
Essai de francophonie translingue
Au début, il n’y avait qu’une seule langue. Les objets, les choses, les sentiments, les couleurs, les rêves, les lettres, les livres, les journaux étaient dans cette langue. Je ne pouvais pas imaginer qu’une autre langue puisse exister, qu’un être humain puisse prononcer un mot que je ne comprendrais pas1.
1Sara De Balsi est agrégée d’italien et chercheuse associée à l’UMR « Héritages : Cultures/s, Patrimoine/s, Création/s » de l’Université de Cergy. Docteure en littérature française et comparée, elle est l’autrice d’une thèse de doctorat entreprise sous la direction de Violaine Houdart-Merot et soutenue en 2017 sous le titre « La Francophonie translingue à l’épreuve d’Agosta Kristof ». Le cœur de son travail de recherche consiste donc à affiner le concept de francophonie translingue et de le mettre à l’épreuve de différents corpora. Commençons par voir comment l’essayiste définit le concept complexe qui est, pour elle, central :
Je propose d’appeler francophonie translingue l’ensemble des œuvres d’écrivains pour lesquels le français est une langue seconde appris tardivement et par une démarche individuelle, en l’absence d’une communauté linguistique d’origine partiellement ou totalement francophone. (p. 13)
2Cette première définition se comprend comme une approche minimale qui s’enrichit au fur et à mesure du raisonnement. Le concept permet la définition d’un corpus d’écrivains autodidactes dans leur acquisition du français à l’écart de toute communauté francophone. Le translinguisme se comprend également comme l’acquisition dite tardive du français comme langue seconde. Ce concept ouvre des perspectives qui intéressent la francophonie. Du point de vue du genre, l’auteur remarque que ce passage d’une langue à une autre est souvent thématisé dans des œuvres à caractère autobiographique dans lesquelles l’auteur revient sur sa trajectoire erratique. D’un point de vue théorique, les œuvres translingues s’opposent aux concepts de monologuisme et de nationalisme. Elles sont souvent traversées par les tensions suivantes : complicité versus rupture, proximité versus étranger et respect versus défiance. Comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique « Éléments pour une poétique », Sara De Balsi formule une proposition conceptuelle à éprouver, un nouveau concept permettant, à la façon du rapport entre texte et contexte en analyse du discours, de dépasser l’opposition entre lecture interne et lecture externe. Pour rendre compte de cet essai, nous proposons d’abord de préciser la généalogie du concept de translinguisme avant de nous intéresser aux postures de l’écrivain francophone translingue, ce qui nous permettra, en dernier ressort, de cerner les critères définitoires qui permettent de reconnaître et d’analyser le texte francophone translingue.
1 Aux origines du concept de translinguisme
1.1 Translingual
3Sara De Balsi n’invente pas le concept de translinguisme. Elle propose donc logiquement un état de lieux de la littérature scientifique sur ce concept :
Le néologisme translingual est introduit par l’États-unien Steven G. Kellman dans son essai The Translingual Imagination. Kellman définit “le translinguisme littéraire” comme “le phénomène des auteurs qui écrivent dans plus d’une langue ou au moins dans une langue autre que leur langue première”. On voit que cette définition envisage deux cas dans lesquels un écrivain peut se dire translingue : le premier englobe également des auteurs bi- ou trilingues depuis l’enfance (l’introduction de Kellman cite explicitement Georges Steiner, Vladimir Nabokov, Kateb Yacine), le deuxième, les auteurs qui écrivent dans au moins une langue autre que leur langue première. Seule la deuxième partie de la définition prend donc en considération la production littéraire en langue seconde. (p. 13-14)
4Translingual est un concept importé d’outre-Atlantique. Le translinguisme permet de comprendre un rapport à la langue dont le préfixe trans indique le mouvement complexe. Sara De Balsi rapproche ce concept du plurilinguisme selon les aspects du bilinguisme ou du trilinguisme. Elle insiste sur l’échelle individuelle à laquelle ce concept est prioritairement pensé. L’écrivain translingue est celui qui connaît au moins une autre langue et qui est capable de passer de sa langue maternelle à cette seconde langue. Dans l’essai de Sara De Balsi, ce concept permet de découvrir des auteurs qui diffèrent du canon :
Iranienne, issue d’une famille d’aristocrates laïques ruinée lors de l’arrivée au pouvoir de Khomeini, elle-même incarcérée à l’âge de treize ans pour avoir manifesté contre le régime, Djavann s’exile à Paris en 1993 et commence à apprendre le français à l’âge de 26 ans. Elle fera de l’apprentissage de la langue — ses difficultés, la frustration qu’elle génère, l’insécurité qui s’ensuit — l’un des thèmes centraux de son œuvre littéraire, commencée en 2002 avec le roman autobiographique Je viens d’ailleurs, ponctuée de fréquentes incursions dans l’essai (en 2003, son Bas les voiles ! suscite de nombreuses polémiques) et se poursuivant aujourd’hui dans les deux genres. (p. 70)
5Chahdortt Djavann est une écrivaine translingue qui passe du Farsi — ou Persan — au français. Ce passage d’une langue à une autre se comprend dans le contexte politique d’un changement de régime qui conduit à l’exil. L’auteure problématise un rapport inquiet à la langue. Son œuvre se caractérise par une écriture véhémente qui mêle la fiction à l’essai et peut susciter la polémique.
