Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Janvier 2025 (volume 26, numéro 1)
titre article
Élise Tourte

Arrachements, attachements

Rendings, bondings
María Zambrano, Philosophie et poésie [1939], trad. Jacques Ancet, Paris : José Corti, 2024, 122 p., EAN 9782714313133.

Cela pourra paraître un peu arbitraire, mais il semble exister une profonde corrélation entre angoisse et système, comme si le système était la forme de l’angoisse quand elle cherche à sortir d’elle-même, la forme adoptée par une pensée angoissée quand elle veut s’affirmer et tout dominer (p. 87).

1Celle qui signe ces mots dans Philosophie et poésie est une jeune philosophe de 35 ans vivant au Mexique, en exil : María Zambrano. Sa pensée, plus nostalgique qu’angoissée, suit le fil d’une vie de déplacements et de déracinements. Cette existence a commencé à Vélez-Málaga en 1907, se poursuit à Ségovie et Madrid. Son premier essai, Por qué se escribe ? (« Pourquoi écrit-on ? »), paraît en 1933 dans la Revista de Occidente. Dès 1939, Zambrano part pour le Mexique, puis vit à Porto Rico, mais surtout à La Havane (1940-1953). À son retour en Europe, elle réside à Rome avec sa sœur Araceli. Les deux possèdent 13 chats, ce qui leur vaut la dénonciation d’un voisin et leur expulsion du pays, où elles sont considérées comme « personnes dangereuses ». Araceli et María s’installent alors dans un hameau du Jura français, La Pièce. María Zambrano meurt en 1991 à Madrid, où elle est enfin revenue depuis les années 1980. En 1939, María Zambrano n’imagine sans doute pas que son texte pourra faire l’objet d’un compte rendu dans une revue française en 2024. La probabilité d’être lue est très faible, elle constitue presque un rêve : celui du « toujours invraisemblable lecteur » mentionné dans le prologue de 1987 (p. 7). Ce préambule tardif place Philosophie et poésie sous le signe de la chimère. Écrire de la philosophie, enseigner cette discipline : ces deux destinées se sont présentées comme utopiques. Dans le même prologue, María Zambrano le confesse :

J’entends par Utopie la beauté irrésistible, et aussi l’épée d’un ange qui nous pousse vers ce que nous savons impossible, comme l’auteur de ces lignes a toujours su qu’elle ne pourrait jamais faire de Philosophie, et pas seulement parce qu’elle est une femme(p. 9)

2Ici masquée derrière le masculin générique d’« auteur », la condition de femme ne disparaît jamais tout à fait du livre. Dans sa forme, Philosophie et poésie est composé de cinq chapitres : « Pensée et Poésie », « Poésie et Éthique », « Mystique et Poésie », « Poésie et Métaphysique », puis tout simplement « Poésie ». Le premier fut publié indépendamment comme article dans la revue Taller, dirigée par Octavio Paz. La construction d’ensemble paraît guidée par une intention historique ; elle vise à repérer les différentes phases d’une relation millénaire entre deux langages, deux modes de rapport au monde, deux styles de vie. En chemin, on rencontre bien sûr Platon, qui forma le vœu d’exclure les poètes de la cité, mais aussi Héraclite, Schelling, Heidegger ou Kierkegaard d’une part, et Jean de la Croix, Baudelaire, Hugo, Rimbaud, Valéry ou Machado de l’autre.

Coupés en deux

3D’emblée, le philosophe et le poète sont figurés sous la forme de deux archétypes, presque des « personnages conceptuels1 » au sens où l’entendent Deleuze et Guattari. Précisément, « [l]e personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste2 ». Si le philosophe cherche avec rigueur à mieux connaître, le poète ne se préoccupe que de sentir davantage. Philosophie et poésie sont « deux moitiés de l’homme » (p. 13) et c’est de leur désunion que l’homme souffre : « cette double tension peut être la cause de quelques vocations ratées et d’une grande et interminable angoisse noyée dans la stérilité » (ibid.). L’intérêt majeur de la démarche de Zambrano est d’illustrer le caractère vibrant, vivant, d’un tel dilemme. Car l’opposition entre philosophie et poésie n’est pas seulement théorique. L’enjeu de Philosophie et poésie restera d’« éclairer le fond du dramatique conflit où se débat celui qui a besoin des deux » (p. 14). Ce conflit existe parce que « le monde s’[est] divisé, traversé par deux chemins » (p. 17) : celui de la raison et celui de la sensibilité. Le récit que fait ailleurs Zambrano de sa découverte de la philosophie sonne juste pour celles et ceux qui comme elle ne se sont jamais résolus à choisir entre vie intellectuelle et émotions. Je l’imagine aisément enfant. On raconte qu’elle entendait des voix. Il semble que c’était pour elle une souffrance de manger, de lacer ses chaussures. La quotidienneté lui demandait des efforts, tandis qu’elle « circulai[t] entre les falaises d’adultes obscurs3 », selon la belle formule d’Henri Michaux sur l’enfance. Dans un texte autobiographique, elle l’explique :

