
L’ombre de Nietzsche
« Ô mes amis patients, ce livre souhaite seulement des lecteurs et des philologues parfaits : apprenez à me bien lire1 ! »
« Ce n’est pas tant l’histoire même de la pensée de Nietzsche qui m’intéresse que cette espèce de défi que j’ai senti le jour, il y a très longtemps, où j’ai lu Nietzsche pour la première fois ; quand on ouvre le Gai savoir ou Aurore alors qu’on est formé à la grande et vieille tradition universitaire, Descartes, Kant, Hegel, Husserl, et qu’on tombe sur ces textes un peu drôles, étranges et désinvoltes, on se dit : eh bien, je ne vais pas faire comme mes camarades, mes collègues et mes professeurs, traiter ça par-dessus la jambe2. »
1« Si Foucault pensait manifestement ses livres avec Nietzsche, il ne le faisait presque jamais à haute voix. Ce dialogue silencieux se déroule le plus souvent en marge des pages. L’ombre de Nietzsche est pourtant très présente » (p. 344). Les Cours, conférences et travaux présentés dans ce volume établi par Bernard E. Harcourt sont issus de la boîte 65 des archives du fonds Foucault de la Bibliothèque nationale de France. Il s’agit de manuscrits inédits datant « des deux grandes périodes de la vie intellectuelle de Michel Foucault durant lesquelles il travaille les écrits de Nietzsche » (p. 337) : les années 1950 d’une part, et d’autre part, la fin des années 1960 et le début des années 1970. Foucault s’intéresse dans un premier temps au Nietzsche philologue, puis au Nietzsche historien et généalogiste — et, « au cours de ces deux moments, c’est à travers la confrontation avec Nietzsche que Foucault découvre sa propre manière de philosopher » (p. 337).
2C’est un ouvrage pour l’étude, un instrument de travail exigeant une connaissance préalable des œuvres de Foucault et de celles de Nietzsche. En outre, le tout est loin d’être homogène, les textes devant « être lus chacun pour eux-mêmes » (p. 9). Disons-le sans détours : néophytes, ne commencez pas par là. Cela étant dit, Bernard E. Harcourt démontre que ces manuscrits constituent un « éclairage sur les textes que Foucault a publiés de son vivant sur Nietzsche, sur ses livres et ses cours au Collège de France » (p. 342) : ainsi ces textes inédits prennent-ils place dans un corpus bien plus large, et ont une valeur avant tout génétique, permettant de comprendre la manière dont la pensée de Foucault se transforme des années 1950 aux années 1970.
3Il faut donc resituer le présent ouvrage dans une série de textes foucaldiens déjà publiés :
-
les cours au Collège de France — en particulier Il faut défendre la société exposant « l’hypothèse Nietzsche » dès la première leçon ;
-
La Volonté de savoir au titre explicitement nietzschéen3 ;
-
la première ligne du Discours philosophique4 ;
-
enfin, les deux articles publiés du vivant de l’auteur que sont « Nietzsche, Freud, Marx5 » et « Nietzsche, la généalogie, l’histoire6 » regroupés dans Dits et écrits.
4À cela faut-il certainement ajouter Les Mots et les choses (dont le titre aurait été inspiré par le § 38 du Gai savoir) et Surveiller et Punir où « le nom de Nietzsche a disparu. Mais son ombre est omniprésente » (p. 385). Après 1975, Nietzsche disparaît des œuvres de Foucault qui cesse de le lire — même si Nietzsche est tout de même cité une dernière fois, dans son ultime cours au Collège de France, le 15 février 1984, au sujet de la mort de Socrate.
5 Voilà le parcours retracé par Bernard E. Harcourt. Sa thèse est la suivante, déclinée de plusieurs façons : « Foucault, en se confrontant à Nietzsche, trouve une confirmation de ses problématiques et une incitation à se repenser lui-même » (p. 361). Ou encore, plus simplement : « Foucault réfléchissait ses livres avec Nietzsche » (p. 359).
Établissement et composition
6Saluons tout d’abord la clarté d’exposition de textes parfois ardus à première lecture : la mise en page est aérée, les notes sont riches, les annexes éclairantes, les mots allemands traduits, les ressources typographiques judicieusement choisies. Tout cela donne l’impression de voir l’élaboration d’un cours, de suivre une pensée en train de se faire.
7Seule bizarrerie : l’ordre chronologique n’est pas suivi. Les cours donnés au Centre universitaire de Vincennes en 1969-1970 occupent la première partie ; les cours à l’université de Buffalo au printemps 1970 prennent place en deuxième partie ; puis viennent les conférences données à McGill en avril 1971 ; et enfin, les travaux sur Nietzsche datant de la première moitié des années 1950. Pourquoi n’avoir pas commencé par là ?
Nietzsche en France, des années 1880 aux années 1970
8La « Situation » de Bernard E. Harcourt en fin d’ouvrage (qui mérite d’être lue comme une préface) rappelle les moments cruciaux de la réception de Nietzsche en France (p. 352-371), telle qu’elle a été étudiée par Geneviève Bianquis, Pierre Boudot, Jacques Le Rider et Louis Pinto7.
