
Les Trois Giono
1Une surprise attend le public de 1953 au sujet de Jean Giono. La posture de ce dernier n'a en effet plus grand-chose à voir avec celle des années 30 et du début des années 40. « Le fait est là », souligne à l’époque Marcel Arland : lorsque Giono sort du silence avec Un roi sans divertissement (1947), puis avec Un hussard sur le toit (1953), « tout en lui semble changé. » (p. 9) Il aurait donc eu, successivement, deux Giono. Le premier est d’inspiration lyrique voire prophétique et promoteur acharné d’un pacifisme intégral. Ce Giono-là avait, à la Libération, fini par être condamné pour faute morale et stylistique. Le second Giono, sous caution stendhalienne, se présente quant à lui comme « re-né » de ses cendres et en pleine possession de ses moyens d’écrivain. Il s’affirme comme purgé de ses illusions sur la fraternité des hommes et tout entier habité par la passion du roman d’imagination.
2S’il simplifie jusqu’à la caricature la figure de l’auteur dans le champ littéraire, ce séquençage doit être reconnu pour ce qu’il est : une manière pratique, et commercialement efficace, de présenter le retour d’un écrivain à la suite d’un silence imposé par les circonstances. Elle n’est pourtant pas nouvelle. Annabelle Marion l’adosse au mythe de la crise biographique identifié par Roland Barthes dans son cours du Collège de France consacré à la préparation au roman1. Les manuels d’histoire littéraire sont en effet plein de ces profils où des circonstances particulières expliquent un changement profond dans la production de l’auteur, ce qui justifie qu’il y ait non pas un mais deux Racine, deux Châteaubriand, deux Balzac, deux Cendrars, deux Céline, etc. À charge au lecteur de réconcilier les périodes du même homme et pour retrouver, dans une lecture attentive de l’œuvre produite, son unité profonde. Dans Les Trois Rimbaud2, Dominique Noguez pousse cette logique jusqu’à imaginer avec humour, pour le poète revenu d’Afrique sur ses deux jambes, une brillante carrière parisienne : il épouse une sœur de Paul Claudel, se fait admettre à l’Académie française, et décède à l’âge vénérable de quatre-vingt-trois ans, laissant derrière lui une œuvre vaste. Au regard d’une si longue existence, les travaux du tout jeune poète prennent des allures de juvanelia dont on se demande s’il vaut la peine de les inclure dans les éditions complètes de l’écrivain. Au lieu de rejeter les illusions d’un tel mythe du renouveau, convoqué par réflexe et nourrit par l’esprit de la norme, Annabelle Marion, au sujet de Giono, en analyse avec clairvoyance à la fois la construction et la déconstruction. Son geste s’inscrit dans un mouvement de « réévaluation critique » qui se propose de prendre au sérieux la posture d’écrivain (p. 15). Cette démarche présuppose qu’une œuvre ne peut se concevoir comme protégée par sa propre substance. Elle doit, au contraire, être étudiée dans le rapport qu’entretient son auteur avec son public. « Nous souhaitons », annonce Annabelle Marion au seuil de son ouvrage, « mettre davantage en lumière l’interaction entre l’écrivain et le public qui fonde la construction de la figure auctoriale, cette “mythologie réciproque”. Car Giono n’est pas seulement victime de son image ; il en est aussi l’habile créateur » (p. 17).
3L’étude que propose Annabelle Marion est, elle aussi, double. Une première dimension de son travail examine les conditions du retour sur la scène littéraire d’un écrivain dont l’inspiration n’a jamais été aussi fertile que pendant la période où il est le moins publié (1945-1952). Revenu sur la scène publique avec des œuvres reconnues majeures dès leur sortie, lavé en grande part du soupçon de collaborationnisme, Giono se trouve, au cours des cinq années suivantes (1953-1958), dans l’agréable situation de devoir gérer cette notoriété reconquise. L’auteur d’Angelo le fait d’abord en accentuant les effets de nouveauté sur le public et son lectorat, avant de mettre en place, en collaboration avec Gallimard, sa nouvelle maison d’édition, « une stratégie éditoriale réunificatrice » (p. 216). Le second axe critique employé par Annabelle Marion (qui constitue la seconde partie de son propre ouvrage) consiste à examiner les différentes faces du Giono d’après-guerre, incarnées en une demi-douzaine de figures. Au gré des jours et des œuvres, le Manosquin se présente, dans sa forme médiatisée, tour à tour comme conteur, écrivain désengagé, marginal, homme heureux, connaisseur du cœur humain, enchanteur, et le plus souvent encore, selon un modèle kaléidoscopique, comme plusieurs de ces figures à la fois.
