
Olivier Cadiot. Comment c’est, commencer ?
On doit oublier les livres pour garder seulement leur agitation. Il faut se laisser embarquer. […] Et ça parle de nous ; et c’est étrange que ça parle de nous maintenant, alors que c’est si loin. Je vais vous donner des nouvelles de vous dit le livre. Je vais tellement te rêver que je vais pouvoir te parler de toi. Mais qui parle1 ?
1Avec Départs de feu2, Olivier Cadiot écrit peut-être le livre d’une vie, celui qui contient simultanément tous les précédents et les graines de ceux à venir, le livre des livres. Dans un work in progress haletant, l’écrivain rebat ses propres cartes et nous offre un nouvel objet littéraire insolite, creusant un sillon à la fois connu et étranger. Ce livre apparaît comme l’aboutissement d’un geste, tout en faisant de la question du départ la matrice de toute possibilité de parole, car ces Départs de feu sont autant de débuts d’histoires, de livres à écrire : celle de l’île de l’enfance et de la sœur disparue, celle de la solitude. C’est un homme, seul, qui parle et qui cherche : comment dire, comment se dire ? Il donne le sentiment de se débattre avec la forme à donner à ce nouveau texte et mène une enquête, tambour battant, pour comprendre le geste que lui-même déploie au présent de l’écriture : est-ce un journal ? un « vade-mecum » ? un manuel de survie ? à moins que ce ne soit un « roman familial » ? En tout cas, ce ne sera pas un « livre à thèse », ni un manuel de développement personnel. Il ne peut être non plus question de devenir « le personnage de [s]a propre histoire ». Pourtant il faudra bien trouver « une sorte de coque », une quelconque matérialité pour tenter de « démêler le vrai du faux sur cette fameuse histoire de solitude » où s’origine la pulsion d’écrire. Le texte fait alors l’expérience d’une vitesse de pensée infernale — phrases brèves, mots repris, relancés, corrigés, retours à la ligne en cadence — dans l’effort de (re)trouver une parole capable de s’incarner.
Refuser la forme pour mieux la chercher
Seules les vies quotidiennes sont intéressantes, j’aurais dû écrire un journal. Trois lignes par jour, c’est quand même pas la mer à boire. Mais très jeune, j’avais pensé qu’il était déjà trop tard pour commencer. J’avais d’emblée abandonné — comme certaines personnes qui pensent que tout est déjà trop tard. (4e de couverture)
2L’emploi du conditionnel passé, souligné par la répétition de trop tard, pose d’emblée le cadre paradoxal de l’absence de ce journal. Car, bien plus que d’un simple regret, on est en droit de se demander si l’écriture de ce journal a vraiment été envisagée ? Était-ce seulement possible ? Il semble s’agir ici bien davantage d’une occasion manquée, en prise avec le kairos, cet instant T, toujours sur le fil, pas encore advenu ou déjà passé, celui qu’on laisse filer parce qu’on n’a pas su le saisir. À moins que ce trop tard ne mette en relief l’évidence : on aura toujours un temps de retard et il s’agirait enfin de l’admettre.
3Voilà donc Olivier Cadiot enfin libre d’écrire ce journal d’un nouveau genre, faisant fi de toute chronologie. Les dates s’y dispersent : on part du « 16 mars 2023 » pour atteindre « quelques jours plus tard » (comprendre ici après le « 12 septembre 1775), dans un espace-temps que l’on peut dater entre le « 30 mars 1544 » et le « 2 septembre 2024 », mais qui s’autorise à être « le plus tard possible », « tous les jours » et même « sans date ». Les choses s’éclairent : ce journal est le journal sans dates avec des dates d’un narrateur qui se décrit « comme un vase en miettes depuis l’éternité ». On se souvient de l’admiration de l’auteur dans Histoire de la littérature récente pour La Kolyma de Chalamov qui fait, de cette « vie quotidienne »,
une histoire au lieu d’un historique. Avec d’innombrables dates, mais répétées et en désordre : 1963 répètera la même souffrance que 32 ou 59, avec d’infinies ressemblances. Le camp éternel se reconstruit sous nos yeux. Pas d’historique, on rentre dans les instants. Chaque seconde de chaque page est une vie3.