9Voici les quatre temps importants de la réception de Nietzsche en France :
-
d’abord, des années 1890 à la première guerre mondiale, les traductions d’Henri Albert au Mercure de France et les œuvres de Charles Andler ;
-
puis, dans l’entre-deux-guerres, la défense et illustration de Nietzsche par Georges Bataille et le Collège de sociologie, ainsi que les travaux de Geneviève Bianquis, de Jules Monnerot, et de Gustave Thibon, alors même que Nietzsche est peu à peu associé au fascisme (p. 354) ;
-
ensuite, après une période de dénigrement liée aux récupérations fascisantes, les années 1950-1960 sont marquées par la traduction du Nietzsche de Karl Jaspers en 1950, la thèse d’Angèle Kremer-Marietti, les cours de Jean Wahl à la Sorbonne en 1958, le Nietzsche et la philosophie de Gilles Deleuze (1962), le colloque de Royaumont organisé en 1964, la publication du Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche de Jean Granier en 1966, celle de Nietzsche et le cercle vicieux de Pierre Klossowski en 1969 ou encore l’édition des Œuvres philosophiques complètes de Nietzsche chez Gallimard par Giorgio Colli et Mazzino Montinari en mai 1967 avec une préface de Deleuze et Foucault ;
-
enfin, les œuvres de Nietzsche triomphent dans les années 1970 avec l’entrée au programme de l’agrégation en 1970, un colloque à Cerisy-la-Salle en 1972, ou encore les ouvrages de Jacques Derrida, de Sarah Kofman et de Bernard Pautrat8.
10En un mot : en France, les œuvres de Nietzsche fascinent d’abord les écrivains (pensons aux Nourritures terrestres ou à la « Lettre à Angèle » d’André Gide en 1898) avant d’intéresser les philosophes — et c’est Georges Bataille et son entourage, des années 1930 aux années 1950, qui permettent la bascule de la littérature à la philosophie.
Nietzsche pour Foucault
11Bernard E. Harcourt explique précisément la façon dont Foucault se situe dans cette histoire de la réception. Il rencontre véritablement l’œuvre de Nietzsche en 1953, alors que celle-ci est ignorée de l’enseignement et qu’Althusser donne comme seule alternative possible Hegel ou Marx. La rencontre de Foucault avec Nietzsche est médiée par la lecture d’Heidegger d’abord9, de Bataille et de Blanchot, de Jaspers et de Karl Löwith (p. 349). Dans les années 1950, Foucault se sert de Nietzsche pour prendre ses distances avec le marxisme, la psychanalyse et la phénoménologie. Il s’intéresse alors à la folie, à la philologie, à la pensée grecque, et cherche à situer l’apport de Nietzsche dans l’histoire de la philosophie.
12Dans les années 1960-1970, le rapport de Foucault à Nietzsche change, devenant expressément politique — à l’occasion notamment de la création du Groupe d’Information sur les Prisons en 1971 : « On peut dire que son militantisme est encadré par sa lecture de Nietzsche — ou que sa lecture de Nietzsche donne naissance à sa période la plus militante » (p. 370). En témoignent des bribes d’entretiens : « Nietzsche est celui qui a donné comme cible essentielle, disons au discours philosophique, le rapport de pouvoir. Alors que pour Marx, c’était le rapport de production10. » Ou encore, à Sao Paulo en 1975 :
Nous sommes peut-être actuellement un peu forcés d’être un peu nietzschéens, étant entendu que, pour moi du moins, Nietzsche n’est rien d’autre qu’une réserve peu ordonnée d’instruments encore récents et à vrai dire inutilisés pour penser des rapports de pouvoir — des rapports de pouvoir pour lesquels, il faut bien le dire, Marx nous laisse embarrassés et Freud nous laisse sans voix11.
13Notons que la différence d’approche entre Deleuze et Foucault tient sans doute à cela : pour ce dernier, la pensée nietzschéenne est une réserve peu ordonnée, elle n’est jamais totalisée.
La rencontre avec Nietzsche : les travaux de la première moitié des années 1950
14Il s’agit de la quatrième partie de l’ouvrage, divisée en quatre thèmes : la philosophie et la philologie ; la psychologie ; la pensée grecque ; fragments divers. Ce n’est pas la partie la plus aisée, mais plusieurs développements se détachent singulièrement.
15Foucault commente entre autres un passage de Par-delà le bien et le mal, « Périr par la connaissance absolue pourrait même faire partie du fondement de l’Être », se trouvant « au bout du langage philosophique » (p. 214). Il revient aussi sur une idée qui lui est chère, répétée plusieurs fois : la différence entre le rire des sophistes et l’ironie socratique (p. 217-218). Suit un éloge de la philologie, « amour savant et mémorable du langage » (p. 227), et une réflexion sur les liens essentiels entre exégèse et philosophie : « C’est même là le caractère propre du discours philosophique de ne pas se présenter lui-même comme texte, ou comme première parole positive sur fond de silence, mais de s’éclairer sans cesse lui-même de sa conscience interprétative » (p 229).