4Les deux dimensions du travail d’Annabelle Marion, nécessaires à la compréhension de la reconstruction de l’auteur, permettent d’évacuer le risque qu’il y aurait à maintenir, dans une sorte de « gauchissement rétrospectif3 », l’œuvre dans une logique antithétique aussi clivante qu’infertile. S’il y a bien eu deux Giono, selon une même logique, on pourrait dire qu’il fut deux, trois, voire quatre (comme le suggère Henri Godard dans D’un Giono l’autre), et au contraire tout un seul pétri de ses contradictions. L’ambition de cette étude consiste justement de « mettre en avant la complexité de l’image auctoriale » et surtout d’analyser « son caractère dynamique » et changeant (p. 563). L’étude repose sur « une approche rhétorique et une approche sociologique » (p. 15), mais loin de se limiter à l’examen des pièces paratextuelles pourtant très riches permettant d’évaluer les différentes stratégies de reconnaissance symbolique dans le champ littéraire de l’époque, Renaissance de Giono propose une plongée dans l’œuvre elle-même. Ainsi est-il autant question de la complexité des modèles narratifs dans Les Âmes fortes que de l’usage de la pipe dans les entretiens accordés à la presse au moment de la parution de ce roman. Au terme de cette étude, le lecteur sort enrichi d’un nouveau savoir concernant l’auteur du Hussard sur le toit, en particulier sur les conditions de production et de diffusion de son œuvre d’après-guerre. Mais il sort aussi mieux équipé pour répondre à une question fondamentale concernant l’histoire de la littérature : comment redevient-on écrivain ?
*
5Reprenons rapidement les faits. En 1945, soit quinze ans après ses débuts littéraires, Giono est interdit de publication par le Conseil National des Écrivains. Au regard des autres noms figurant sur la liste des exclus, les faits qui lui sont reprochés (son pacifisme perçu comme suicidaire ou cynique, son attachement à la nature bientôt récupéré par l’idéologie du régime de Vichy, et la prépublication dans une revue collaborationniste de Deux cavaliers de l’orage) sont assez rapidement oubliés4. L’ostracisme dont il fait l’expérience pendant une période d’à peu près deux ans (et un séjour en prison puis en « exil » de plusieurs mois à Marseille) n’est cependant pas imaginaire, et ses effets psychologiques et financiers sont loin d’être négligeables sur l’auteur et son entourage. Puis, à partir de 1947 et pendant une période d’environ quatre ans, Giono apparaît, un volume après l’autre, comme un homme en pleine possession de ses nouveaux moyens créatifs, affirmant n’ayant jamais cessé d’écrire, et dont la prose, au lieu de s’être asséchée dans le ressentiment, sort au contraire revigorée par le contact avec le monde de la fiction.
6En grossissant le trait, on peut affirmer que le réfractaire au progrès industriel, imbu de fraternité et irréductiblement opposé à la rage collective au nom de la sauvegarde d’un territoire, une fois la paix revenue, s’est fait le spécialiste d’une nature humaine foncièrement individualiste, pleine d’une violence dont il vaut la peine d’explorer les soubassements. S’il lui revient la responsabilité de générer son propre bonheur, l’individu est en effet consumé par un goût irrépressible pour le mal. En même temps qu’il se défait publiquement de ses illusions passées, Giono s’annonce par conséquent en écrivain débordant d’une énergie nouvelle, preuve s’il en était que, pour reprendre les termes de Roland Barthes, « ce que la vieillesse requiert, quand elle le peut, c’est précisément une Rupture et non pas une continuation, une vie et non pas une survie, un Commencement et non pas une fin5 ».
7Dès la fin de la guerre, Giono amorce l’élaboration de deux séries, deux façons d’apprivoiser son énergie créatrice au service exclusif du roman. On ne le reprendra pas, se promet-il alors, de mettre sa plume au service des idées sous forme d’articles de presse ou d’essais. Nait ainsi l’ambitieux cycle « italien » d’Angelo, inspiré par l’esprit de Stendhal, et présenté comme nécessitant la plus grande part de l’énergie de l’écrivain, et les Chroniques « américaines » dont l’influence faulknérienne, si elle n’est pas aussi explicitement revendiquée que celui de Melville, n’en est pas moins centrale. Giono joue sur les ambiguïtés et les complexités labyrinthiques de la parole (p. 326) et contribue à l’élaboration d’un « système de vérité plurielle » (p. 378) vertigineux, pourtant passé inaperçu à l’heure où d’autres écrivains se réclament des avant-gardes. Dans la presse, Giono n’apparaît donc plus « sous les traits d’un paysan ou d’un berger provençal » (p. 371), encore moins sous ceux d’un artiste éprouvé physiquement et mentalement par l’incarcération et l’opprobre public, mais tout au contraire comme un auteur recevant ses visiteurs chez lui en robe de chambre6, dégagé des contingences et dont l’esprit bouillonnant, tout entier plongé dans des intrigues trouvant leur source au-delà des Alpes, fait mouche à chaque phrase.