1.2 D’un corpus à l’autre
6Parmi les auteurs identifiés comme translingues par Kellman, on trouve notamment Georges Steiner, Vladimir Nabokov et Kateb Yacine. Sara De Balsi s’intéresse principalement au translinguisme francophone, c’est-à-dire aux écrivains dont la langue seconde est le français. Sa première approche est ouverte et vise à fonder un concept opératoire :
Les œuvres étudiées — une quarantaine, entre romans, récits autobiographiques et essais, publiés entre 1988 et 2021 — fournissent, sans prétendre à l’exhaustivité, un choix représentatif de la production francophone translingue contemporaine. Pour mieux sonder les réponses des écrivains à l’‘impératif monolingue français’, j’ai choisi de me focaliser sur des œuvres publiées en France, tout en tenant compte de la diversité des parcours de migration et des lieux de vie des auteurs. (p. 12)
7Le translinguisme analysé dans l’ouvrage est francophone et contemporain. À la délimitation dans le choix de la langue seconde s’ajoute celle dans le temps. On voit alors émerger un nouveau corpus dans lequel on trouve notamment : Le Testament français (1995) d’Andreï Makine, Le Grand Cahier (1996) d’Agota Kristof, La Virevolte (1994) et Lignes de faille (2006) de Nancy Huston, La Mémoire de l’eau (1992) de Ying Chen et Marx et la poupée (2017) de Maryam Madjidi. Les langues maternelles de ces auteurs diffèrent et chacun des ouvrages retenus insiste notamment sur l’émergence de la conscience linguistique de l’enfant.
1.3 Cioran : écrivain translingue paradigmatique
8Outre Georges Steiner, Vladimir Nabokov ou encore Kateb Yacine, Emil Cioran (1911-1995) apparaît comme un écrivain translingue paradigmatique :
De ce point de vue, on peut considérer Cioran comme une figure prototypique de l’écriture francophone translingue contemporaine. La paratopie se donne à voir, chez cet auteur roumain s’étant installé en France en 1937 à l’âge de 26 ans, sous toutes ses formes : sociale (pauvreté, bohème, marginalité), spatiale (condition de l’exilé), temporelle (culte de l’anachronisme délibéré, choix d’adhésion à des modèles classiques) et surtout, linguistique : la langue étrangère est représentée à la fois comme ce qui permet et ce qui empêche la création. Le français, dans lequel il s’installe volontairement, est une “langue inabordable”, et pourtant ce caractère inabordable ne peut se dire qu’en français. Comme d’autres écrivains translingues le feront après lui, Cioran transforme donc une situation de minorité, voire de singularité, en la condition par excellence de la littérature. (p. 37)
9Sara De Balsi pense le translinguisme francophone dans la perspective de l’analyse du discours et reprend à Dominique Maingueneau le concept de paratopie. Ce dernier permet d’approfondir le rapport problématique entre l’écrivain et la société. Le translinguisme du roumain au français se comprend par un déplacement de la Roumanie vers la France, qui relève d’un exil. Cioran affronte la marginalité et l’intemporalité. En effet, son rapport d’adhésion aux classiques permet de comprendre un rapport de fascination à une langue qui attire et repousse et qui est parfois comparée à une camisole de force, vêtement qui contraint et indique la folie.
