D’une tentation l’autre : de Flaubert à Butor
« La littérature pourtant mêle obligatoirement tout cela1 »
1Les premières années d’une thèse sont des années en dents de scie : certaines semaines sont d’une fécondité intellectuelle intense et font ressentir la vibration sourde et continue de la joie du savoir ; d’autres constituent des errances interminables dans la masse critique qui se présente au néophyte en voie de spécialisation. Je travaille sur Flaubert : je suis donc confrontée en permanence à l’immensité du continent métadiscursif, et j’ai eu parfois, au cours de ma thèse, une impression de saturation face au trop-plein de références qui s’offraient à moi. Est alors apparu, presque par hasard, le texte de Michel Butor sur Flaubert : trouvé dans une librairie du Mans par un ami en vacances là-bas et acheté tant pour son titre (Improvisations sur Flaubert, un vaste programme) que pour la promesse contenue dans le nom de son auteur, il est arrivé entre mes mains à un moment où je me sentais perdue, alourdie par une certaine fatigue critique. Il avait l’avantage d’annoncer un travail monographique sans formuler clairement d’intention thétique en titre (même si intention thétique il y a bien), et de se positionner ainsi immédiatement dans un rapport à l’œuvre qui relève du butinage, du hasard ; de revendiquer une posture d’écrivain-critique qui met à l’honneur le jaillissement, à rebours des formes contraignantes de la tradition universitaire. Il semblait en fait constituer un travail sur Flaubert, mais aussi émettre une proposition sur la manière d’envisager ce travail, ouverture réflexive dont j’avais alors bien besoin. C’est cette posture double, typique du « moment théorique », que je voudrais tenter d’analyser ici2, à la fois pour sa richesse du point de vue flaubertien, et pour ce qu’elle dit d’une conception plus globale du texte, de l’écriture et de l’activité critique. J’évoquerai donc d’abord la démarche qui me semble être celle de Michel Butor, en examinant la méthodologie qui sous-tend son travail sans le déterminer entièrement ; puis j’essaierai de montrer que le style des Improvisations, infusé de ses pratiques littéraires variées, dévoile une certaine conception du texte et fait de son œuvre critique une proposition littéraire à part entière qui illustre les principes de la critique d’écrivain dont il est l’un des éminents représentants.
Promenade en paysage flaubertien
2Il faut commencer par rappeler que les Improvisations sur Flaubert découlent d’une série de cours donnés à l’Université de Mayence entre 1982 et 1983, et publiés presque tels quels aux éditions de La Différence l’année suivante. Le titre de l’ouvrage, qui pourrait sembler énigmatique dans l’absolu, s’explique sans doute par cette nature d’abord orale du propos et par le format pédagogique de l’exercice. De même, certains traits structurels ou stylistiques du discours sont compréhensibles dès lors qu’on se souvient qu’il était adressé à des étudiants a priori non-spécialistes de Flaubert : la division par œuvres, par exemple, qui permet de baliser le parcours herméneutique et de le rendre accessible ; ou bien d’assez longs rappels diégétiques (il raconte entièrement l’intrigue de La Légende de Saint-Julien l’Hospitalier et celle des pièces de théâtre, mais revient aussi sur celle des grands romans) ; ou encore certains efforts de contextualisation biographique, historique, ou digressions d’histoire littéraire3.
3Il s’agit cependant d’un texte remarquablement structuré, et qui n’a rien de l’improvisation réelle, comme l’a tout de suite remarqué René Andrianne, dans sa préface datée de 1984 et intégrée à la première édition du volume4 : chaque chapitre suit une logique d’introduction-développement-conclusion et l’ensemble donne à lire « une étude cohérente sur l’essentiel de l’œuvre de Flaubert5 ». Cohérence qui découle d’abord d’une proposition critique mettant l’accent sur les jeux d’écho internes au corpus flaubertien. Butor fait l’hypothèse selon laquelle la Tentation de Saint-Antoine serait un texte matriciel, qui reviendrait cycliquement comme projet dans la carrière littéraire de Flaubert6, mais qui imprégnerait aussi les autres textes, permettrait de les « illuminer » (p. 207) de sa signification, en même temps qu’il évoluerait lui-même au gré des expérimentations mises en œuvre dans ces autres textes. En clair, il envisage la Tentation comme le schéma fondamental des écrits de Flaubert, celui à travers lequel penser son esthétique, et celui dont l’architecture (dans sa dimension dynamique et évolutive) conditionne au moins en partie l’organisation du signifié dans le reste des romans7. Dès lors, même lorsqu’il progresse par associations d’idées au gré d’une lecture qui refuse l’excès de rectitude et qui s’autorise à digresser8, on peut voir se dessiner dans son discours un axe hypothétique principal, qui emprunte pour sa démonstration à la méthodologie de la critique thématique – sans souscrire cependant à son systématisme ni à une revendication explicite.