8L’auteur ne s’exclut pourtant pas de l’humanité. Au contraire : l’écriture romanesque montre combien « le dévoilement du cœur humain est solidaire d’une difficile introspection » (p. 507). D’où cette note surprenante citée dans ses entretiens avec Amrouche : « Le grand mérite [de l’hitlérisme], c’est qu’on a vu le fond de notre turpitude et que je ne crois plus au coiffeur, à l’électricien, au cafetier […]. Je ne crois même plus à moi. (Voilà pourquoi Un roi sans divertissement.) » (p. 507) Non seulement Giono se vante-t-il d’avoir reconquis le romanesque entre quatre murs gris et lézardés de sa prison, mais encore fait-il de cette expérience a priori peu désirable le point de départ d’une transformation personnelle. Le voilà bel et bien vacciné contre le « gionisme », cette maladie du message et du désir d’influencer les opinions au point de se croire capable d’arrêter une guerre en affirmant ses convictions.
9La chasse au bonheur dont il fait la passion principale de ses personnages du cycle du Hussard est décrite « comme une quête égoïste voire cruelle » (p. 459). Dans une certaine mesure, elle mime la volonté de reconquête de Giono lui-même. Ses nouveaux romans constituent, comme il le précise dans sa correspondance et dans son journal, autant d’« armes » pour « remonter sur scène » et « y remonter pour vaincre »7. La démarche de Giono n’est par conséquent pas exempte d’une forme de duplicité qui mise tout sur l’imagination romanesque. Lui qui n’a jamais cultivé, pas même son jardin de Manosque, lui qui n’a « jamais nagé, lutté, monté à cheval ou joué au sabre8 ».
10Les lecteurs découvrent dans ce « deuxième Giono » tantôt les traits d’un moderne, proche de ce que la littérature fait alors de mieux outre-Atlantique, tantôt les traits d’un d’antimoderne attaché aux modèles romanesques français, éloigné de tous les mouvements de mode tel l’Existentialisme ou le Nouveau-Roman. Son désengagement se veut aussi bien politique que littéraire, dans le sens ou le roman gionien « se présente comme un contre-monde de la réalité dans laquelle vit le lecteur, une pure fiction qui ne parle pas du présent ni, a fortiori, n’en propose pas une interprétation politique. » (p. 363) « Refusant l’ethos victimaire », conclut Annabelle Marion à l’issue de son étude, « Giono est à la recherche d’une posture souveraine qui se conquiert principalement à travers l’écriture et qui s’affirme, non sans tensions ni contradictions, à travers des figures et des styles multiples » (p. 568).
*
11Pourtant, cette refonte, tout autant « tributaire de l’écrivain » que du « public » (p. 31), est tout sauf simple. Renaissance de Giono a pour principal objectif d’analyser cette complexité à travers l’examen des mécanismes médiatiques et littéraires par lequel l’auteur parvient, en quelques années, à « engager une profonde réinvention de sa figure d’auteur et de son œuvre, dans une quête identitaire inséparable d’une entreprise de reconquête » (p. 564). Comme le sous-titre de son étude le suggère, il s’agit bien d’une « reconstruction ». Une fois revenu chez lui à Manosque en 1946, et autorisé à publier l’année suivante, Giono se considère « à la recherche d’une posture souveraine » qu’il s’emploie clairement à recouvrer, voire à amplifier, « à travers l’écriture » de nouveaux textes (p. 568). Ses revenus dépendent en très grande partie de son travail d’écrivain, et nulle moins que lui ignore l’importance de sa médiatisation, à travers la presse écrite, la radio ou la télévision. Cette mise en scène auctoriale est décrite par Annabelle Marion comme « un processus de fictionnalisation par lequel se fabrique un auteur » (p. 16). Le pari semble gagné, et plutôt que d’apparaître sous les traits d’un écrivain qui n’aurait rien lâché de ses principes de jeunesse, ou plus radicalement encore qui aurait déserté le champ médiatique, Giono réapparaît au contraire « en gloire9 », sous un jour qui lui confère une seconde jeunesse saluée par tous. Le nombre des ouvrages qu’il publie en peu d’années marque également les esprits : « la ‟fécondité” de Giono […] est double : à la fois quantitative et qualitative, elle est un signe d’abondance sans être synonyme de redondance » (p. 274).
