la mort, gagne [ainsi] un corps » (p. 83) qui se dévoile dans le trépas, selon Nicole Loraux. Le lien très fort établi entre pendaison et sexualité féminine dans l’imaginaire anthropologique et mythologique invite aussi à envisager le corps des personnages féminins dans leur dimension charnelle et sensuelle et à considérer leur désir, étouffé parce qu’interdit. La pendaison : « conséquence fatale qui peut résulter de l’inaptitude à contrôler le pouvoir accablant d’Éros14 », ainsi que le soulignent Federica Doria et Marco Giuman. Cette thématique tragique, dont l’helléniste ne discute pas directement ici, affleure dans ses réflexions autour de la « mort féminine ».
« Brouillage » tragique et trouble dans le genre ?
6Cette opposition entre deux modes du mourir, l’une « masculine » et l’autre « féminine », est toutefois nuancée par Nicole Loraux, qui attire l’attention du lectorat sur le « jeu du brouillage » que permet la tragédie (p. 43), en interrogeant les constructions sociales et les rapports entre les sexes :
Si, dans la tragédie, le masculin et le féminin se jouent de la distribution de l’humanité en hommes et en femmes, ce jeu n’a rien de fortuit, mais tend à suggérer sur quel mode – adéquation ou écart – chaque personnage vit son destin d’être sexué, cette réalité à la fois très réelle et très imaginaire dont la cité voudrait faire une réalité d’abord sociale. (p. 48)
7L’historienne s’attache à ces personnages féminins qui, d’une certaine manière, troublent le genre, en préférant le glaive à la corde pour se donner la mort, telle Déjanire qui, se transperçant le flanc – « lie[u] morte[l] du corps guerrier » (p. 89) – « est morte comme un soldat » (p. 47). Telle aussi la Jocaste d’Euripide qui, à la différence de son modèle sophocléen, se donne la mort par l’épée sur le champ de bataille où se sont affrontés ses fils. Nicole Loraux voit dans cette appropriation par les femmes d’une conduite associée au genre masculin une marque de leur liberté tragique : « liberté dans la mort » (p. 43).
8Toutefois, dans les tragédies attiques, cette liberté d’agir et, partant, de se définir, est remise en question par les modalités mêmes de cette mort, qui rattachent in fine les personnages féminins à leur fonction sociale. Dans Les Phéniciennes, c’est en tant que mère que Jocaste « meurt avec » ceux qu’elle a mis au monde, sur le lieu même de leur mort guerrière (p. 44 et 55). Quant à Déjanire, son suicide se déroule dans la chambre et sur le lit, espaces qui la ramènent à la dépendance conjugale et à son statut d’épouse : « à se tuer comme un homme, on n’en meurt pas moins dans son lit lorsqu’on est femme » (p. 52). Réapparaît aussi dans cette mort la problématique du désir puisque, comme le souligne Nicole Loraux, le personnage féminin se tue « en amoureuse », en dénudant son flanc gauche et en se frappant sous le foie, l’image d’Héraclès en mémoire.
9Cette ambiguïté de l’interprétation s’applique également à la mort des jeunes vierges qui, à la différence des épouses, ne se tuent pas mais sont tuées. L’helléniste attire l’attention sur le mot utilisé pour désigner cette mort : sphagè, nom de l’égorgement sacrificiel, opéré par le fer, présenté comme une mort « pure » par opposition à la pendaison (p. 39). Si ce sacrifice leur est imposé, certaines héroïnes, à l’instar de Polyxène, s’offrent volontairement sous le tranchant du fer et le choix de la « belle mort » guerrière suscite l’admiration des Achéens. La Troyenne veut attirer l’épée sur sa poitrine (sternon) et non être frappée à la gorge (laimos) – lieu de la mort « féminine15 » – comme pour revendiquer son geste héroïque. Cette initiative se solde cependant par un échec puisque, là où le personnage présentait sa poitrine comme un guerrier, l’armée des Grecs ne perçoit que « le dévoilement par une vierge de ses seins de femme » (p. 97). C’est finalement à la gorge, « au point faible des femmes », que, chez Euripide, la vierge est frappée. Nicole Loraux montre aussi les nombreux parallèles pouvant être tissés entre le rite sacrificiel et les noces, entre l’égorgement et la défloraison, et qui font de la vierge sacrifiée une nymphè anymphos, une « épousée sans époux », une figure oxymorique révélant toute la tension contenue dans la tragédie, entre l’imaginaire et le réel, qui ne permet pas d’outrepasser certaines frontières (p. 72-73). Ainsi, comme le souligne finalement l’autrice,
quelque liberté que le discours tragique des Grecs offre aux femmes, il leur refuse celle de transgresser jusqu’au bout la frontière qui divise et oppose les sexes. Certes la tragédie transgresse, brouille, c’est sa loi, c’est son ordre. Mais jamais au point de subvertir sans retour l’ordre civique des valeurs. (p. 97)
10Polyxène, Déjanire, Jocaste, mais aussi Évadné, Phèdre, Alceste : autant d’héroïnes tragiques qui, au moment ultime, sont ramenées à leur genre en mourant sous le signe du mariage.