16Ainsi ne faut-il pas croire que ces « travaux » sont hermétiques ; au contraire, quelques épiphanies enchantent le lecteur. Pour preuve, cette analyse de la vocation nocturne de la psychologie et de la philosophie :
Cette vocation infernale de la psychologie, Flectere si nequeo superos, Acheronta mouebo [Si je ne peux fléchir les dieux d’en haut, je saurai mouvoir l’Achéron]. Mais si la psychologie doit prendre la mesure de l’Enfer, ce n’est pas pour trouver, par une autre voie, le chemin qui mène à l’Olympe. La mesure de l’Enfer doit être prise pour elle-même. Flèche lancée vers la nuit, vers le cœur de la Terre. Non pas pour rendre raison du jour, ni pour faire la géologie de nos paysages, mais pour courageusement, indéfiniment, faire route vers ce point nocturne, où s’abolissent à la fois la vérité et la vérité de l’homme, où l’être lui-même est mort. Le sens que doit prendre aujourd’hui la psychologie, c’est l’impossibilité de philosopher dans l’espace clair et serein d’une anthropologie : on ne peut plus philosopher qu’à partir de la nuit, par un bond à partir de l’abîme du non-savoir, sans recours à l’homme ni excuse humaniste ; on ne peut philosopher qu’une fois toutes les patries perdues. (p. 268-269)
17 Ainsi, au gré de ces développements quelque peu éparpillés, nous assistons à la genèse des premières œuvres de Foucault, profondément influencées par la pensée grecque, attirées par les réflexions sur la fête et la folie, élaborant sa propre manière de philosopher.
Seconde période : les cours et conférences de 1969 à 1971
18L’ouvrage s’ouvre sur les cours donnés à Vincennes sur le sens historique et le savoir généalogique. Les premières leçons sur la connaissance historique sont les plus complexes pour les non-spécialistes. Les deuxième et troisième parties portent toutes deux sur « la connaissance et le désir », mettant en lumière les préoccupations de Foucault au début des années 1970. Ce qui semble le fasciner est « l’illusion de connaître », le fait que la connaissance soit une invention :
Cela implique enfin que la connaissance ne soit pas d’un autre ordre que l’instinct ; qu’elle n’ait rien à voir avec un monde idéal de justice ; qu’elle ne s’apparente aucunement à la bonté, à la sagesse, à l’adiaphorie. Mais qu’elle est du même ordre que la méchanceté, la sauvagerie, l’acharnement, le meurtre (p. 118).
19Entre son séjour à l’université de Buffalo et celui à l’université McGill, Foucault déplie la critique nietzschéenne d’une connaissance belle et bonne, prétendument contraire de l’illusion et du mensonge — ce que commente Bernard E. Harcourt : « Pour Nietzsche, la connaissance est une illusion, une invention, et elle ne peut s’articuler que sur un non-savoir. Foucault en déploie toutes les conséquences : la connaissance repose sur la rivalité, la lutte, la méchanceté, le mensonge, et n’est possible qu’à partir de cette illusion fondamentale qu’est la vérité » (p. 373).
20Dans ces cours s’approfondissant les uns les autres, Foucault met au jour les concepts matriciels de son œuvre future, que ce soit le vouloir savoir, l’invention de la connaissance ou l’histoire de la vérité. Bernard E. Harcourt met en évidence le fait que Foucault trouve chez Nietzsche la matrice de la méthode généalogique développée dans les années 1970 et des réflexions sur la parrêsia des années 1980.
Lire Nietzsche
21C’est peut-être là que le bât blesse. Si ces manuscrits nous permettent de mieux comprendre Foucault, la réciproque est plus discutable. Encore faut-il se rappeler la difficulté de Nietzsche, soulignée par Foucault lui-même (p. 136), surtout à une période où le corpus nietzschéen est encore instable, et où La Volonté de puissance n’est pas encore délégitimée.
22Certes, ces manuscrits nous donnent à lire un Nietzsche fragmenté — mais, grâce à eux, nous avons accès à des passages oubliés, peu étudiés, d’une beauté certaine.
23 Que ce soit dans ces manuscrits exhumés, ou dans les textes publiés de son vivant, Foucault présente Nietzsche comme un point de rupture, celui qui a bouleversé le discours philosophique, marquant « le seuil à partir duquel la philosophie contemporaine peut recommencer à penser12 ». Et, ce n’est pas peu dire que Foucault a relevé ce qu’il appelle lui-même la « tâche nietzschéenne », à savoir : « penser la vérité sans s’appuyer sur l’histoire de la vérité » (p. 156). L’édition des Cours, conférences et travaux de Bernard E. Harcourt et de François Ewald nous permet d’en prendre la mesure.
24 Demeure un problème plus large : comment rendre la lecture de cours, de conférences, de développements épars moins délicate ? Comment lire des textes faits pour être entendus ? En attendant, il est peut-être bon de rappeler que la voix de Foucault n’est pas perdue13.