Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Mars 2025 (volume 26, numéro 3)
titre article
Jean-Christophe Corrado

Alain Rox : s’écrire homosexuel dans le premier xxe siècle. Entretien avec Jean-Marc Barféty

Alain Rox: writing as a homosexual in the early 20th century. An interview with Marc Barféty
Sur Alain Rox, Tu seras seul. Mémoires d'un homosexuel de la Belle Époque aux Années Folles [1936], éd. Jean-Marc Barféty, Montpellier : GKC – Question de genre, 2024, 364 p., EAN 9782490454143.

Jean-Christophe Corrado — Jean-Marc Barféty, vous avez récemment édité aux éditions GKC — Question de genre Tu seras seul d’Alain Rox, un ouvrage paru pour la première fois en 1936 aux éditions Flammarion, qui se présente comme le récit de vie d’un homosexuel parisien dans le premier xxe siècle. Pour commencer, pourriez-vous nous resituer l’auteur, Alain Rox, de son vrai nom Marcel Rottembourg ?

Jean-Marc Barféty — Marcel Rottembourg est né en 1889, il est originaire d’une famille juive qui venait de Lorraine. Son père était fabricant de bijoux, créateur d’une marque relativement connue qui s’appelait Mantoux et Rottembourg. Marcel était fils unique. Il a passé son enfance à Paris où il a été élève au collège Rollin (aujourd’hui lycée Jacques Decour), puis au lycée Condorcet. Il n’a pas poursuivi ses études au-delà, et n’a pas pris la suite de son père. Il a mené, entre 1919 et 1940, une vie où se sont succédées des professions diverses et variées, jusqu’à ce qu’en 1935 il se consacre au journalisme. C’est le métier qu’il a exercé jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Sa fin de vie est assez triste : réfugié à Lyon, il a été arrêté quelques mois avant la libération de la ville, en avril 1944, et a été déporté à Auschwitz où il est probablement mort, mais il n’y a jamais eu d’officialisation de son décès.

J.-C. C. — Tu seras seul était un livre perdu, jamais réédité jusque-là et ignoré des histoires littéraires. Comment l’avez-vous retrouvé parmi les milliers d’ouvrages des bibliothèques ?

J.-M. B. — Précédemment, j’avais travaillé à la réédition d’un livre de Maurice Duplay, Adonis-Bar1, qui s’inspire de La Petite Chaumière, le premier cabaret de travestis de Paris, et j’ai fait une bibliographie de tous les auteurs qui dans les années 1920-1930 auraient pu parler de La Petite Chaumière. Je me suis appuyé sur différentes sources et il se trouve que dans le livre de Florence Tamagne — Histoire de l’homosexualité en Europe, Berlin, Londres, Paris, 1919-1939 (2000) — il y a une ligne sur Tu seras seul. C’est ainsi que j’ai découvert le livre de Rox, à la Bibliothèque Nationale, où je l’ai lu sur des microfiches. Je l’ai relu ensuite dans la deuxième bibliothèque en France qui le possède : la bibliothèque de la province dominicaine de France, qui est la bibliothèque du Saulchoir à Paris. J’ai pensé que le livre méritait d’être redécouvert. J’ai eu l’intuition que ce n’était pas un roman mais que les quelques détails glanés au cours de la lecture donneraient des pistes biographiques pour découvrir ce mystérieux Alain Rox.

J.-C. C. — Que pouvez-vous nous dire de l’histoire éditoriale du livre et de sa réception en 1936 ? Sait-on si quelque grand auteur homosexuel contemporain pourrait l’avoir lu ?

J.-M. B. — Au moment de la parution, il y a eu quelques recensions dans la presse, souvent très courtes, simplement quelques phrases extraites du prière d’insérer, mais aussi quelques critiques un peu plus développées — dans Les Nouvelles littéraires, par Francis Ambrière, ou dans Candide, par Fernand Vandérem — des critiques, d’ailleurs, plutôt positives. La seule mention postérieure que j’ai trouvée était dans une revue homosexuelle suisse intitulée Menschenrecht, en 1941. À ma connaissance, aucun écrivain, homosexuel ou non, n’a mentionné l’ouvrage. Je pense qu’il a été relativement peu diffusé : un bon indicateur est que le livre est pratiquement introuvable aujourd’hui.