4Il faut en effet articuler à la dimension intertextuelle de l’hypothèse sa dimension thématique : ce qui apparaît à Michel Butor comme un élément structurant de l’œuvre de Flaubert, c’est le texte de la Tentation, mais c’est aussi et surtout la tentation comme thème, au sens que donne à ce mot la critique thématique9, c’est-à-dire comme « signifié individuel, implicite et concret ; [qui] exprime la relation affective d’un sujet au monde sensible ; [qui] se manifeste dans les textes par une récurrence assortie de variations ; [qui] s’associe à d’autres thèmes pour structurer l’économie sémantique et formelle d’une œuvre10 ». C’est là sans doute l’originalité de ce qui se présente pourtant comme un cours ou un parcours sur le mode du butinage : derrière les apparences déliées du propos, on peut percevoir un ancrage méthodologique spécifique qui, quoiqu’implicite, éclaire les soubassements du discours critique. On pourrait lire en effet les chapitres de Butor comme une simple alternance de micro-lectures et de rapprochements macrotextuels sur l’œuvre de Flaubert. Pourtant, le thème de la tentation, liminaire, sert de colonne vertébrale commune à l’ensemble des réflexions proposées et se trouve remobilisé dans chacune des sections, à travers l’analyse de personnages comme allégories des péchés capitaux, par exemple (dans Madame Bovary, Salammbô et L’Education sentimentale), ou bien à travers l’appréhension du chapitrage de Bouvard et Pécuchet comme indication d’une progression non seulement de science en science, mais aussi d’un péché à l’autre.
5Penser les Improvisations à partir de ce thème qui imprègne nombre de micro-analyses permet dès lors d’appréhender le livre comme un décryptage progressif du paysage flaubertien, toujours au sens que donne à ce mot la critique thématique11. Paysage que Butor envisage comme ayant un double double-fond : car ce qui caractérise le thème de la tentation, c’est d’une part son incarnation en péchés capitaux toujours marqués par une certaine dualité (entre « masque lisse » que l’individu tenté offre au monde, et « grouillement » de la tentation qui creuse sous ce masque (p. 83) et d’autre part la manière dont cette dualité est redoublée par une double axiologie (chaque péché ayant un versant euphorique et un versant dysphorique). C’est cette manière de considérer le thème de la tentation qui justifie ensuite la récurrence, dans les analyses des œuvres, des catégories implicites que sont le masqué, le voilé, le caché ou l’enfoui (autant de modulations de la tentation dans sa dualité), et l’insistance sur sa déclinaison en motifs qui permettent de rendre compte de sa double dualité. La promenade de Butor en paysage flaubertien est ainsi parsemée de motifs qui, sans être nécessairement rattachés de façon explicite à leur thème ni organisés dans la démonstration de façon systématique, finissent par constituer pour le lecteur un véritable répertoire. On peut citer, pêle-mêle, le voile et plus largement le vêtement, le masque, le sous-sol ou plus généralement les parties secrètes des bâtiments, les corps (notamment suppliciés, en ce qu’ils donnent accès à une intériorité physiologique qui les dédouble), la ville, le tiroir, le fiacre ou la voiture, le discours, le nom et le surnom, etc. À ce premier axe thématique s’en ajoute un second, qui colore également le paysage esquissé par Butor à propos de Flaubert : le voyage. Il s’impose, de même, dès le début du livre, au sein du deuxième chapitre (qui porte sur les récits de voyage de Flaubert, peu évoqués en général par la critique) et revient dans l’analyse de chacune des œuvres12, articulé à celui de la tentation en tant que celle-ci constitue un « voyage intérieur » (p. 31).