4En mettant ses pas dans ceux de Chalamov, Olivier Cadiot trace, à sa manière, un chemin possible pour « piétiner la neige vierge, là où l’homme n’a encore jamais mis le pied », pour dire quelque chose de ce lieu resté inexploré jusqu’à aujourd’hui, celui de la mort de sa sœur survenue brutalement le 11 ou le 21 juin 1989. Car c’est bien là le pivot du livre : essayer de se rapprocher de sa sœur, de s’intéresser à elle, de s’en « occuper ».
De cette sœur disparue, je ne m’occupe absolument pas. Faut que ça change. S’occuper de quelqu’un ça veut dire poursuivre à son rythme les idées de l’autre absent.
C’est converser tout seul avec les deux ou trois choses que l’on sait d’eux.
Avec elle, je n’y arrive pas. J’y arrive avec d’autres.
À continuer à apporter de l’eau à leur moulin.
En reconstituant des morceaux de leur histoire à chaque fois à des époques séparées (p. 66).
5Pourtant, qu’on ne se méprenne pas, il ne s’agit ni de raconter une tragédie familiale, ni de faire le récit d’un deuil, mais bien d’« essayer de [s]e comprendre » et, peut-être même d’« accéder à une sorte d’éternité ». Et, pour y parvenir, d’écrire « le journal d’un vrai Robinson », un personnage familier au lectorat de l’auteur, découvert il y a plus de trente ans dans Futur, ancien, fugitif, livre dont le titre disait déjà le temps étiré, la simultanéité de l’expérience, la puissance du mouvement, et qui se comprenait lui aussi comme un vade-mecum, un livre pour « répondre de manière pragmatique à des situations réelles extrêmes » : que faire en cas d’exil (surtout quand on se trouve sur une île déserte), conseils en tous genres pour fabriquer tout un tas d’objets (Départs de feu, ce seront des bougies), analyser des choses qui risquent de recommencer, dialoguer à une voix… L’île était alors déjà pensée comme un atelier où l’on crée aussi bien des gestes quotidiens que de la pensée.
6Le narrateur de Départs de feu est lui aussi enfermé dans un tout petit espace, « une sorte de petite enfance cloîtrée » : espace et temps se confondent, habités par un je élastique qui se cherche et tente de créer un réseau suspendu, au sein duquel personnes, lieux et temporalités dialogueraient, mais dans son esprit seulement : il « n’en parler[a] à personne » pour « rester[r] intact aux yeux des autres ». Il s’agit, tel « un chien qui suit une trace dans la forêt » de suivre des « pistes », de mener une enquête et on n’est presque pas surpris de constater — puisque ce je a « une capacité à [s]e déplacer rapidement et à [s]’incruster dans des scènes très différentes » que, le 12 septembre 1775, il découvre — par anticipation — l’île, véritable fil rouge d’une filiation personnelle et littéraire, « l’île de [s]on histoire ».
La vraie disparue.
C’est une île.
Elle est vraie.
Je viens de là. (p. 117-118)
7Établir ainsi un lien entre l’île et la sœur, en décapant toute temporalité et en chaussant des bottes de sept lieues, permet de réenvisager l’objet-livre sous un nouveau prisme, comme une (auto)biographie kaléidoscopique capable de redistribuer le je(u) et de proposer un récit en trompe-l’œil à l’ombre d’un drame qui gardera son opacité.
(Auto)biographie kaléidoscopique ou récit de filiation ?
8Qui est donc ce je ? Si les accents autobiographiques résonnent fort, comme déjà dans Médecine Générale qui s’ouvre sur le trajet dans le corbillard du narrateur auprès de la dépouille de son frère, le geste d’écriture dépasse à l’évidence toute forme de récit de soi. Si la question du vrai s’inscrit au cœur du livre, puisqu’il s’agit « de démêler le vrai du faux », reste à savoir ce que cette vérité peut bien recouvrir. Corrélée à la solitude, elle semble aussi en lien avec l’île, avec la sœur et avec l’histoire du narrateur « trop vraie » pour être racontée. Pourtant, s’il refuse d’être « le personnage de [s]a propre histoire », il n’est « pas un Robinson pour autant », il [a] menti ». De sorte que le récit qui s’écrit est à mi-chemin entre l’autobiographie d’un je qui se dérobe et la biographie d’un je, que l’on regarderait — tel un spectre — traverser le temps à toute vitesse, en observateur extérieur d’un univers où le temps serait figé, un je présent et absent à sa propre histoire.