12Dans cette optique, les études de Gisèle Sapiro, et plus largement celles consacrées aux mécanismes et aux enjeux de l’auctorialité, sont fréquemment sollicitées par Annabelle Marion. Elles invitent à considérer la figure de l’auteur à la fois comme posture construite et sollicitée par le public, jusqu’à être élevée au rang de personnage, et comme individu qui ne peut se dérober à ses responsabilités, en particulier légales. « La médiatisation de l’écrivain », écrit pour sa part Jean-François Louette dans son introduction aux Portraits de l’écrivain contemporain, « ne fait que jouer un nouvel acte de cette très ancienne pièce qui se nomme la poursuite de la fama »10. Cette renommée est chargée de combler « cet antique désir qui consiste à doubler son corps charnel d’un autre corps […] transfiguré par les rituels de la reconnaissance sociale11 ».
13Quoique cultivant une image « d’aède de Manosque » (p. 393), en quête d’une solitude et d’une tranquillité nécessaires à l’élaboration de son œuvre, elle-même « résultat d’un travail continu » (p. 344), Giono participe à nouveau pleinement aux usages de la diffusion des idées et se prête avec naturel aux conditions de l’entretien. Dans ses propos tout aussi bien qu’à travers les images prises par les journalistes venus le rencontrer, il n’hésite pas à convoquer son épouse et ses deux filles. Pour montrer ce processus complexe de réappropriation, Annabelle Marion convoque, en plus des études sur l’auctorialité, l’ensemble des éléments mis aujourd’hui à disposition de la recherche sur Giono : les œuvres, bien sûr, les interventions médiatiques de l’auteur, toutes destinées à une diffusion publique de son vivant, et les brouillons, correspondances et journaux intimes datant de cette période, dont la diffusion participe d’un geste patrimonial largement mis en place après sa mort en 1970. Ils forment un corpus conséquent, qu’Annabelle Marion exploite de manière minutieuse et systématique.
14La réponse de Giono face à sa nouvelle renommée est donc plurielle et pluridimensionnelle. Elle découle d’une stratégie sans pour autant se figer dans un ordre immuable. Ainsi, ce qui frappe le lecteur, ce n’est pas tant l’impression d’avoir affaire à un « nouveau Giono », mais bien d’être en face d’un écrivain en perpétuelle réinvention de lui-même, n’hésitant pas à jouer sur la force d’un talent que tout le monde lui prête. Au bout de cette étude de plus de 600 pages, le lecteur sort convaincu d’avoir en main un dossier à la fois complet et nuancé sur cette étonnante reconfiguration de l’image publique de Giono. Mais bien plus encore, Renaissance de Giono, par l’attention portée à l’œuvre elle-même permet de mieux en saisir la richesse et la profondeur.
*
15Qu’en est-il de ce troisième Giono annoncé dans le titre de ce compte rendu ? Son existence est moins problématique (et certainement moins imaginaire) que celle du troisième Rimbaud, et l’étude d’Annabelle Marion, qui se concentre sur la renaissance de l’après-guerre, ne l’aborde que par la marge. Elle concerne les quinze dernières années de la vie de l’écrivain pendant lesquelles celui-ci se détourne progressivement de la vaste ambition de mener de front ses deux cycles romanesques. Dès Noé, Giono rompt avec son programme en se mettant lui-même en scène « comme un illusionniste qui enchante sciemment le monde, le soumettant au travail de son imagination » (p. 542). Il n’est pas non plus anodin que Giono, plus de dix ans après son écriture, se décide à faire publier Angelo, premier jet de son cycle des Hussards, et dont une partie de l’intrigue contredit celle des autres volumes. Sollicité par différents éditeurs, il écrit et publie des textes de commande comme son Journal en Italie ou ses notes concernant l’affaire Dominici.
