Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Juin 2025 (volume 26, numéro 6)
titre article
Judith Sarfati Lanter

Épices et empires : une histoire décoloniale de la catastrophe écologique

Spices and Empires: A Colonial History of Ecological DisasterAmitav Ghosh, La Malédiction de la muscade. Une contre-histoire de la modernité, trad. Morgane Iserte, Marseille : Wildproject, coll. « Le monde qui vient », 2024, 360 p., EAN 9782381140544.

Une histoire globale au prisme de la muscade

1Dans un essai qui a été très commenté, Le Grand Dérangement1, l’écrivain Amitav Ghosh pointait une certaine impuissance de la figuration romanesque à rendre compte de la crise climatique sans la cantonner à la sphère de la science-fiction ni la reléguer à un avenir lointain et dystopique. Cette impuissance, il en identifiait les causes dans certains traits du roman occidental, dominé par le souci de vraisemblance : le récit, focalisé sur l’individu et sur la durée d’une existence humaine, y est astreint à des échelles réduites de temps et de lieu impropres à rendre compte du temps long et diffracté de l’anthropocène ; il est en outre indexé sur une conception probabiliste de l’existence, alors même que l’« intrusion de Gaïa2 » nous confronte déjà à des évènements imprévisibles — autant de traits contribuant à perpétuer l’illusion de maîtrise propre à la modernité. La question de la figuration déborde donc le champ de l’esthétique : Ghosh, et avec lui d’autres figures centrales de la pensée écologique3, postulent que la crise climatique est aussi une crise de la culture qui appelle à déranger nos récits, à élargir l’empan temporel de nos représentations et à figurer de nouveaux actants et de nouvelles agentivités. C’est un mandat adressé à la littérature mais également à toute forme de récits, notamment du côté de l’histoire et de l’anthropologie, où le souci de la méthode est toujours en même temps un souci de la forme.

2L’essai traduit par Morgane Iserte aux éditions Wildproject sous le titre La Malédiction de la muscade (The Nutmeg’s Curse, 2021), témoigne des mêmes scrupules, marquant la volonté d’associer humains et autres qu’humains dans les aléas du temps long de l’histoire, tout en pluralisant les expériences et en refusant toute visée holistique — loin donc des nouveaux grands récits de la « big history4 ». L’ambition n’est pas mince : à partir de la noix de muscade, dont la commercialisation a été à l’origine de l’une des premières guerres extractivistes mondiales, Amitav Ghosh cherche à retracer une histoire globale du colonialisme et de l’extractivisme. Il reprend ainsi une méthode mise en œuvre par les historiens eux-mêmes, mais en choisissant comme point de départ de son essai un actant non humain, la muscade. Il opère en cela un changement de focale comparable à celui que proposait l’anthropologue américaine Anna L. Tsing dans Le Champignon de la fin du monde, où elle inventait un nouveau type d’enquête ethnographique, à partir des traces des champignons Matsutake et des enchevêtrements interspécifiques qui englobent les cueilleurs de champignons de l’Oregon, les scientifiques, les cuisiniers du Japon, les consommateurs, mais aussi toutes les entités vivant dans les tapis mycorhiziens des champignons5. Le champignon devenait ainsi le symbole d’un monde post-industriel, où la cohabitation entre humains et non humains crée des formes inattendues de survie et de subsistance. Cependant, Anna L. Tsing s’intéressait en premier lieu aux agencements locaux et adoptait une approche ethnographique et située, là où Amitav Ghosh traite frontalement du colonialisme comme fondement de la crise écologique moderne.