J.-C. C. — Dès la couverture du livre, et plus tard dans les premières pages, on est surpris par l’instabilité de la signature. L’auteur est Alain Rox mais vous indiquez également, entre crochets, le nom de naissance de l’écrivain, Marcel Rottembourg. L’avant-propos de l’auteur nomme ensuite le narrateur et personnage principal, Roland Terrier, dans des lignes qui laissent entendre à demi-mot que le narrateur n’est pas autre que l’auteur. La chose se complique encore si l’on sait que Rottembourg a publié quelques sonnets, et même certains avant-textes du livre, sous le pseudonyme de Maurice Romain : voilà qui fait beaucoup de noms pour un seul homme ! Si l’on comprend qu’un auteur parlant de son homosexualité dans les années 1930 choisisse de revêtir un masque, comment expliquer le télescopage des pseudonymes ? S’agissait-il simplement d’un excès de prudence ? Ou était-ce pour entretenir le doute sur le statut du texte, qui pouvait se présenter comme un roman à la première personne ?

J.-M. B. — Marcel Rottembourg a d’abord choisi le pseudonyme de Maurice Romain, qui est le nom sous lequel il signait ses articles et sous lequel il s’est fait inscrire à la Société des gens de lettres. C’est aussi le nom qu’il a utilisé lorsqu’il s’est réfugié à Lyon pendant la Guerre de 1940 ; dans la liste du convoi 75 qui part pour Auschwitz en mai 1944, il est connu sous le nom de Maurice Romain. Il y a un jeu sur l’identité, comme si Rox avait voulu se réinventer. Romain est un choix intéressant parce qu’il fait référence à Rome : le lieu où il s’est révélé à lui-même en tant qu’homosexuel. Le passage de Romain à Rox correspond effectivement au souci de dissimuler son homosexualité : son livre le montre essayant de masquer tout ce qui pourrait faire naître le soupçon sur la nature de sa sexualité. Il veut déjouer la perspicacité des autres. Il s’associe par exemple à une jeune femme, Nicole, pour que celle-ci lui serve, dit-il, de « paravent » (p. 162). Il a donc signé son livre Alain Rox et a choisi encore un autre nom pour son narrateur : il brouille les pistes ! Son bref texte liminaire nous dit que le livre est un roman… et pas tout à fait un roman. Je crois qu’il voulait que nous comprenions que c’était ses mémoires, c’est-à-dire les mémoires d’Alain Rox, mais il ne fallait pas que le lecteur puisse deviner qu’Alain Rox était Maurice Romain — le nom sous lequel il était connu — et, a fortiori, il ne fallait pas qu’il sache que Rox et Romain étaient Marcel Rottembourg.

J.-C. C. — Vous nous avez donné quelques pistes pour comprendre le pseudonyme de Maurice Romain : celui d’Alain Rox vous semble-t-il avoir un sens particulier ? Celui de Roland Terrier paraît peut-être un peu moins énigmatique…

J.-M. B. — J’ai cherché s’il y avait une logique dans son ouvrage concernant le choix des pseudonymes : le sien, mais aussi ceux de sa famille, de ses amis… Je n’ai pas trouvé. Rox évoque la première syllabe de Rottembourg, qu’on retrouve aussi dans Romain. On observe parfois, quand l’auteur parle de sa belle-famille sous des noms fictifs, des associations sonores : entre Lévy-Finger (le nom de la belle-famille de Rottembourg) et Félignac (le nom employé dans le livre), il y a un écho. Je pense que c’était sa façon de créer les pseudonymes.

J.-C. C. — Un autre aspect de la pseudonymie, me semble-t-il, est l’effacement de la consonance juive du nom de Rottembourg. Cela correspond au récit : si l’auteur est juif, le narrateur-personnage ne laisse jamais deviner aucune trace de judéité. Comment comprenez-vous cet effacement ?

J.-M. B. — Cela a été l’une de mes plus grandes surprises. Quand j’ai lu le livre, je me suis dit que Rox devait être d’un milieu catholique : lorsqu’il se marie, il mentionne la présence d’un « prêtre ». Rien ne laisse soupçonner la judéité de l’auteur : il y a une claire volonté de la dissimuler. Je pense qu’il ne voulait pas parasiter son discours. Il voulait faire un livre sur l’homosexualité et peut-être a-t-il pensé que si la judéité était trop visible, cela favoriserait des lectures biaisées. Je crois qu’il s’agissait pour lui de recentrer son propos autour de l’homosexualité.

J.-C. C. — Outre l’effacement de la judéité, il semble que la morale religieuse ne joue presque aucun rôle dans le récit de vie d’Alain Rox. C’est d’autant plus frappant que c’est une différence par rapport à plusieurs grands autobiographes homosexuels nés eux aussi entre les années 1880 et 1900, je pense à Gide, Jouhandeau ou Green. Il ne me semble pas que la notion de péché apparaisse dans le livre, est-ce que je me trompe ? Que sait-on des rapports qu’entretenait l’auteur avec le domaine religieux ?