16Bref, à partir des années 1960, alors qu’il semble au faîte de sa gloire, ayant reconquis de façon magistrale le « narratif » de son existence d’écrivain, Giono est donc confronté à une difficulté inédite. À la période faste de production romanesque au début de laquelle il écrivait un volume des Chroniques en une trentaine de jours, fait suite une période plus aride. Tout en cherchant à faire éclore « un regard renouvelé sur le monde qui l’entoure », il peine à trouver la forme de ce qu’il appelle lui-même dans une lettre à Claude Gallimard sa « troisième manière12 ». Selon Jacques Mény, on peut estimer à sept le nombre de ces projets de romans avortés : Le Duché, Les Mauvaises Actions, Opus 50, Les Ruines de Rome, Les Terres de Boer, Dragoon, Olympe ou L’Oiseau gris. Ainsi, si tant est qu’il y en eut deux, il n’y aura pas de troisième Giono, à moins de prendre en compte ces « projets naufragés » dont il ne reste que des fragments, comme « les portraits de Cœurs, passions, caractères et deux versions du début de Dragoon, qui ne seront publiés qu’après la mort de Giono13 ».
*
17Nous souhaitons, en conclusion, proposer deux pistes d’étude inspirée par ce travail. La première concerne les manières dont, tout comme Giono, d’autres écrivains ont tenté un retour sur la scène éditoriale après leur bannissement pour fait de collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous pensons en particulier à Céline, dont la stratégie est mentionnée en filigrane de nombreuses pages de Renaissance de Giono. Nés à un an de distance, les deux hommes sont revenus brutalisés de la Première Guerre mondiale. Ils débutent en littérature au même moment. Tous deux n’ont eu de cesse, au cours des années 30, de hurler leur haine de la guerre et leur peur de la voir revenir. Chacun a pu méditer sur les conséquences de leur prise de parole lors d’un passage en prison. Une fois incorporés aux éditions Gallimard, ils affichent d’une même voix leur mépris pour la littérature à message tout en insistant sur l’obligation de continuer à écrire « par pure nécessité matérielle » (p. 346). L’un continue de se présenter comme un être solaire mais foncièrement à la marge (ce qui ne l’empêche pas de rejoindre le jury d’un grand prix littéraire), l’autre comme une figure spectrale tout en jouant sur tous les registres visibles de la mauvaise réputation. Leur accoutrement, les poses qu’ils offrent à la caméra ou à l’objectif renvoient l’image de deux hommes en lutte contre les vicissitudes de l’existence : dans Noé, Giono se met en scène selon un modèle qui n’est pas sans rapport avec Féérie pour une autre fois. Chacun, entre les quatre murs d’une cellule (la bibliothèque de Giono ouverte à tous les vents de l’imagination, l’appartement de Montmartre secoué par les bombes), se présente comme les tout-puissants maîtres du verbe. Ainsi, partis du même constat d’exclusion, en usant de méthodes similaires, Céline et Giono parviennent à se forger une « seconde vie » qui fait d’eux, jusqu’à aujourd’hui, des écrivains majeurs.
18La seconde réflexion concerne l’image actuelle de Giono, mort depuis plus d’un demi-siècle. Rares, dans les lettres françaises, sont les figures littéraires pouvant se targuer d’une telle postérité. À la différence de Céline, à propos duquel on ne cesse de se demander s’il faut le lire, nombre de conversations autour de Giono tournent autour de la question savoir laquelle des deux parties de son œuvre va notre préférence. Ses écrits sont publiés presque entièrement dans la collection de la Pléiade et la plus grande partie de ses romans est disponible en format de poche. Des monographies littéraires et universitaires, de plus en plus pointues, lui sont consacrées. On continue à le traduire dans d’autres langues et en particulier en anglais. Plusieurs de ses récits ont, depuis trente ans, fait l’objet d’une adaptation pour le cinéma. Ses manuscrits sont dans les coffres de particuliers. Sa maison se visite. Un prix portant son nom est décerné chaque année. Une exposition importante lui est consacrée à Marseille en 2019. Enfin, Giono est progressivement érigé en une figure majeure de l’écopoétique.
19Un danger continue cependant de guetter la figure actuelle de Giono, celui d’appartenir au courant de la littérature régionaliste. Peut-être davantage encore que le stigmate du bannissement temporaire par la CNE, c’est là l’accusation la plus infamante (du point de vue de la sociologie de la littérature) et la plus tenace. Il est vrai que la haine de Paris, exprimée par Giono depuis Les Vraies richesses en 1936, ainsi que sa tendance à répondre positivement à des commandes de « textes touristico-documentaires sur la Provence » (p. 410), ont eu tendance à encourager cette lecture. Aujourd’hui, l’accusation est surtout mentionnée pour la combattre, ce qui a malgré tout pour effet d’augmenter sa diffusion14. Gageons que le territoire inventé par l’auteur de Colline soit plus souvent comparé au comté de Yoknapatawpha qu’à la Provence de Marcel Pagnol.