9En fragmentant le narrateur — à moins qu’il ne le démultiplie — Olivier Cadiot renonce au « temps réel » et actualise un temps à plat, immuable et externe, propriété du système quantique. Comme s’il avait investi un tube contenant jeu de miroirs et fragments de verre mobiles qui lui permettrait de produire des figures capables de varier à chaque secousse reçue par le kaléidoscope. « Je mélange les dates. Bref je fais des plans », dit le narrateur qui s’affirme comme « architecte dans l’âme », une formule devenue refrain au fil du livre. Le narrateur procède dès lors avec l’écriture comme il le fait en regardant le plafond de sa chambre au début de l’été 2024 :
Cet appartement, comme n’importe quel appartement parisien de la fin du xixe siècle, présente obligatoirement des corniches de stuc avec une sorte de sculpture, un ruban fleuri qui court et qui s’élargit à chaque angle en un bouquet de tiges symboliques.
Je peux tirer des lignes imaginaires pour relier les angles des murs.
Ça roule vite aujourd’hui.
Ça fait des figures.
Respire. (p. 34)
10On le voit, chaque jour qui passe permet de réagencer les lignes, de faire et refaire des plans, en partant d’une réalité qui n’est pas seulement la « réalité sous-jacente » dirait Bernard d’Espagnat, mais la réalité, celle qui se trouve « à un niveau plus profond que celui où la voit le sens commun4 ». Car, à partir du moment où l’on accepte que les dates puissent ne pas être « les bonnes » et que le temps de l’événement diffère de celui du souvenir, alors « tout est clair d’un coup ». Une clarté qui n’a pourtant rien de limpide puisqu’il s’agit de « chercher le truc », de « voir le côté flou des choses », un flou qui ne renverrait pas à l’absence de netteté mais à une « intensité ».
11Voilà que cette tension dialectique entre clarté et opacité vient encore creuser davantage la question de la nature de ce livre dont l’écriture hésitante se cherche « pour améliorer l’ordinaire », « pour atténuer la violence des détails », dans ce qui pourrait être « un roman familial ». N’est-ce pas là la raison pour laquelle le père a laissé tout « un méli-mélo », une « accumulation de documents » ? De sorte que notre narrateur ne pourrait s’y éprouver autrement que « comme le dépositaire des désirs inaccomplis de ses ascendants5 », ainsi que Dominique Viart le formule à propos de Pierre Bergounioux dans un article qui fait date aujourd’hui. Se dessinerait donc dans Départs de feu un possible « récit de filiation », où « le sujet s’appréhende […] par le détour d’un récit à reconstituer » et où « le besoin d’écrire se lie à une interrogation de l’origine et de la filiation6 ». Cela expliquerait l’écriture de l’histoire familiale qui s’expose comme « forcément déformatrice et incertaine7 » — en s’étalant ici sur quatre cent-quatre-vingts années — dont, à l’image de la carte postale reçue du Cap Ferrat ou de la mort de la sœur, « on ne sait pas la date — on a bien compris » ; mais cela éclairerait aussi les moments où l’on peut ressentir « une sorte d’affolement du discursif sans discours véritable8 », soulignant les difficultés à ne pas se faire avaler par les murs, à ne pas rester bloqué. Enfin, cette hypothèse générique viendrait justifier « l’articulation entre les filiations littéraire et biologique » qui fonctionne chez Olivier Cadiot comme une véritable trame narrative : les multiples références convoquées apparaissent presque toujours en italique — sans que leurs auteurs ne soient explicitement mentionnés — mais, au fil de la lecture, on reconnaît Montaigne, Sade, Baudelaire, Ignace de Loyola, Borges ou encore Büchner (et sûrement y en a-t-il d’autres). D’ailleurs, l’incipit du livre est on ne peut plus transparent :
Il faudrait aller à la rencontre de nombreuses personnes pour confronter leurs expériences aux miennes. N’oublions pas qu’à force d’isolement les choses finissent par devenir moins véridiques. On finit par ne plus pouvoir penser qu’à des choses fausses. (p. 7)
12Et puisque le temps est tout entier déplié sur la table de l’écrivain, entrer en dialogue avec toutes ces figures littéraires ne pose aucune difficulté. La littérature se fait « partenaire d’intellection9 », non pour nécessairement élucider ou expliquer situations et émotions, mais pour comprendre — au sens étymologique de cum-prehendere : « prendre avec soi » — et en faire le seul vade-mecum possible, « le livre qui vient avec [s]oi », dont peut-être le plus bel exemple arrive fin juin 1789, lorsque le narrateur « décide de traduire une grande partie de la Bible », et écrit à la suite :
C’est beau.