6Tentation et voyage, définis comme thèmes centraux de l’œuvre flaubertienne, sont ainsi analysés selon les modalités de leur présence d’un texte à l’autre, et selon la manière dont ils fondent un contenu sémantique commun à tous les textes depuis la première Tentation. Michel Butor insiste dès le premier chapitre sur leur valeur de symbole esthétique et éthique : il fait l’hypothèse selon laquelle tentation et voyage permettraient à Flaubert de rendre compte d’une réflexion sur la condition du poète, c'est-à-dire sur l’écriture et la lecture. La tentation en effet apparaît dans le cadre d’un mythe dont la figure centrale est celle d’un ascète qui fait un voyage mental. Or, on sait que l’écriture est envisagée par Flaubert comme une ascèse, ce qui établit d’emblée entre Antoine et la figure de l’écrivain une analogie qui se répercute ensuite dans l’œuvre lorsqu’il est question de tentation pour un autre personnage. De même, une certaine éthique de la lecture découle d’après Butor de la représentation des tentations d’Antoine, grand lecteur (représenté dès le début du récit lisant une Bible) et auquel le lecteur réel est poussé à s’identifier (les péchés qui tentent Antoine étant « [mis] en action » (p. 30) par le texte de sorte que leur tableau foisonnant tente aussi le lecteur) pour penser son propre acte de lecture. Le contact d’Antoine avec les péchés capitaux apparaît ainsi lisible comme allégorie de la bonne et de la mauvaise lecture ; mais aussi de l’écriture ratée, mise en péril (c’est la version dysphorique des péchés capitaux) ou réussie (c’est leur version euphorique, « le paradis à l’intérieur de l’enfer » (p. 26)). Chaque péché est réversible et permet à Flaubert, selon Butor, de désigner à la fois un vice et une vertu de la lecture ou de l’écriture, donc de construire un modèle et un contre-modèle littéraires. La paresse qui le tente au début du récit peut ainsi selon Butor être interprétée comme un danger qui menace son entreprise religieuse (mise en parallèle avec la vocation de l’écrivain), mais aussi comme la vertu fondamentale de l’ermitage (donc de l’activité d’écriture-lecture), car la paresse est lenteur, et la lenteur la « condition de la lecture […] comme elle a été la condition préalable de l’écriture laborieuse » (p. 31). La même analyse est évidemment possible (et menée par Butor) à propos des autres péchés capitaux : la gourmandise, par exemple, invite selon lui chez Flaubert à « une lecture de gourmet, dans laquelle on va goûter, remâcher, une lecture de rumination » (p. 33). Les autres paresseux ou ruminants de l’œuvre (Charles, Félicité…) pourraient apparaître à ce titre comme des figures de « noble paresse » ou de gourmandise incarnant un mode positif d’écriture et de lecture à partir du péché qu’ils incarnent. De même, étant donné que la traversée des tentations est interprétée pour Antoine comme un « voyage intérieur ascétique, ce voyage de l’écriture » (p. 31) et de la lecture, le thème du voyage qui revient régulièrement dans les Improvisations peut être envisagé comme une manière de continuer à penser, en filigrane, ces questions métalittéraires chères à Flaubert. C’est en tout cas à ce type d’hypothèses que semble nous engager Michel Butor dans ses deux premiers chapitres, même s’il revient peu ensuite sur la symbolique métalittéraire des péchés capitaux et des voyages dans les autres romans.
7Cette double introduction et ce qu’elle implique pour le reste des leçons proposées par Butor fait des Improvisations sur Flaubert une méditation sur les interrogations esthétiques et éthiques constantes de Flaubert à propos de l’écriture et de la lecture, en tant qu’elles affleurent constamment là où l’on ne les soupçonnerait pourtant pas. Sa réflexion emprunte à son objet bon nombre de traits stylistiques et structurels : à côté des motifs flaubertiens qui viennent décliner les thèmes de la tentation et du voyage et qu’il énumère et analyse, on peut ainsi identifier des motifs butoriens qui redoublent ou secondent ceux de Flaubert et construisent le paysage du discours critique (analogique du paysage flaubertien) à partir de métaphores privilégiées. On voit par exemple que reviennent souvent certaines images qui doivent permettre de dire le double-fond de la tentation chez Flaubert, mais qui ne viennent pas de lui (la fissure, le gouffre, la trappe, la carapace, etc.) ; et que Butor insiste largement sur l’opposition de l’enfer et du paradis, alors même que ce sont chez Flaubert des images limitées aux seules Tentation et qui sont peu mobilisées dans les autres textes. En d’autres termes, son style critique redouble son cadre d’analyse. On pourra également souligner, à la suite de René Andrianne, que le propos critique de Butor prolonge les intentions qu’il impute à Flaubert eu égard à la promotion d’une éthique de l’écriture et de la lecture13 : rejetant le mode d’érudition induit par la pratique des notes de bas de page14 comme Flaubert rejetait un propos explicitement réflexif qui fournirait toutes les clefs à son lectorat, il propose un texte truffé de motifs à analyser, qui témoigne d’une volonté d’encourager à une lecture d’effort, une lecture qui « réalise une vocation d’ermite » faite « dans une noble paresse » (p. 32). La division des Improvisations en sept chapitres15, enfin, ne peut que suggérer la volonté du critique de structurer son propos de façon à refléter la théorie qu’il défend, selon laquelle le schéma de la tentation sous-tend toute œuvre de Flaubert – et par extension, de toute évidence, toute œuvre à propos de Flaubert… Une confusion s’établit alors entre le texte critique et son objet, qui invite à interroger la manière dont Butor envisage le texte dans l’absolu.