J.-M. B. — La notion de péché semble totalement absente de son univers, alors qu’il est par ailleurs extrêmement sensible au respect des conventions. Il écrit qu’il lui manquait « une règle inflexible », car, dit-il, il n’avait « le secours d’aucune conviction ni d’aucune foi » (p. 121) : c’est une affirmation d’athéisme. Pourtant, son grand-père était très engagé dans la vie de la communauté juive parisienne : il a longtemps été président de l’administration des temples du Consistoire de Paris. Il y a de nombreuses mentions de ses parents ou de sa belle-famille dans des journaux communautaires des années 1910-1920 — les Archives israélites de France ou L’Univers israélite. Je pense que ses parents étaient très pratiquants, mais Rox semble avoir pris ses distances avec la religion. J’ai l’impression qu’il vivait sa judéité un peu comme Marc Bloch vivait la sienne : ils sont tous deux issus de familles juives d’origine lorraine qui se sont peu à peu intégrées à la bourgeoisie. Bloch parle, dans son testament, d’une « orthodoxie dont [il] ne reconna[ît] pas le credo2 ». Rox aurait pu dire de même, mais peut-être aurait-il aussi pu dire, là encore comme Bloch : « J’affirme […], s’il le faut, face à la mort, que je suis né Juif3 ».

J.-C. C. — Le livre ne met en place aucun véritable pacte autobiographique4, il semble pourtant assez fidèle à la vie de l’auteur. Voyez-vous quelques libertés que celui-ci aurait prises avec la vérité ?

J.-M. B. — L’auteur a eu un soin scrupuleux de coller à la vérité. Il y a cependant deux points à propos desquels Rox prend des libertés. Le premier est le récit de sa Première Guerre mondiale. Il a dû se réengager, après avoir été réformé pour cause d’albuminurie, ce qu’il ne dit pas. Peut-être avait-il un peu honte d’avoir été réformé : il s’inquiétait d’apparaître comme un « planqué ». Le deuxième point concerne son épouse. Au moment de raconter leur rencontre, il la présente comme la sœur d’un ami. En réalité, il a épousé une lointaine cousine. Ce qu’il ne dit pas, mais que je subodore, c’est qu’il a dû subir une pression familiale et communautaire pour se marier dans son milieu social et confessionnel. Rox, au moment de son mariage, donne l’impression d’avoir fait un choix libre et éclairé : je pense qu’il n’en était rien. Il y a d’autres écarts avec la réalité, plutôt par omission. Il parle très peu de sa vie professionnelle. En vingt ans, il a exercé trois ou quatre activités très différentes : il a fondé une société d’horlogerie, il a été gérant d’une revue, la Gazette du Bon Ton, et journaliste, il a été encore été représentant en tableaux et en livres, antiquaire… Le livre ne rend pas compte de cette instabilité professionnelle.

J.-C. C. — Alain Rox fait figure de lettré et semble avoir eu une bonne connaissance de ses prédécesseurs. Il mentionne, à la page 212, le Proust de Sodome et Gomorrhe (1921), ou bien, à la page 242, le Gide de Saül, pièce dont le narrateur assiste à une représentation au théâtre du Vieux Colombier. Cependant, Rox ne dit rien de Si le grain ne meurt (1926), qui était pourtant la première autobiographie homosexuelle française (si on laisse de côté les récits autobiographiques publiés dans des ouvrages de sexologie ou des revues médicales). Il ne mentionne pas non plus le Livre blanc de Cocteau (1928), autre récit de vie homosexuel. Que sait-on de la culture littéraire de Rox ? Avez-vous trouvé dans son livre des indices d’une intertextualité avérée ou supposée obligatoire ou aléatoire, pour reprendre le vocabulaire de Michel Riffaterre5 ?