2 À propos des postures de l’écrivain francophone translingue
2.1 La posture de transfuge
10L’approche fondée en analyse du discours recourt au concept de posture entendu comme la façon d’occuper sa place. Sara De Balsi rappelle la dialectique de Marie Dollé qui oppose l’écrivain patriote à l’écrivain cosmopolite. Elle propose alors un inventaire de quatre postures : le transfuge, le passeur, l’errant et le déraciné. Les deux premières paraissent plus importantes que les deux dernières. Elles sont plus longuement développées, notamment la première qui partage, avec le concept éponyme, la présence du préfixe trans dans son nom même :
On retrouve la posture du transfuge — qui résonne, par son préfixe, avec le mot translingue — chez de nombreux écrivains translingues ayant choisi de quitter leur pays d’origine et leur langue en raison de leur dissidence (politique, ou d’autre nature). La contestation de l’ordre politique ou moral du pays d’origine se traduit parfois dans une contestation de l’ordre de la langue, ou dans une perspective de relativisme linguistique — de la “vision du monde” que celle-ci véhicule. On trouve des exemples de posture du transfuge encore une fois chez Cioran, mais aussi chez un auteur comme Biancotti, dont l’exil volontaire est lié entre autres à la contestation du moralisme de la société argentine et au désir de vivre librement son homosexualité. (p. 69)
11Le portrait de l’écrivain translingue se précise. Il ne change pas seulement de langue, mais aussi souvent de lieu. Il apparaît, de façon passive, comme un transfuge, c’est-à-dire quelqu’un qui est obligé de fuir, mais il est aussi, plus encore qu’un dissident, un être transgressif, le préfixe trans se faisant à nouveau jour et lui permettant de redevenir actif. La transgression linguistique qu’est le translinguisme se comprend comme une volonté de rupture, de rébellion et d’émancipation.
2.2 La posture de passeur
12La deuxième posture de l’écrivain francophone translingue est celle du passeur. Elle est d’emblée plus apaisée et organique :
Les passeurs se présentent — et sont reçus — comme des médiateurs entre la culture d’origine et la culture d’arrivée. Chez ces auteurs, la dimension de la contestation du pays d’origine est moins forte (quoique parfois présente), alors que celle de représentation est plus forte que chez les transfuges. Le passeur est, en effet, reçu par le public comme une sorte d’ambassadeur en France de sa culture d’origine. Souvent traducteur ou éditeur, il situe volontiers ses œuvres dans le pays dont il est originaire, qui est mis en scène avec abondance de détails. (p. 72)
13Au passage d’un pays à un autre et d’une langue à une autre s’ajoute désormais le passage d’une culture à une autre. Alors que le pays d’origine est absent de l’œuvre de l’écrivain transfuge, ou qu’il est critiqué, il est, chez l’écrivain, une matière nationale inépuisable à partager avec l’autre. Le champion de cette catégorie est, pour Sara De Balsi, François Cheng. À titre subsidiaire, nous évoquerons brièvement les postures de l’errant et du déraciné. Voici comment l’auteure définit la première :
La posture de l’écrivain errant est fondée sur le va-et-vient entre deux lieux, le pays d’origine — d’où cet écrivain a aussi bien souvent une présence, notamment par le biais de l’autotraduction — et le pays d’adoption, et deux langues, qu’il fait alterner et parfois s’entrechoquer. (p. 76)
14L’écrivain errant apparaît comme un écrivain de l’entre-deux. Il est perpétuellement entre son pays d’origine et son pays d’accueil. Il en va ainsi de son œuvre qui circule d’une langue à l’autre. Moins décidé que l’écrivain transfuge, il n’a pas choisi son pays. Quant au déraciné :
Si l’errant se meut entre deux pôles, constitués par ses langues d’écriture et de vie, le déraciné prétend à un détachement total, sorte d’errance absolue, dépourvue de pôles ou de points d’ancrage. Pour cet écrivain, le retour est impossible, ou envisagé comme tel. (p. 78)
15Cette posture, moins claire à saisir, rejoint peut-être celle de l’écrivain cosmopolite. En tant que tel, l’écrivain francophone translingue ne peut pas être assigné à un pays et la langue française est alors sa seule patrie. La posture rejoint ici la paratopie au sens du rapport au lieu. Le transfuge sait ce qu’il fuit et où il va ; le passeur est à l’aise dans les deux lieux. À l’inverse, l’errant est un double négatif du transfuge et le déraciné du passeur.