D’où ça vient ?
Qui a écrit ça ?
Qui parle ?
Il suffit d’écrire ce qui est simplement dit. (p. 89)
13Comme si, dans le fond, on ne pouvait qu’écrire avec. Avec celles et ceux qui, depuis toujours, ont cherché des formes pour écrire cette parole, dont on comprend bien qu’elle n’est pas nécessairement divine. Rien de mystique dans tout cela. La question de l’origine a déjà été tranchée par l’absence de linéarité. Tout est en train de se faire, il n’y a ni début, ni fin, nous sommes toujours au milieu du processus. Ce qui permet à notre narrateur de s’exclamer : « ici, on est moderne ». Or, la modernité étant « à elle-même et continûment son propre dépassement10 », elle est indépassable. Mais qui est donc ce on ? De quel indéfini, de quel pluriel est-il le nom ?
kintsugi : des récits de filiations à l’art japonais
14Pour mesurer la modernité indéfinie plurielle d’Olivier Cadiot, il s’avère fort utile de revenir au tout début de sa pratique : avec L’Art Poétic’, l’« autobiographie de tout le monde » écrira l’auteur au moment de sa réédition, Cadiot signe un livre de cut-up établi à partir d’une grammaire générative des années soixante-dix : il y prélève des phrases, petits « poèmes déjà fabriqués, des trésors11 », qu’il hybride à un fonds culturel occidental plus vaste, « dans une cacophonie aux multiples sources12 ». La polyphonie des sources devient dès lors le dénominateur commun de toute son œuvre. Si la littérature constitue à l’évidence l’une des branches généalogiques majeures — nous l’avons vu — d’autres terrains participent au tissage de cette écriture : la musique, la peinture, l’architecture, autant d’ateliers qu’investit l’écrivain pour que « ça se fabrique sous nos yeux13 ».
15Lorsque le narrateur entreprend de « faire une liste complète des larmes », il ne se propose pas de « recopier un saint », mais invente une forme musicale pour leur donner vie. C’est alors une véritable partition rythmique de larmes qui s’écrit, on les voit couler, on les entend glisser le long des joues, jusqu’à l’épuisement : « Etc. » Avec le cousin Georges, le narrateur explore une vie qui « tient dans quelques taches de couleur » et s’inscrit dans la filiation d’un William Turner dont le nom n’est jamais cité mais qu’on reconnaît en filigrane :
Je me souviens de ces images.
Des brouhahas en couleur.
Tout glisse.
Cette abstraction raconte la vraie vie : un tournoiement d’habits et de lumière.
Des taches.
Des coulures. (p. 36)
16Mais surtout, notre narrateur est un « constructeur », un « architecte » ; on s’en souvient, « l’avantage de l’art, c’est qu’il y a du matériel ». Qu’il s’agisse de bâtir une maison ou des canaux d’irrigation dans la rivière, les choses se font « par couches successives », — ce que l’auteur rappelle souvent en entretien lorsqu’il évoque sa pratique de l’écriture — et dont témoigne Départs de feu :
Impossible de tracer trois mots ou une phrase sans revenir dessus et barrer. Et d’écrire une nouvelle version dans la marge. Il suffisait de quelques secondes pour rendre cette nouvelle version insatisfaisante, trop ceci, pas assez cela. (p. 122)
17Repasser au même endroit, créer des dérivations au sein de la rivière pour rejoindre le cours d’eau principal, reconstruire à l’infini, ce sont là autant de filiations possibles avec quelque chose qui tient d’une origine durable, immuable :
J’ai remarqué quelque chose d’extraordinaire : la rivière ne change pas — pas son débit, mais la structure de ses bords.