J.-M. B. — Dans le livre, Rox ne mentionne Gide qu’à propos de Saül. En revanche, dans le prière d’insérer (p. 333), avec le Proust de Sodome et Gomorrhe, il évoque « les courageux ouvrages d’André Gide ». Je pense qu’il a Si le grain ne meurt à l’esprit. J’ai l’impression qu’il veut plutôt se mettre sous le patronage de Proust — dont il n’a tout de même pas l’humour — mais son livre est plus proche de la démarche d’un Gide. Rox parle peu de ses lectures, alors qu’il a rencontré un grand nombre d’écrivains : quand il était journaliste pour Marianne, il a mené une enquête sur le rôle de l’écrivain et une autre sur le roman autobiographique. Dans ce cadre, il a échangé avec Giraudoux, Valéry, Green, Cocteau, Colette, Maurois… Au travers des questions qu’il leur a posées, il apparaît qu’il les avait lus. Rox est plus attaché, dans son livre, à faire part de sa culture artistique que de sa culture littéraire. Je vois une autre raison à son silence sur Cocteau dont le côté flamboyant, et peut-être aussi, de sa part, un certain défaut de virilité, pouvaient déplaire à Alain Rox, qui était attaché à une forme de masculinité traditionnelle. Le Livre blanc fait la part belle à la sexualité, ce qui va à l’encontre du projet de Rox, lequel est plus attaché à parler de l’homosexualité sous son aspect sentimental. Rox a fréquenté le Gaya, le bar qui a précédé Le Bœuf sur le toit : il a dû y croiser Cocteau, mais il n’en dit rien.

J.-C. C. — J’aurais souhaité vous entendre parler des différences qui existent entre le volume de 1936 et l’ouvrage tel que vous le donnez à lire aux lecteurs d’aujourd’hui. La première différence marquante me semble être à trouver dans le choix d’un sous-titre qui, sauf erreur de ma part, n’apparaissait pas dans la publication originale. Pouvez-vous nous parler de ce sous-titre et de la raison pour laquelle vous avez jugé son ajout nécessaire ?

J.-M. B. — Tu seras seul, comme me l’a dit Patrick Cardon [responsable de publication des éditions GKC — Question de genre], est un titre qui « plombe le livre ». Il me paraissait indispensable de préciser, et dès la couverture, quel serait le contenu de l’ouvrage afin que celui-ci arrive au lecteur d’aujourd’hui auquel on le destine.

J.-C. C. — Vous avez choisi le terme de « mémoires », plutôt que celui d’« autobiographie » : ce faisant, vous avez suivi les dénominations génériques des années 1920-1930, alors qu’aujourd’hui, après les travaux de Philippe Lejeune sur l’autobiographie, ou ceux de Jean-Louis Jeannelle sur les mémoires, nous parlerions plutôt d’une « autobiographie » pour le récit de la vie intime6, et nous réserverions le nom de « mémoires » aux récits de la vie publique. Je suppose que vous avez retenu ce terme parce que Rox l’emploie lui-même, à la toute fin de l’ouvrage (p. 308), mais le lecteur d’autobiographies homosexuelles ne manquera pas de remarquer que le vocable de « mémoires » est aussi celui dont Gide fait usage dans Si le grain ne meurt7. Ce souvenir gidien a-t-il joué dans votre choix de sous-titre ? Ou bien pensez-vous qu’il a pu déterminer le choix du terme employé par Rox lui-même ?

J.-M. B. — J’ai choisi le terme de « mémoires », mais il est vrai que dès la deuxième ligne du texte de présentation, en début de volume, j’utilise le mot d’« autobiographie » (p. 5). Pour le sous-titre, j’aurais aussi pu utiliser le terme de « confessions ». Celui de « mémoires » m’est venu naturellement parce qu’il m’a paru correspondre au personnage d’Alain Rox, qui a un côté un peu « vieille France », un peu traditionnaliste. Quand on entend « mémoires », on pense à Saint-Simon : le terme résonne un peu comme du français classique.

J.-C. C. — Une autre différence avec l’édition originale consiste dans l’ajout, à chaque fois qu’une date est mentionnée, de l’année indiquée entre crochets dans le texte même. S’agissait-il pour vous, en procédant à ces ajouts, de redonner au texte sa valeur de document, de témoignage sur une époque ?

J.-M. B. — J’ai pensé que c’était une façon relativement discrète de rendre au texte sa forme de mémoires et de resituer l’histoire dans le temps. C’est effectivement dans une optique documentaire. J’ai trouvé que c’était moins lourd que de mettre les années en notes.

J.-C. C. — L’un des grands mérites de votre édition réside dans un riche appareil paratextuel. On compte, outre une préface de votre plume et des notes de fin de volume, la reproduction d’un prière d’insérer de 1936, une notice biographique de Marcel Rottembourg, une synthèse de la réception critique qui a suivi la parution originale du livre, et enfin un riche « Dictionnaire des lieux », qui revient sur le Paris homosexuel du premier xxe siècle. C’est donc une lecture très bien informée que celle à laquelle vous nous conviez. Parlons, si vous le voulez bien, de ce « Dictionnaire de lieux » : sur quelles sources vous êtes-vous appuyé pour le mettre au point ?