« Dire la gloire : façon grecque de dire la mort »
11« Dire la gloire », selon Nicole Loraux, est une « façon grecque de dire la mort, en exaltant la vertu, ou plutôt pour traduire l’intraduisible arétè, la valeur16 ». Cette gloire semble toutefois inaccessible aux Athéniennes, qui mènent sans bruit leur existence exemplaire d’épouses et de mères de citoyens, et à qui le trépas héroïque est refusé. Si « la cité n’a rien à dire de la mort d’une femme » (p. 26), il en est autrement dans la tragédie où la violence dans laquelle les personnages féminins trouvent la mort les libère en quelque sorte du silence qui leur est imposé dans la réalité civique (p. 28). L’épouse suicidée atteint ainsi une gloire d’un nouveau genre, qui n’est plus cantonnée à la « mémoire privée » de l’époux (p. 26), mais qui n’en demeure pas moins ambiguë en s’épanouissant dans l’atmosphère très conjugale du suicide : « les femmes tragiques sont venues se prendre au monde viril de l’action : elles en ont pâti » (p. 48) et c’est silencieusement que, chez Sophocle, elles regagnent la chambre qu’elles avaient momentanément quittée pour y mourir. La gloire des vierges sacrifiées, de Polyxène, Makaria ou encore d’Iphigénie qui s’approprient la mort qu’on leur impose, apparaît comme plus virile et donc plus réussie (p. 79) mais l’éloge immortel qui les attend, là encore, n’est pas sans ambivalence puisqu’« il n’est pas de mots pour penser une gloire féminine qui ne se dirait pas dans la langue de la renommée virile » (p. 82). Ce constat souligne une nouvelle fois « l’ambiguïté » de la tragédie, qui offre deux interprétations contradictoires mais complémentaires :
La première, sensible à la force des valeurs traditionnelles, affirme qu’à se réaliser comme épouses dans la mort, les héroïnes de tragédies renforcent la tradition dans l’instant même où elles innovent. La seconde, attentive à cerner tout ce qui, dans la tragédie, prendrait le « parti des femmes » constate que, dans la mort, les épouses gagnent une gloire dont l’étendue dépasse largement celle de l’éloge que la tradition concède à leur sexe. Sans trancher entre ces deux propositions, parce que chacune d’elles a son exactitude, on observera qu’il est de fait impossible de ne pas, à tout instant et cas par cas, les tenir toutes deux simultanément. (p. 58)
12L’historienne s’interroge également sur ce « plaisir d’entendre » la mort des personnages féminins (p. 9) : qu’est-ce qui se joue à cet instant chez le public athénien ? Sans doute le plaisir de la catharsis, « la double satisfaction de transgresser imaginairement l’interdit du phonos [meurtre] et de rêver sur le sang des vierges », la jouissance du jeu théâtral permettant de mettre en récit l’impensable, « un récit bon à entendre parce que le théâtre est fiction » (p. 63). Si ces récits de morts satisfont la « communauté des andres » (p. 64), difficile de dire quel « bénéfice imaginaire » (p. 12) la communauté des gunaikai, exclues des représentations théâtrales, aurait pu en tirer. Quels effets aurait produit ce « brouillage » tragique, conférant aux personnages féminins un corps et une gloire, certes, ambiguë, mais bien donnée à penser et à entendre, sur les femmes athéniennes ? Bien qu’il soit impossible de répondre à cette question pour l’Antiquité grecque, on remarque que, dans le contexte contemporain, la mort des personnages féminins a fait l’objet de réinterprétations dans des réécritures féminines / féministes des tragédies antiques. Autrices et dramaturges se ressaisissent de ces ultimes instants pour sortir les personnages féminins de leur silence mais aussi des assignations de genre, afin de penser et de dire leur héroïsme dans une langue autre, qui s’écarte radicalement de celle de la renommée virile17.
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13En interrogeant la norme et la « déviance », l’ouvrage Façons tragiques de tuer une femme fait entendre, pour celles et ceux « qui [y] prête[nt] l’oreille », une voix « dissonante » dans le concert des discours sur les femmes (p. 60). Bien que les héroïnes tragiques soient ultimement renvoyées à leur condition sociale, elles trouvent dans leur trépas une gloire à laquelle ne peuvent prétendre leurs sœurs athéniennes. Un lieu à soi, une mort à soi : dans leurs derniers instants, les personnages féminins expriment leur genre mais aussi leur liberté tragique. Grâce à sa perspective située et résolument féministe, Nicole Loraux souligne ainsi le potentiel subversif de ces pièces, les « distorsions » (p. 60) qu’elles font naître au sein d’un système de valeur et qui demandent à être réinterprétées, réactualisées par celui ou celle qui fera preuve d’« audace », en se « mett[ant] à l’écoute de notre temps d’incertitudes18 ».