De l’enfant prodige à l’écorché vif : un seul texte
8Le fait que les thèmes flaubertiens et leurs manifestations stylistiques et structurelles imprègnent la prose de Michel Butor révèle un aspect essentiel de sa démarche, bien souligné par René Andrianne : il s’agit d’une « critique d’identification, de connivence16 », typique de la « critique d’affinités17 » qui fait la spécificité des écrivains critiques du xxe siècle d’après Marie-Paule Berranger. Butor se retrouve dans l’œuvre et la vie de Flaubert, et insiste dans sa critique sur ce qui chez son objet lui permet de « se révéler à lui-même18 ». Mais au-delà de cet aspect identificatoire bien perceptible dans certains foyers de préoccupation (l’insistance sur les voyages dont Butor était un grand amateur, sur la date-clef qu’est 1848 qui rappelle peut-être son propre rapport à 1968, sur l’expérience du premier livre scandaleux…), ce dont témoignent les Improvisations sur Flaubert, c’est d’une volonté de concilier, dans l’écriture, des modalités stylistiques traditionnellement distinguées en tant qu’elles renvoient au statut d’écrivain ou à celui d’herméneute, et ainsi de repenser la nature même du texte critique par rapport au texte littéraire. Que faire par exemple de la prééminence quantitative, parfois, des citations de Flaubert sur le texte critique à proprement parler ? Et de la nature de ce texte critique qui s’immisce entre les citations, relevant tantôt de la glose éclairante (de façon assez traditionnelle), tantôt de la réécriture du texte flaubertien dans une optique de résumé, tantôt de la mobilisation brutale et a priori gratuite d’un imaginaire exogène au texte cité19 ? Que faire, de même, du passage où Butor bascule de l’analyse de Madame Bovary à l’autobiographie, profitant de la mention de Paul et Virginie ou des assiettes peintes contemplées par Emma dans une auberge pour évoquer la lanterne magique des vacances de son enfance, ou le rituel du dessert « chez les grand-mères ou les tantes » (p. 92) ? Ces souvenirs sont certes à l’appui de son argumentation (sur le pouvoir de fascination des images) mais ils introduisent dans le texte critique une faille générique, faille dont la version la plus aboutie est sans doute l’adjonction à l’édition des Improvisations sur Flaubert de deux poèmes originaux rédigés par Butor, et qui viennent encadrer les sept chapitres retranscrivant la série des leçons données à Mayence.