Pour une approche décoloniale

3Le titre de l’essai, La Malédiction de la muscade, souligne d’emblée la tragédie maintes fois éprouvée par les peuples vivant sur des territoires extra-européens dotés de richesses naturelles, et dont, précisément pour cette raison, l’histoire a été ensanglantée par la prédation coloniale. Centrer l’attention sur la noix de muscade, trésor des îles Benda célébré dans les chansons et les histoires de ses habitants mais convoité par la Compagnie des Indes orientales qui chercha par les moyens les plus violents à s’en assurer l’exclusivité commerciale, c’est aussi rappeler que la conquête coloniale fut en même temps une conquête de la nature elle-même, l’histoire des peuples étant indissociable de celles des milieux, les uns et les autres étant subjugués ensemble. L’ouvrage s’ouvre sur l’évocation terrifiante de l’anéantissement, au xviie siècle, de la population des îles Benda par les Hollandais, un acte clairement génocidaire commis sous la direction du gouverneur général Jan Pieterszoon Coen pour faire respecter le monopole néerlandais du commerce des épices, tandis que plus tard allaient être arrachés et brûlés tous les plants de muscadier qui essaimaient naturellement sur les îles alentours et risquaient, à force d’être prolifiques, de faire baisser le prix du marché. À partir de cet exemple séminal, Amitav Ghosh expose dans les chapitres suivants les intrications multiples entre colonialisme, extractivisme et désastre écologique. L’histoire de la muscade constitue le fil rouge de ce livre touffu, et devient emblématique d’une violence coloniale qui ne fut pas une dérive ou un excès de l’expansion capitaliste, mais en constitua le cœur même. Car l’accaparement des ressources (forêts, épices, minerais, pétrole) par les puissances impériales signifiait à la fois exploitation de la nature et domination des peuples colonisés. Le propos d’Amitav Ghosh s’inscrit ainsi dans une écologie décoloniale qui a profondément renouvelé la lecture de l’anthropocène en soulignant que la destruction écologique n’est pas une conséquence accidentelle du progrès industriel : cette destruction ne peut être comprise ni résolue sans prendre en compte l’histoire coloniale et les formes de domination qu’elle a instaurées. L’ouvrage contribue ainsi à renouveler radicalement notre compréhension des causes profondes de la crise climatique, à l’instar des travaux de Malcolm Ferdinand sur l’espace caribéen, où, de l’histoire coloniale et esclavagiste jusqu’au scandale de la pollution massive au chlordécone aux Antilles, il montrait l’indissociabilité des enjeux environnementaux et décoloniaux6, creusant le sillon d’une écologie politique qui invite à élargir les perspectives et à clarifier ses engagements, loin d’une écocritique qui tendrait à effacer les antagonismes au profit d’un discours purement déploratif7, loin aussi du repli dans la bergerie ou la cabane, espaces devenus bien trop souvent métaphoriques dans un certain discours écologique8.

4Le propos d’Amitav Ghosh est quant à lui de part en part politique, invitant à une relecture de l’histoire globale dont l’ambition est affichée dès le sous-titre : « une contre-histoire de la modernité ». Cette relecture n’est, a priori, pas neuve, puisqu’il s’agit d’une part de rappeler que le génocide des peuples amérindiens et le pillage des Amériques sont à l’origine du monde moderne en Europe et ont contribué à en fonder la puissance9 ; d’autre part que le capitalisme n’est pas né d’évolutions endogènes à l’Europe, mais de la conquête coloniale et de l’esclavagisme, qui trouve des racines plus anciennes encore, à Venise, Gênes, au Portugal ou en Angleterre, États qui depuis longtemps faisaient commerce d’esclaves en provenance des marges de l’Europe. En ce sens, le capitalisme a été un effet secondaire de l’Empire, et c’est ce que rappelle encore la transformation des îles Benda par la Compagnie des Indes orientales. La relecture historique d’Amitav Ghosh s’enrichit cependant de la prise en compte systématique de la dimension environnementale, non pas seulement parce qu’il rappelle les altérations de la nature liées à l’entreprise coloniale, mais parce qu’il évoque la manière dont les entités autres qu’humaines (rivières, forêts, plantes, animaux, mais aussi agents pathogènes) ont systématiquement été embarquées dans cette entreprise, qu’elles en aient directement pâti ou qu’elles en aient été partie prenante, contribuant parfois à la guerre menée contre les peuples autochtones : il en est ainsi de la guerre biopolitique menée par les colons anglais à l’encontre des peuples autochtones des Amériques, décimés par les maladies contre lesquelles ils n’avaient aucune défense, leur immunité étant par ailleurs affaiblie par la malnutrition et le démantèlement de leurs milieux de vie. Au lieu de recourir à la violence militaire, les colons anglais utilisèrent les forces non humaines comme armes, attribuant ainsi à la « Nature » les effets dévastateurs qu’ils avaient déclenchés. Le concept occidental de « nature », dont on sait à quel point il a été remis en cause par l’anthropologie contemporaine, constitue donc l’élément clé qui rend possible et en même temps dissimule le caractère véritable de la guerre biopolitique. Amitav Ghosh souligne les similitudes entre ce déni et le climatoscepticisme contemporain, qui lui aussi cherche à occulter l’apport humain dans les fluctuations climatiques. Mais il approfondit encore les rapprochements possibles entre la crise planétaire actuelle, avec son lot de populations chassées de leur terre par la montée des eaux, les inondations ou la désertification, et les perturbations écologiques qui, au cours des xviie et xviiie siècles, détruisirent les mondes vécus d’innombrables peuples amérindiens et australiens et provoquèrent leur déplacement forcé. Si la crise écologique touche désormais l’ensemble de la planète, l’inaction est une stratégie de conflit en soit, qui oppose les personnes dont les émissions de gaz à effet de serre sont élevées, à celles dont les modes de vie sont écologiquement plus soutenables. Comme l’écrit l’essayiste : « Aujourd’hui comme hier, les lignes de front sont ainsi tracées à l’aune de la volonté de puissance et de modes de vie irréconciliablement différents10 ».