Au début, j’ai voulu être une boîte à musique. On me l’avait sûrement offerte et j’ai trouvé merveilleux qu’en soulevant simplement le couvercle, on puisse entendre la musique ; mais sans l’avoir demandé à personne, j’ai réalisé que je ne pouvais pas être une boîte à musique, parce que cette musique, aussi agréable qu’elle soit pour moi, n’était pas ma musique4.

4C’est alors que se lance la quête d’une voix et d’une voie à soi. L’enfant rêve ensuite de devenir templier, car elle est impressionnée par les représentants de cet ordre. Mais elle comprend que cela est impossible pour une femme. « Et ainsi, quand j’ai réalisé qu’en fait je ne pouvais rien être, j’ai trouvé la pensée, j’ai trouvé ce que j’ai appelé, ce que je continue d’appeler, la philosophie5. » La trajectoire philosophique s’impose presque à elle. C’est « cette montée [qui] est celle de celui qui se voit forcé à être philosophe » (p. 54) : montée hors du monde des apparences. Mais s’il lui faut écrire de la philosophie, elle le fera d’une manière singulière. Elle découvrira ce que Carol Gilligan appelle une « voix différente6 » ; voix du soin aux êtres et aux choses. Elle défendra la « raison poétique7 ». Dans un entretien, Michèle le Dœuff considère que María Zambrano pourrait être la grand-mère adoptive de futures générations de penseuses8. Et en effet, cette voix qu’elle fait déjà résonner dans Philosophie et poésie ne laisse pas d’inspirer.

Fidèles aux choses

5En réalité, la résolution que María Zambrano a commencé à former avant 1939 est celle de ne jamais rompre avec le sensible, de persister à entendre son chant. Le clivage entre philosophie et poésie est d’autant plus regrettable à ses yeux que pour les deux, le point de départ est le même : il s’agit de l’étonnement. Mais d’après Zambrano, seuls les poètes restent rivés à cette première émotion, confiants dans sa puissance pour dire ce qui est : « Fidèles aux choses, fidèles à leur étonnement premier et extatique, ils ne se sont jamais décidés à s’en arracher » (p. 17). Le mythe de la caverne, échafaudé par Platon dans La République, donne au contraire l’exemple de l’arrachement que consent le philosophe. Il s’élance au-delà de l’immédiat pour conquérir l’idée. Or, lorsqu’il revient dans la caverne, il ressent une étrangeté face à ses semblables :

Et son étrangeté est telle qu’ils en sont irrités au point de lui donner la mort. Il n’est pas très risqué de penser que la mort de Socrate, son maître, hantait ces lignes de Platon(p. 55)

6Cette lutte contre soi-même et contre ses inclinations naturelles que suppose la philosophie explique la haine platonicienne de la poésie : « Faut-il alors s’étonner que celui qui livre un si terrible combat pour imposer la voie de la philosophie, manifeste une telle hostilité à l’encontre de toute autre voie ? » (ibid.). La philosophie est même, parfois, une activité douloureuse, puisque chez Platon, elle est une méthode de « conversion » du regard (ibid.). Le penseur grec donne à voir le sacrifice exigé par le fait de devenir philosophe.