J.-M. B. — Le principe de ce dictionnaire était de ne se fonder que sur les lieux qu’Alain Rox nomme lui-même. Quand Rox parle de sa famille, de ses amis, il met en place des stratégies de brouillage, mais, hormis pour les établissements de bain, Rox donne pour les lieux de sociabilité homosexuelle le nom exact et, si ce n’est l’adresse complète, au moins le nom de la rue. Cela s’explique probablement par le fait qu’au moment où il écrivait, la plupart de ces établissements avaient disparu. Une de mes principales sources a été la presse, qui rapporte les incidents, les descentes de police. Ce sont souvent des journaux un peu scandaleux, comme Aux écoutes, qui fustigeait les mœurs contemporaines — homosexuelles ou non. J’y ai trouvé l’adresse de Chez ma belle-sœur, par exemple, un établissement qui n’était cité dans aucune histoire du Paris homosexuel des années 1920. Il y a des sources littéraires pour certains établissements, comme le Thé Récamier : Julien Green en parle dans son Journal, Mireille Havet l’a beaucoup fréquenté… Cela me permet d’insister sur le fait que Rox ne mentionne que l’homosexualité masculine : en le lisant, on a l’impression qu’il n’y avait que des hommes dans les établissements qu’il nomme, mais le Thé Récamier, par exemple, était aussi fréquenté par des lesbiennes. Cette perméabilité entre ces deux mondes n’apparaît pas dans le livre. L’homosexualité féminine est vraiment pour Rox un impensé. L’un des rares cas où il l’évoque, c’est lorsqu’il rencontre Émilienne d’Alençon, déguisée dans le livre sous le nom de Félicienne d’Argenton (p. 298).

J.-C. C. — Sauf erreur de ma part, dans votre « Dictionnaire des lieux », aussi éclairant soit-il, manque cependant La Petite Chaumière, un cabaret que vous connaissez pourtant très bien puisque vous en avez abondamment parlé dans votre édition d’Adonis-Bar de Maurice Duplay. Est-ce parce que vous avez trouvé plus utile de ne décrire que les lieux dont l’histoire est moins documentée ?

J.-M. B. — Au moment où Rox nomme La Petite Chaumière, je renvoie en note aux travaux que j’ai menés pour la réédition d’Adonis-Bar. Je donne une brève synthèse en note, mais effectivement je ne développe pas dans le « Dictionnaire des lieux ». L’idée était de reparler de ces lieux que Rox cite et qui étaient mal connus. Par exemple, Rox parle souvent du Charley, rue Richer, à propos duquel j’ai trouvé des informations dans la presse, mais je n’ai trouvé aucune référence littéraire. La Taverne liégeoise est mentionnée par Willy, mais il la situe de manière erronée rue Pigalle. Le Thé Récamier apparaît aussi dans Ces Messieurs du sens interdit sous le nom du Chateaubriand8, ainsi que dans Adonis-Bar, sous ce même nom de Chateaubriand, or il n’existe aucune histoire du Thé Récamier : il y aurait pourtant beaucoup en dire !

J.-C. C. — L’ouvrage de Rottembourg présente pour le lecteur d’aujourd’hui l’intérêt d’une plongée dans le milieu homosexuel d’une époque révolue. Le livre, par certains aspects, ressemble à une cartographie du Paris homosexuel des années 1920-1930, mais vous semble-t-il qu’il y a des oublis ?

J.-M. B. — Rox parle surtout des lieux, si j’ose dire, bien fréquentés, voire un peu sélects. Il y a tout une part de la géographie parisienne homosexuelle qui n’apparaît pas : outre des bars, ce sont les fameuses pissotières, le boulevard de Clichy, la place Pigalle, la place Blanche, où l’on croisait tout un monde interlope et notamment le monde de la prostitution. Rox se tient assez éloigné de la prostitution masculine. Conformément à sa volonté de donner une image plutôt respectable de l’homosexualité, peut-être Rox a-t-il voulu passer sous silence les amours tarifées, qui pouvaient lui paraître sordides voire dévalorisantes pour les homosexuels. Il ne mentionne pas la rue de Lappe, où se rencontre la quintessence de ce monde de l’homosexualité populaire et des pratiques prostitutionnelles. Il n’y a pas de mauvais garçons chez Alain Rox.