5Amitav Ghosh articule son propos à des considérations géopolitiques qui retracent notamment l’enchevêtrement des structures de pouvoir avec l’exploitation des combustibles fossiles et, partant les formes de violence mises en place pour en assurer le contrôle. Il introduit la notion de « colonialisme du carbone » pour évoquer l’exploitation systématique des énergies fossiles dans la continuité des pillages impériaux. C’est notamment le complexe militaro-industriel et son coût exorbitant en terme écologique qui sont pointés du doigt, l’auteur rappelant par exemple que, lors des négociations du protocole de Kyoto en 1997, les États-Unis obtinrent l’exemption des émissions du Pentagone, alors même qu’il s’agit du plus gros poste de consommation d’énergie du pays et que, comme le documente parfaitement l’ouvrage, « la militarisation est l’entreprise humaine la plus destructrice au plan écologique11 ». Le constat est d’autant plus alarmant à l’heure où la militarisation de la planète est en voie d’accélération, selon une logique qui tient autant aux nouvelles menaces géopolitiques qu’à l’abandon des politiques de lutte contre le changement climatique, alors même que les catastrophes climatiques constituent désormais un facteur déterminant de la forte augmentation des dépenses militaires dans le monde. Ainsi la planification militaire en matière de climat est-elle principalement orientée vers la gestion des conflits que le réchauffement climatique va créer ou exacerber (luttes pour l’eau, guerres régionales, migrations climatiques), partant du principe que le réchauffement climatique est un fait acquis qu’aucune action concertée ne viendra atténuer.

Le substrat spirituel des luttes écologiques

6Si Amitav Ghosh rappelle les multiples implications du choix des énergies fossiles et leur dimension mortifère, l’une des orientations centrales de son ouvrage tient également à la valorisation du regard animiste sur le monde, prévalant dans de nombreuses sociétés précoloniales, où le monde non humain n’était pas vu comme un ensemble d’objets inertes mais comme des entités vivantes, actives, dotées d’intention. Pour l’auteur, ce regard explique en partie pourquoi les sociétés colonisées ne participaient pas aux logiques extractivistes imposées par les Européens. Ce contraste explique également la brutalité des conquêtes : pour les colonisateurs, les peuples indigènes devaient être « rééduqués » pour exploiter efficacement un monde vidé de toute agentivité. De Vine Deloria Jr. à Robin Wall Kimmerer, nombreux sont ceux et celles qui ont mis en exergue les liens unissant les communautés autochtones avec leurs terres sacrées et avec les formes de vie non humaines auxquelles elles se sentent liées de multiples manières. Les analyses d’Amitav Ghosh échappent néanmoins à une vision trop manichéenne qui opposerait la modernité occidentale à des rapports ontologiques à la terre plus respectueuse du vivant, rappelant que si les modes de pensée non mécanistes et vitalistes ont été repoussés aux marges de la culture occidentale, ils n’en ont jamais disparu pour autant. S’il s’inscrit ainsi dans la lignée des anthropologues de la nature qui, à l’instar de Philippe Descola, ont contribué à relativiser l’anthropocentrisme dominant dans la modernité occidentale et la vision de la « nature » comme entité inerte, il en reprend aussi les nuances, soulignant la rémanence d’une pensée vitaliste et animisante dans les praxis paysannes, les cultures populaires, mais aussi chez des intellectuels comme Paracelse, Swedenborg, Schopenhauer, ainsi que chez les écrivains participant de ce qu’on nomma les « Lumières radicales », Hölderlin, Goethe, Blake, Shelly, Morris, Thoreau ou encore Whitman. À partir de l’exemple de l’Inde, pays où domine a priori une spiritualité hindou habitée par une mystique de la terre sacrée, il montre à l’inverse comment la pensée vitaliste a pu être affaiblie par des politiques d’exclusion brutale, qui marginalisent hors des structures de pouvoir les populations dont la vie est la plus étroitement liée aux sols et aux rivières, aux forêts et aux rivages — ainsi des dalits et des communautés autochtones adivasis qui vivent de la pêche, de l’agriculture et de la chasse et dont les traditions mettent au premier plan les relations avec les non humains et avec la terre. Le propos d’Amitav Ghosh évite ainsi le schématisme, rappelant à la fois que le nationalisme hindou s’accommode parfaitement des logiques extractivistes, tandis que l’anthropocentrisme chrétien peut se trouver complexifié par un texte comme le Laudato Si’ (2016), où le pape François associait approche écologique et approche sociale, « pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres12 ».