Chaque dizaine de mètres on change un peu de monde et ça ne change jamais.
En tout cas pour moi. (p. 118)
18Comme si, au fond, même le récit était pluriel, toujours repris, toujours réagencé, toujours réinventé. Écrits au cutter, au stylo, à la machine à écrire ou à l’ordinateur, les textes d’Olivier Cadiot sont toujours inadéquats, jamais exhaustifs, en perpétuelle extension. Des Départs de feu à l’infini. À L’Art poétic’ a succédé un héros tout aussi surdoué qu’incapable, Robinson, que l’on retrouve au fil de sept romans — de Futur, ancien, fugitif (1993) à Providence (2015) — dans une énergie renouvelée accordant autant d’attention à chaque roman qu’à leur ensemble qui se constitue progressivement. Et si les livres qui suivent peuvent donner le sentiment d’être en rupture avec ces Robinsonnades, il n’en est rien : les deux tomes d’Histoire de la littérature récente (2016 et 2017) marquent une suspension qui permet de formaliser la fabrique de l’écriture avec légèreté et profondeur ; Médecine Générale (2021) s’emploie à éclater l’instance narrative en une trinité pour explorer de nouvelles modalités ; Irréparable (2023) semble sonner le glas d’une machine à fabriquer des histoires, le moteur ne démarre plus, à moins que, justement, il ne révèle déjà au narrateur de Départs de feu que son « moteur intérieur marche sans carburant. Une sorte d’hélice animée par un mécanisme bienveillant tourn[ant] à l’infini » ; Pour Mahler (2024), à nouveau dans un tout petit format, travaille la même économie graphique et revient à l’intertextualité et à la poésie initiales. Se dessine donc ici une série de livres qui fait du réglage son cœur : régler la vitesse, régler la machine, pour faire tenir ensemble des choses apparemment contradictoires.
19Depuis toujours il s’agissait d’écrire des morceaux de la même histoire qui auraient vocation — un jour — à être assemblés. Comme si Olivier Cadiot écrivait un véritable patch-work in progress dont Départs de feu serait un genre de point d’orgue matérialisé par l’image qui traverse son dernier livre, sans jamais être nommée, celle de cet art japonais qui permet, à l’aide de poudre d’or, de restaurer des objets cassés en recollant les morceaux : le kintsugi. Comme si ce dernier opus était le lieu pour éclairer la méthode au fil du récit : pour s’occuper des disparus, il faut « reconstitu[er] des morceaux de leur histoire à chaque fois à des époques séparées ». Non pour les recoller, comme s’il s’agissait d’arranger les choses, mais pour faire apparaître les éclats du même. Ici, c’est le processus qui est premier. Ce qui est beau, c’est la fêlure, celle qui permet de faire exister nos hantises, nos fantômes, les êtres aimés disparus, de leur donner vie. De leur trouver une place entre passé et présent, dans un endroit seul connu de l’écriture.