3 Qu’est-ce qu’un texte francophone translingue ?
3.1. Le critère de l’agent
16À l’issue de la lecture de l’ouvrage, nous pouvons reprendre la définition liminaire :
Je propose d’appeler francophonie translingue l’ensemble des œuvres d’écrivains pour lesquels le français est une langue seconde appris tardivement et par une démarche individuelle, en l’absence d’une communauté linguistique d’origine partiellement ou totalement francophone. (p. 13)
17Le corpus choisi par Sara De Balsi a une langue-cible, le français, mais une multiplicité de langues-sources : le russe, le hongrois, l’anglais, le chinois et, entre autres, le Persan ou Farsi. Au fil des lectures, l’apprentissage tardif du français se comprend comme un apprentissage accidentel de la langue de Molière. Le français n’était pas au programme de la trajectoire première envisagée par les agents. Il n’est pas utilisé par la communauté linguistique première de l’auteur et échappe donc, de prime abord, à l’horizon de l’enfant. En outre, l’apprentissage tardif est souvent un apprentissage qui se déroule après le moment des études.
3.2 Un critère formel : l’écriture de soi
18La Francophonie translingue de Sara De Balsi se comprend également comme une poétique du texte francophone translingue. En ce sens, le corpus qu’elle réunit sous une nouvelle bannière échappe peut-être à une caractéristique générique stable et se comprend dans la perspective d’une hybridité entre écriture de soi et essai. Ce dialogue entre le texte de fiction et le texte d’idée est une caractéristique de la littérature francophone2. Voici comment l’auteure la présente dans l’introduction :
Comme l’a montré Alain Ausoni, il y a une corrélation significative entre écriture translingue et autobiographie. En effet, si les écrivains translingues pratiquent tous les genres littéraires, l’expérience translingue tend à se dire tout particulièrement dans l’écriture de soi. Cette prédilection, avance encore Ausoni, est à mettre en lien avec la pratique de la biographie langagière, fréquente dans les cours de français langue étrangère, qui consiste pour l’apprenant à retracer l’histoire de son apprentissage des langues. (p. 9)
19Les langues que l’on parle et les vies que l’on mène trouvent une intersection dans l’écriture de soi. C’est ce qui explique le tropisme du texte translingue vers l’autobiographie dans laquelle le thème linguistique occupe une place importante. Cette forme d’écriture, au croisement de plusieurs formes, se comprend comme la variété haute de la biographie langagière pratiquée en cours de français langue étrangère (FLE).
3.3 Un critère esthétique : mise en abyme et thématisation de la langue
20Après les critères de l’agent et de la forme, un troisième apparaît, qui est d’ordre esthétique, la mise en scène de la langue :
Je vais me focaliser sur trois métaphores paradigmatiques que l’on retrouve dans les textes translingues : la métaphore vestimentaire (la langue étrangère comme habit) ; la métaphore théâtrale (l’écrivain translingue comme acteur), avec celle, très proche, du déguisement ; enfin, la métaphore issue du mythe du personnage de Sisyphe et de son entreprise (l’écrivain translingue comme un nouveau Sisyphe). (p. 62)
21La langue n’est pas seulement, dans le texte francophone translingue, un outil, mais aussi un objet qui apparaît dans le texte lui-même. Cette mise en scène de la langue revêt, selon Sara De Balsi, trois formes fréquentes : la métaphore du vêtement, celle du théâtre et celle du mythe. En effet, conformément à l’étymologie qui unit le texte au tissu, tout ce qui est dit du vêtement dans le texte littéraire est transposable à ce texte lui-même. En outre, les métaphores du théâtre et du déguisement invitent à problématiser le rapport du langage à l’apparence. Apte à créer l’illusion, il est aussi celui qui permet de la dévoiler. Enfin, le texte francophone translingue puisse à la source des mythes des cultures qu’il croise, ainsi qu’aux représentations des langues en concurrence.
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22Le présent compte rendu espère avoir guidé le lecteur dans la compréhension de l’origine du concept de translinguisme, préalablement à l’analyse de la manière dont Sara De Balsi se l’approprie pour proposer un système des postures de l’écrivain francophone translingue ainsi qu’une poétique du texte francophone translingue. Le concept de translinguisme témoigne de la productivité contemporaine du préfixe trans dont la présence sert à indiquer un mouvement et surtout la difficulté inhérente à ce mouvement : il y a toujours un obstacle à dépasser. En théorie littéraire, les concepts fleurissent. Aussi le concept de trans-linguisme est-il accompagné de celui de post-mono-lingue qui invite à dépasser l’illusion de la langue unique. Le préfixe post que nous associons à la catégorie de temps se trouve utilement complété par le préfixe trans auquel nous donnons une couleur plus géographique.