J.-C. C. — Ce qui peut-être nous invite à la suspicion, c’est que Rox est plus enclin à évoquer le motif prostitutionnel et à décrire des garçons moins fréquentables lorsqu’il raconte ses séjours en Italie. Il semble qu’il devienne plus audacieux à mesure qu’il s’éloigne de la société qui constitue son lectorat potentiel. Gide fait à peu près la même chose, et c’est sans doute un indice de leur prudence. Parlons maintenant de la visée démonstrative du livre. Rox vous paraît-il s’adresser d’abord à la gent hétérosexuelle, qu’il s’agirait d’émouvoir et de convaincre, afin qu’elle cesse de retrancher les homosexuels en dehors de la société, ou bien s’agit-il plutôt de parler aux autres homosexuels qui pourraient se croire seuls dans leur cas ? À cet égard, le titre n’est pas très engageant…

J.-M. B. — Je pense que Rox s’adresse à la gent hétérosexuelle. Il y a une volonté de témoignage, une volonté de dire ce que c’est que d’être homosexuel. Beaucoup de livres de l’époque, aujourd’hui un peu oubliés — je pense à Charles-Étienne (auteur de Notre-Dame de Lesbos et du Bal des folles) ou à Francis de Miomandre (Ces Petits Messieurs) — décrivent un monde homosexuel interlope peuplé de voyous et de garçons efféminés. J’ai l’impression qu’il y a chez Rox un plaidoyer visant à montrer qu’il existerait, si j’ose dire, des « homosexuels normaux9 ». Il y a aussi la volonté, chez Rox, de montrer l’amour homosexuel sous ses aspects les plus sentimentaux, alors qu’on y voyait souvent — et on y voit peut-être encore aujourd’hui — quelque chose de très sexuel. Rox nous montre que l’homosexualité est une affaire d’affection, d’amour. C’était sans doute ce qu’il voulait dire aux hétérosexuels : qu’il pouvait vivre une histoire d’amour aussi passionnée que celle d’un homme pour une femme. Malgré tout, Rox s’adresse également, dans une moindre mesure, aux homosexuels, puisqu’il note au début de son avant-propos (p. 16), en dédicace — et là non plus, ce n’est pas très engageant : « À ceux qui en ont souffert, à ceux qui en souffriront. » Ici, il s’adresse à ses frères en « malédiction homosexuelle ».

J.-C. C. — Cela pourrait évoquer la distinction établie par Gide : « C’est parce qu’il se croyait unique que Rousseau dit avoir écrit ses Confessions. J’écris les miennes pour des raisons exactement contraires, et parce que je sais que grand est le nombre de ceux qui s’y reconnaîtront10. » Corrigez-moi si j’ai tort, mais il me semble que Rox tend plutôt à montrer que son cas est assez commun. À plusieurs reprises, le narrateur retrouve dans le milieu homosexuel des personnes qu’il avait connues en dehors de ce milieu et dont il est tout surpris de découvrir les mœurs : ce type de reconnaissance apparaît même comme un leitmotiv du livre.

J.-M. B. — Tout à fait. Rox ne se pense pas comme un cas unique. Il est assez sensible à la découverte de l’homosexualité de certains de ses amis, d’autant plus que ce sont souvent des amis qui l’initient aux codes de ce monde nouveau et lui servent de guides. Son ami Germain, dont il découvre avec étonnement qu’il est, lui aussi, homosexuel, le conduit à La Petite Chaumière. Manifestement, il est important pour Rox de pouvoir se retrouver dans un entre-soi. Cependant, le narrateur insiste aussi sur le fait qu’il conserve beaucoup d’amis hétérosexuels : au travers de ces sociabilités-ci, il s’agit de montrer que le narrateur est comme tout le monde.

J.-C. C. — Afin de donner de l’homosexualité une image qui soit de nature à rassurer un lectorat possiblement hostile, il semble que Rox consente à certains sacrifices. Je pense notamment à sa manière de représenter la sexualité… Il se contente du moins choquant, mais doit-on lui accorder toute notre confiance ? À le lire, on croirait que les homosexuels trouvent leur plaisir dans des caresses somme toute bien pudiques.

J.-M. B.  Effectivement, les mots qui reviennent toujours sont ceux de « caresses » et de « baisers ». La dimension sexuelle est passée sous silence. Il évoque tout de même au début du livre (p. 46) « l’acte sodomitique qui apparaissait indissolublement lié à l’amour entre hommes […] et qui [lui] semblait complètement extravagant ». Je crois que Rox, qui découvre tard son homosexualité, n’était pas très à l’aise avec l’acte sexuel. Je mettrais l’effacement de la sexualité sur le compte de ce malaise plutôt que sur le seul souci d’utiliser des termes neutres afin de ne pas tomber dans le scabreux. Cocteau ou Gide, après tout, ont su être assez explicites tout en conservant un registre de langue tout à fait correct.