Au commencement était le geste
20« Attention, la nature va parler », dit le narrateur cinq lignes avant de mettre le point final. Ce n’est pas la première fois que la voix d’Artaud se glisse entre les lignes de Cadiot. Déjà, dans Histoire de la littérature récente, il nous alertait14. Et voilà que ça recommence et que ça s’amplifie. On s’en souvient, pour Artaud, « revenir à la nature » signifie « retrouver la vie », comprise, non au sens d’une « vie reconnue par le dehors des faits, mais de cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes15 ». Tout au long du livre, la nature reprend ses droits : le père du narrateur communique « avec ses parents via les arbres, « les arbres communiquent sans se toucher » et, dans un rêve, le narrateur explique à une jeune fille très brune « que les histoires sont comme les branches d’un arbre avec des solutions alternatives », comme s’il y avait là quelque chose d’un mythe ancestral, d’un savoir perdu à réactiver, dans une relation à la nature, intrinsèquement liée à l’écriture :
Avant, je travaillais sur des tables bourrées de documents, avec de nombreuses feuilles de couleurs différentes. Je cherchais mon trajet dans cet arbre. J’aime suivre posément le chemin de chaque branche. (p. 41)
21Cette nécessité de réactivation est vraie pour les quatre éléments, terre, eau, air et feu. S’il y a urgence de faire quelque chose de la sœur, « disparue dans les ondes », qui s’est jetée « comme un paquet dans la terre », il y a aussi celle de retrouver l’endroit, aujourd’hui disparu, « entièrement ceint d’eau, avec un petit pont en ciment. Fermé par des arbres immenses, inutilisable pour la culture (donc préservé depuis la nuit des temps) », avec cette réminiscence d’Artaud pour qui la culture entrave l’origine même. Voilà que celui « qui n’avai[t] jamais eu de corps » comprend que la seule réponse possible au démembrement (difficile de ne pas penser à la chute depuis la tour…) et au remembrement rural, passe par l’incarnation. S’il l’avait pressenti au début de Médecine générale — « l’Incarnartus est la plus belle des messes de Haydn16 » —, il en fait ici l’expérience sensible.
22L’air n’est pas en reste puisque le narrateur doit retrouver un souffle régulier, celui de l’écriture : » Respire » revient comme le refrain de cet impératif inoubliable. Enfin, l’image du foyer irrigue tout le récit. La chaleur répétitive risque de déclencher des incendies spontanés, mais le feu est aussi celui qu’il faut alimenter et réguler, pour qu’il ne s’éteigne pas (trop vite).
23Comme l’arbre est capable de se réparer lui-même, lorsqu’une branche est coupée, il faut que l’écrivain soit capable d’un verbo-corps, j’emprunte ici le terme à Patrice Pavis17, d’un geste capable de transformer une parole-écriture en corps : qu’il s’agisse de rejointer l’histoire à l’aide de poudre d’or ou de la faire exploser avec une bouteille d’essence dont on a allumé la mèche, toujours, Olivier Cadiot travaille l’écriture jusqu’en son cœur, passe la parole au crible jusqu’à ce que plus rien de neuf n’en sorte, et cherche un axe pour mieux en changer afin de trouver le bon, comme si la seule voie possible résidait dans la disposition à rester le fugitif de son propre dispositif d’écriture, à recommencer éternellement. En ce sens, Départs de feu serait le troisième tome d’Histoire de la littérature récente, une école du geste faisant la démonstration que seule l’expérience d’une genèse répétée à l’infini est vectrice de sens.
Repartons de zéro. Un livre, c’est quoi ? c’est une machine immatérielle qui produit des images que nous devons oublier par la suite18.
24En menant une enquête dont l’objet se réinvente au fil du récit, le narrateur d’Olivier Cadiot se lance à la recherche d’un temps originel, d’une éternité inoubliable, alors que, parallèlement, l’auteur se met en quête d’une matérialité de l’écriture aux réglages sans cesse renouvelés, en creusant ses dimensions organique et mécanique. Non seulement « ça se fabrique », mais ça se transmet, dans un dispositif qui permet de convertir le mouvement d’un espace-temps à un autre, dans une chaine d’énergie dont on peut régler la vitesse et la force, avec toujours ces fichus « problèmes d’échelle ».
25La multiplication des points de vue et des visions s’écrit telle une partition rythmique et visuelle : elle permet d’éclairer le temps entre dilatation et rétractation, entre dissolution et concentration, et de faire de l’opacité une forme de résistance aux fausses évidences de notre temps. Peut-être faut-il rester dans la faille entre passé et présent et soigner nos fêlures à coup de poudre d’or ? Peut-être est-ce ainsi que l’on peut échapper à la cruauté du réel et accéder à une forme de vérité ? User de la chaleur du feu pour diminuer la douleur ? En faisant d’Adios le dernier mot du livre, Cadiot inscrit la possibilité, toujours renouvelée, d’un nouveau départ : celle du Big-bang.