7L’encyclique papale avait déjà fait l’objet d’un long commentaire dans Le Grand Dérangement, et la place que l’auteur lui accorde témoigne de l’intérêt qu’il y aurait selon lui à associer les luttes écologiques à ce qu’il nomme une « politique vitaliste » : ceci afin de favoriser non seulement un changement radical de nos modes de vie, mais aussi des manières différentes de s’accorder à la terre et aux autres qu’humains, afin d’en saisir la puissance vitale et leur conférer une forme de sacralité — un vitalisme, souligne-t-il, ni plus ni moins magique que le technosolutionnisme ou les appels à coloniser la planète mars, mais soutenable et cohérent. Le substrat spirituel et vitaliste contribue ainsi à l’efficacité de la lutte contre l’exploitation sans limites des ressources terrestres, que ce soit dans les batailles juridiques remportées ces dernières années par les peuples autochtones afin d’affirmer le caractère sacré des montagnes, des rivières et des forêts auxquels ils sont liés de manière existentielle, ou que ce soit dans les luttes qui mobilisent au-delà des peuples directement concernés par la réparation coloniale. L’exemple de l’opposition au Dakota Access Pipeline, conduite notamment par les Sioux de Standing Rock à partir de 2015, en témoigne : les Sioux, dont le territoire sacré est traversé par le pipeline, ont été rejoints dans leur combat par des milliers de personnes qui ne se revendiquaient d’aucun lien particulier avec cette terre, si ce n’est l’empathie envers un milieu et des formes de vie qui valent la peine d’être préservées pour leur valeur intrinsèque. Loin des idées écofascistes qui figent les identités et articulent le sang et le sol, l’exemple de Standing Rock démontrent si besoin était la part que chacun, en tout lieu, peut prendre dans le combat contre la rage destructrice de l’extractivisme, dès lors que l’on sait que « la Terre n’est ni inerte, ni muette, mais ardente de vitalité13 ».

De l’atomisme au corps planétaire

8Il faut dire enfin la puissance qui se dégage de la vaste fresque que dessine La Malédiction de la muscade. Cette fresque est celle de la terraformation et de la guerre littéralement menée contre la Terre. Elle se déploie comme un récit où se mêlent l’enquête historique, les témoignages, anciens et contemporains, et bien sûr le discours critique. Elle multiplie les points de vue, passant de l’histoire des empires à l’expérience d’un migrant climatique, d’un chaman amérindien à un habitant d’une mégapole d’Asie du Sud. Cette approche polyphonique, qui fait place aux voix multiples des peuples du Sud global, renforce la conviction qu’aucune solution durable ne viendra de la seule expertise occidentale. Au cœur et en amorce de ce récit figure la noix de muscade, qui fait l’objet, dans le premier chapitre, d’une description poétique qui n’est pas sans rappeler les rêveries cosmiques d’un Ponge à partir du pain, et qui devient l’agent inattendu d’une histoire tragique où les puissances d’agir humaines et non humaines s’entrecroisent. Amitav Ghosh est familier de ces déplacements de perspective, lui qui présente volontiers la nécessité de libérer le récit des carcans de l’exception humaine comme une urgence morale. C’est ce qu’il met en œuvre, au demeurant, dans ses œuvres de fiction, telle La Déesse & le marchand (Gun Island, 2019) dont le récit, grâce à l’intrication des fils narratifs, s’inscrit dans une vaste échelle de temps et figure les dimensions planétaires et multiformes du désordre climatique, tout en prenant en compte l’ensemble des vies, humaines et autres qu’humaines, dont l’existence se trouve désormais menacée. C’est ainsi la cohérence d’une œuvre et la constance d’un engagement intellectuel, artistique et littéraire qui apparaissent de manière sensible à la lecture de La Malédiction de la muscade.