J.-C. C. — Rox n’est pas toujours très tendre avec les autres homosexuels. Pouvez-vous nous parler de la manière dont il les représente ? Je pense en particulier à ceux qu’il juge trop efféminés, avec lesquels il ne se montre guère charitable.

J.-M. B. — L’un des passages où Rox est le plus dur est à trouver dans l’évocation de La Petite Chaumière. Il décrit certains des homosexuels qui la fréquentent comme des « pantins lamentables qui, en consentant à n’être presque plus des hommes, avaient peu à peu abdiqué toute dignité humaine » (p. 239). C’est sévère et injuste ! Les travestis de La Petite Chaumière représentent un repoussoir, de même que les garçons du Charley, qui prennent des postures féminines, s’appellent « ma chère », emploient toujours le féminin à la place du masculin. Rox veut montrer qu’il n’est pas de ce monde-là. Dans un passage du livre, Rox paraît ajouter foi aux théories Magnus Hirschfeld sur les états intermédiaires, avec l’idée qu’il y aurait un élément féminin dans le masculin : ce sont les hommes-femmes de Proust. Je me demande si Rox ne cherchait pas à réprimer ce qu’il pouvait sentir en lui de féminin en fustigeant l’efféminement chez les autres. Rox, je crois, n’arrivait pas à dépasser ses interdits concernant le genre et la sexualité.

J.-C. C. — Ce souci des distinctions entre homosexuels rencontre la question de la nomination. Il y a dans le livre un certain flottement terminologique : on trouve de nombreux termes employés pour renvoyer à l’homosexualité masculine. Si « pédéraste » est pour le narrateur un mot « affreux »  c’est ce qu’il affirme à la page 193 , le mot d’« androphilie », aujourd’hui tombé en désuétude, semble avoir sa préférence. Comment analysez-vous cette axiologie lexicale ? Qu’est-ce qui vous paraît justifier, de la part de Rox, cette préférence pour un vocable plutôt qu’un autre ?

J.-M. B. — Le terme le plus présent dans le livre demeure celui d’« homosexuel », qui avec ses variantes (« homosexualité », etc.) est présent quatre-vingt-onze fois. « Androphilie » est présent quarante-six fois. On trouve « inversion » en une trentaine d’occurrences. Les « pédérastes » et « tantes » apparaissent, mais Rox les bannit de son vocabulaire lorsqu’il s’agit de parler de son propre cas. Il n’y a que deux notes de Rox dans le livre ; l’une d’elle porte sur le mot « androphilie » dont il justifie l’emploi par une raison formelle : il s’agit de varier les termes pour éviter la lourdeur des répétitions. Cependant, je pense que le mot « homosexualité » a quelque chose d’un peu technique, d’un peu froid — ce qui explique peut-être que le mot « gay » se soit imposé. S’il l’avait connu, j’ai l’impression que Rox aurait utilisé le mot « gay » comme il utilise « androphilie ».

J.-C. C. — Par rapport à « pédérastie », ou à d’autres termes tels qu’« inversion », « androphilie » fait la part belle au masculin, à l’ἀνδρός, l’homme. On peut voir là une posture argumentative comparable à celle de Gide, visant à se désolidariser des homosexuels les plus encombrants — ceux qui contreviennent aux normes de la virilité traditionnelle  afin que les autres, les homosexuels plus passe-partout, apparaissent socialement acceptables et finalement peu différents des hétérosexuels. Ne faut-il pas voir également dans cette hantise de l’efféminement ce que nous appellerions aujourd’hui de l’homophobie intériorisée ?

J.-M. B. — Il y a un passage assez troublant dans le livre : Rox y parle de l’éducation sexuelle des jeunes garçons et en particulier du rôle joué par les pères. Un père, dit-il, devrait être attentif à l’éveil sexuel de son fils, et s’il suspecte que celui-ci est attiré par son propre sexe, « il doit en obtenir de lui l’aveu, non pour le renier et le maudire, mais pour l’aider, tendrement, à lutter contre sa nature » (p. 200). Curieusement, cette affirmation contredit tout le reste du livre : c’est une manière de dire qu’avec un peu d’aide de son père durant l’adolescence, Rox, peut-être, n’aurait pas été homosexuel.

J.-C. C. — C’est en fait la position tenue par le docteur Kaminski11, le neurologue que le narrateur va consulter sur la demande de son père, et qui est le porte-parole de la sexologie de l’époque.