9Ces deux poèmes, intitulés respectivement « Ballade de l’enfant prodige » et « Ballade de l’écorché vif », induisent en effet une réflexion sur la nature du texte proposé par Butor à ses lecteurs. D’abord, parce que ce sont des poèmes adjoints à un texte critique20, ce qui invite à s’interroger sur leur statut générique (ces poèmes font-ils partie de la critique proposée par Butor ?), et réciproquement sur celui des Improvisations (que devient la critique si elle intègre un contenu poétique ?). Ensuite, parce que ces poèmes relèvent de toute évidence de la technique du collage, et invitent par conséquent à réfléchir à la conception butorienne du texte, eu égard notamment aux questions de l’originalité et de la clôture. Une rapide analyse des deux poèmes permet ainsi de constater que se mêlent, dans la structure traditionnellement répétitive de la ballade, des phrases originales de Butor, des citations de Flaubert non-signalées comme telles par la typographie, et, plus étonnant sans doute, des allusions critiques voilées, reconnaissables seulement pour un lecteur familier du corpus critique flaubertien. Pour compliquer encore la structure du collage, les trois sources sont souvent mêlées dans la syntaxe du poème : les mots de Flaubert sont repris, mais de façon parfois imprécise, tronquée, ou en y intercalant des mots étrangers, comme s’ils étaient récités de mémoire par un locuteur qui y mêlerait son propre discours. La « Ballade de l’enfant prodige », par exemple, fait la liste des œuvres de jeunesse de Flaubert en alternant la manière dont il les a lui-même nommées et une dénomination postérieure : « Mais qu’a-t-il ainsi à griffonner barbouiller raturer / […] des narrations et des discours des contes historiques fantastiques philosophiques / moraux ou immoraux malsains pour les nerfs sensibles et les âmes dévotes » (p. 13). On reconnaît, en italiques (nous soulignons), le sous-titre de « Rage et impuissance » ; mais la triple caractérisation des « contes », sous forme énumérative, rappelle celle de Jean Bruneau21 ; et le questionnement initial d’où découle toute l’énumération est, lui, attribuable à Butor. Dans la « Ballade de l’écorché vif », la formule anaphorique initiale de chaque strophe introduit par l’intermédiaire de l’incipit de Bouvard et Pécuchet22 les autres incipit des œuvres de Flaubert, desquels découlent ensuite des citations issues des romans, mises bout à bout pour reconstituer une syntaxe qui finit par être celle de Butor23. Les mots des critiques ne sont pas textuellement cités, mais on peut supposer quelques allusions à certaines grandes hypothèses bien connues : l’hypothèse thermique de Starobinski, par exemple, publiée sous forme d’article dès 198024 et qui constitue un grand thème de la « Ballade de l’écorché vif ». Les textes originaux que sont les poèmes sont ainsi directement constitués de textes autres (flaubertiens et critiques) qu’ils prolongent sans s’en distinguer nettement, inversant ainsi le geste fondamental de l’écriture critique, qui consiste à intégrer au métadiscours le texte littéraire analysé sous forme de citation, comme c’est le cas dans les sept chapitres centraux qui font une large place aux mots de Flaubert. Butor revendique par là une posture critique qui est aussi un postulat littéraire et théorique, et qui repose sur une conception hybride et ouverte du texte comme objet toujours inachevé : « l’œuvre comme totalité tient dans l’ensemble formé par le texte et ses commentaires, dont la série reste, à son tour et en droit, infinie », selon le mot de Marc Escola25. Butor critique envisage le texte de Flaubert qu’il analyse comme en contenant d’autres, et son propre discours comme faisant partie intégrante de ce texte, incomplet sans sa glose. Inversement, lorsque le même Butor se fait poète (ou romancier), il ne semble pas envisager son texte indépendamment de ceux qui le nourrissent, en constituent la chair, ni sans doute indépendamment de ceux qui le prolongeront, comme le présent article.
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10Dans ses Improvisations sur Flaubert, Butor fait donc de la théorie littéraire en acte, en même temps qu’il propose une critique très suggestive de Flaubert à partir de la méthodologie thématique qu’affectionne sa génération. Il expérimente la « relation critique » telle que la définissait Starobinski dans son ouvrage éponyme26, c'est-à-dire une « critique qui n’oublie plus qu’elle écrit, qu’elle fait œuvre à son tour, puisqu’il n’y a ni primauté originaire ni secondarité, et qu’écrire relève peu ou prou de l’art d’accommoder les restes27 ». Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard que les leçons dispensées à l’Université de Mayence aient été suivies d’ateliers sur les problèmes de la création littéraire. C’est cette hybridité générique du texte qui rend son discours roboratif : rigoureux et infusé d’érudition, le texte de Butor est aussi soumis à une logique créative et hasardeuse quasi-inspirationniste qui autorise toutes les expérimentations formelles. Sur le modèle de l’improvisation musicale, qui implique une « liberté de création sous contrainte28 » (la contrainte des voix autres dans la voix singulière), Butor reprend et prolonge ainsi un mode de critique singulier29, qu’il remobilise à plusieurs reprises dans la décennie suivante (sur Rimbaud, Michaux, Balzac), poussant toujours plus loin l’innovation générique, jusqu’à la confusion du texte critique et du texte analysé dans Improvisations sur Michel Butor30, où il se prend lui-même comme objet de critique et propose un texte hybride qui mêle autobiographie, citation et autocitation, méditations sur le mode du journal intime, digressions scientifiques sur l’histoire et l’histoire littéraire, critique et autocritique. On pourrait espérer un regain, à l’avenir, de ce type de critique d’écrivain à la fois érudite et pétillante, de forme libre, comme complément à l’irremplaçable « critique des professeurs » distinguée par Thibaudet.