9En outre, Amitav Ghosh prend constamment soin de situer sa parole, dans une démarche pleinement essayiste qui ne feint ni le détachement ni la position de surplomb. Il expose ainsi les circonstances qui l’ont poussé à s’intéresser aux îles Benda, ainsi que la manière dont il a mené ses recherches, mais surtout il donne à voir des motivations plus intimes, l’ouvrage apparaissant alors sourdement habité par le deuil. De façon aussi allusive que lancinante, il revient à plusieurs reprises sur l’épisode de la pandémie, cet étrange moment en suspens, point de bascule dans la prise de conscience de nos interdépendances planétaires. À l’été 2020, à cause de la suspension des vols internationaux, Amitav Ghosh, qui réside à New York, n’a pu se rendre au chevet de sa mère en train de mourir, faisant ainsi une expérience vécue par des milliers de migrants et d’exilés qui, en temps ordinaire, pour des raisons de coût ou de papiers, ne peuvent revenir chez eux pour retrouver les leurs. Faisant de la période de la pandémie, à l’instar de Bruno Latour, une sorte de propédeutique aux catastrophes à venir, l’essayiste souligne par ailleurs à quel point la vulnérabilité qu’elle a mise au jour a été éprouvée bien avant nous par d’autres — ceux et celles qui n’appartiennent pas aux classes dominantes ou au pays favorisés et qui parfois sont aux avant-postes de la crise bio-climatique, avec son lot d’inondations, de sécheresses, de pénuries, de maladies. Ce savoir empirique négatif, acquis par les plus vulnérables à leurs corps défendants, est appelé à se propager au monde entier, notamment à cette partie privilégiée de l’humanité qui vit encore le dérèglement climatique comme une expérience lointaine et abstraite. C’est une prise de conscience de la fragilité humaine en même temps qu’une manière de repenser l’être humain non pas comme isolé, mais comme une forme de vie connectée à d’autres formes de vie, et partant, embarquée dans un sort commun liant humains et autres qu’humains et articulant le local au global. C’est le « corps planétaire » dont parlait Dipesh Chakrabarty, dans The Climate of History in a Planetary Age14, un corps sensible aux aléas écologiques et aux altérations du milieu qui affectent toutes les vies terrestres. Ce savoir qui nous gagne, nous arrache aux illusions de l’atomisme et change la perception de nos vies et de nos corps est aussi une manière de redécouvrir le monde dans son inquiétante étrangeté, à la manière, nous dit l’auteur, de la forêt peuplée par les esprits (esprits humains, animaux, esprit de l’eau et des plantes) dont parle Davi Kapenawa, chef Yanomami engagé dans la défense de la forêt amazonienne15 : un milieu constitué d’entités vivantes, parfois effrayantes, qui n’est plus l’univers ordonné et mécaniste que nous évoque le terme « nature ».

10La Mélancolie de la muscade propose donc une archéologie de la crise écologique, à partir des processus historiques de colonisation qui ont inauguré la destruction physique et ontologique d’un monde — ce monde qui se rappelle désormais à nous dans les soubresauts d’une catastrophe planétaire. L’ouvrage foisonnant d’Amitav Ghosh en documente la perte, dans un propos qui évite autant l’irénisme que les dichotomies simplistes. Dans le dernier chapitre, l’essayiste cite des récits de fiction néerlandais qui ont évoqué, comme par anticipation, le réveil de la magie, des forces des peuples opprimés, des terres saccagées. Du cœur de l’Empire, était ainsi formulées une sourde culpabilité et une sourde inquiétude, préscience des désastres à venir. James Lovelock, inventeur de « l’hypothèse Gaïa » dont on connaît la fortune, alertait sur ces désastres dans La Revanche de Gaïa. Pourquoi la Terre riposte-t-elle et comment pouvons-nous encore sauver l’humanité ?, mais il préconisait surtout des mesures d’urgence, telles que les solutions de géo-ingénierie, la suspension des droits humains et de la démocratie, la limitation des naissances et le développement de l’énergie nucléaire16. Amitav Ghosh est aux antipodes de ces orientations, qui ne seraient que le prolongement des multiples violences contre la Terre et contre les peuples évoquées dans La Malédiction de la muscade. Il se place plutôt dans le sillage de la contre-culture environnementale et de tous les mouvements de résistance autochtones qui ont parfois réussi à fédérer autour d’eux d’importantes mobilisations et qui sont désormais pris comme modèles d’inspiration pour les luttes écologiques. C’est ainsi sur tous les fronts que l’auteur appelle à résister, en modifiant nos récits, en éclairant les processus historiques qui ont conduit au désastre, en développant l’empathie envers toutes les formes de vie, mais aussi en soutenant les mouvements de contestation qui essaiment partout dans le monde pour défendre la Terre : « que chacun fasse sa part, dit-il, avec optimisme et sans discontinuer, en vue de promouvoir les changements spirituels, écologiques et politiques nécessaires17 ». Un appel qui résonne de manière d’autant plus vibrante aujourd’hui, quatre ans après la parution en anglais de l’ouvrage, alors que le contexte international a radicalement changé et que le courage de chacun est mis à l’épreuve par le renouveau des impérialismes et l’horizon du fascisme.