J.-M. B. — Tout à fait. Je pense qu’il y a effectivement chez Rox cette homophobie intériorisée, laquelle rencontre son côté conventionnel, voire conformiste. Rox ne semble pas avoir honte d’être homosexuel, il ne présente pas sa sexualité comme constituant pour lui une souffrance — en dépit du titre du livre et de sa dédicace — mais il parle volontiers de « malédiction » pour évoquer son homosexualité. On a l’impression qu’il aurait préféré échapper à son orientation sexuelle s’il l’avait pu.

J.-C. C. — Ce qui est particulièrement étonnant, c’est que derrière ce violent mépris à l’égard des travestis et des garçons efféminés — Rox emploie parfois pour les désigner des termes moins feutrés que les miens  se dessine pourtant un attrait du jeu : aussi méchant soit-il à leur égard, le narrateur se rend au bal de Magic City, ou à La Petite Chaumière, en sachant qu’il y trouvera des travestis, et il semble s’en réjouir. Le Roland Terrier personnage semble se plaire parmi les travestis quand le Roland Terrier narrateur n’a pas de mot assez dur à leur encontre. Comment comprenez-vous cette contradiction ? Faut-il la mettre sur le compte de la prudence  il ne faut pas donner au lecteur l’impression que l’on s’éloigne trop de ce qu’il est prêt à accepter  ou sur le compte de cette homophobie intériorisée dont nous parlions ?

J.-M. B. — C’est, je crois, une contradiction que Rox n’a jamais surmontée, un conflit entre l’image de lui-même qu’il veut projeter — celle de l’homme « normal » qu’il rêve d’être — et son homosexualité qu’il a, malgré tout, bien acceptée. Il y a là un paradoxe. Cette ambivalence est très visible lors de l’épisode du bal de Magic City : il aurait pu refuser de se rendre dans un tel lieu, mais il y va sans que personne ne l’y ait poussé et souhaite même le faire découvrir à son ami Philippe (alors que c’est un ami qui l’emmène à La Petite Chaumière).

J.-C. C. — On ressent aussi chez Rox une volonté de marquer sans cesse son appartenance à la classe bourgeoise. J’imagine qu’il s’agit de montrer l’homosexuel comme bien intégré dans la société plutôt que comme un dangereux révolutionnaire qui menacerait l’ordre social dominant. Sans doute serez-vous d’accord avec moi pour dire que Rox ne fait pas vraiment figure de rebelle ?

J.-M. B. — C’est le moins qu’on puisse dire ! Sur ce point, il est intéressant de lire les articles qu’il a publiés en tant que journaliste. Il s’était spécialisé dans des reportages pour lesquels il interrogeait des personnalités. Qu’est-ce que le succès ? Que faites-vous lorsque vous ne travaillez pas ? C’était le type de questions qu’il leur posait. Mais il a aussi fait un reportage sur la natalité, où il se montre extrêmement sévère contre l’avortement et contre le divorce. Il écrit qu’il faut favoriser la natalité afin de compenser la baisse des naissances due aux couples stériles et aux célibataires ! Ici, le Marcel Rottembourg bourgeois de la Plaine-Monceau (XVIIe arrondissement) prend le pas sur l’homosexuel qui, malgré tout, demeure dissident par le seul fait de sa sexualité.

J.-C. C. — Pour terminer cet entretien, j’aurais aimé que vous me disiez votre ressenti à l’égard du titre de l’ouvrage, Tu seras seul : c’est un titre bien pessimiste, vous semble-t-il qu’il corresponde parfaitement au contenu de l’ouvrage ?

J.-M. B. — Rox n’apparaît pas comme un homme seul : il montre une vie sociale très riche. En revanche, le titre exprime le constat de son échec à construire le couple d’amants dont il rêvait. Il voulait reproduire dans sa vie amoureuse le modèle du couple parental, qu’il voyait comme une entente idéale. Le titre sonne comme une malédiction divine. Sous ce titre, je me demande si certains n’ont pas pu croire que ce texte défendait l’idée selon laquelle l’homosexualité retrancherait l’individu de la communauté des hommes et l’éloignerait de Dieu, ce qui entre en contradiction avec le contenu du livre, car ce n’est pas là le propos que Rox veut tenir. Le titre ne donne pas une image exacte de ce qu’a été la vie de l’auteur, mais renvoie uniquement à ses échecs sentimentaux, lesquels ne sont pas tant dus à son homosexualité qu’à sa volonté d’appliquer au couple homosexuel des modèles qui ne lui convenaient pas : il aurait voulu vivre avec un garçon comme son père avait vécu avec sa mère, avec des rôles très genrés.