Et c’est ici que commence alors le pénible cheminement, l’effort méthodique pour saisir quelque chose que nous ne possédons pas, et que nous avons besoin de posséder, avec une rigueur telle, qu’elle nous oblige à nous arracher à cela que nous possédons déjà sans l’avoir recherché(p. 16)

7Selon Zambrano, Platon est un poète qui a renoncé à son désir de l’être (p. 18). Ce renoncement apparaît clairement au travers de la haine qu’il affiche :

C’est dans La République que Platon formule sa condamnation, explicitement et violemment, avec cette violence par laquelle nous nous détachons le plus souvent de ce que nous aimons le plus(p. 28)

8La relation de María Zambrano à la philosophie n’a pas été linéaire. L’élitisme de ce milieu d’hommes l’a découragée parfois, lorsqu’elle était étudiante à Madrid. Ici, la philosophe s’adresse à ce métier qu’elle a choisi : « Si tous ont besoin de toi, comment se fait-il qu’il y en ait si peu qui t’atteignent ? » (p. 24) Elle se prononce contre la « vérité qui exclut, […] la vérité qui impose, qui choisit, sélectionne ce qui va être érigé en modèle de tout le reste, de tout. » (p. 24-25) La vérité de la poésie, qui n’est pas sans « arrière-monde » (p. 21), est tout autre. N’excluant rien a priori, le poète se dévoue aux apparences et à leur disparate. « Le poète, lui, est fidèle à ce qu’il a. » (p. 41) Cet attachement explique son absence de préoccupation pour l’être unique. « Seule [la poésie] échappe à l’être, elle s’y dérobe, elle s’en moque. » (p. 30)

Le poète aussi le sait [que les apparences sont périssables], c’est pourquoi il s’y accroche ; c’est pourquoi il les pleure avant qu’elles ne s’effacent, il les pleure tout en les possédant, parce qu’il les sent fuir dans leur possession même(p. 38)

9Le poète n’est pas en déficit, au contraire du philosophe qui a rompu avec ce à quoi il tenait, « mais en excès sous le poids d’une charge que, certes, il ne comprend pas » (p. 41). Cette charge, il consent à la porter. Il ne la refuse pas, il ne s’en immunise pas. Parce qu’il s’accroche à quelque chose qu’il sait devoir perdre, l’affect principal du poète est une certaine douleur : « Le poète ne vit pas à proprement parler dans l’angoisse, mais dans la mélancolie. » (p. 97) Si la poésie est la tentative humble de dévoiler ce qui est assumé de plus intérieur, la philosophie se présente au contraire comme un effort de soutenir l’attention et la connaissance : « La philosophie est quête, recherche, guidée par une méthode » (p. 13). Le sacrifice exigé par la vocation philosophique est résumé de façon limpide par María Zambrano : il s’agit, pour le philosophe, d’« éprouver d’abord un saisissement extatique devant les choses et [de] se faire ensuite violence pour s’en libérer » (p. 16). Le personnage du philosophe est comme un « messager de la violence nécessaire à la réalisation de la conversion » (p. 57). Par son histoire et son attitude, il manifeste ce que son choix lui a coûté. « Être mûr pour la mort, tel est l’état propre au philosophe » (ibd.).

Porosité

10Le détachement de la philosophie vis-à-vis du corps et des apparences est en effet le prix qu’elle doit payer pour se situer dans l’agora. À l’inverse, la poésie, imagine María Zambrano, trouve sa place « dans les faubourgs » (p. 14), « dans les banlieues de la cité de la raison, de l’être et de la décision » (p. 40-41). En raison de cette position périphérique, elle est condamnée à être « vagabonde, errante » (p. 26). Or, ce vagabondage est précisément ce qui provoque parfois sa détresse. La poésie s’ente sur un profond désespoir : « La poésie est ivresse et seul s’enivre celui qui est désespéré et ne veut pas cesser de l’être » (p. 33). Pour ce qui concerne leurs aspirations, le poète et le philosophe sont donc résolument distincts. Le premier, selon Zambrano, n’est pas un chercheur. S’il aborde les choses, c’est par une rencontre inattendue, comme en marchant dans une forêt on voit soudain une clairière. Les poètes sont « pris à ce qui est présent et immédiat, à ce qui offre sa présence et propose sa forme, à ce qui tremble à force de proximité » (p. 17). Même la distance se rencontre pour eux dans la proximité. On peut penser à ce fragment de Roberto Juarroz, poète argentin : « Où se trouve ce qui manque ? Peut-être seulement ici, où cela manque9. » La rencontre du poète avec le monde a tout à voir avec la grâce. Pour se donner une chance d’être touché, il doit rester passif, dans une pure réceptivité à ce qui est présent… et absent. Cette réceptivité n’est cependant pas antinomique avec une tension vers le monde et vers les autres. « Éternel amoureux, [le poète] n’exige rien. Mais son amour pénètre tout, lentement. » (p. 63) Les mots de Jean-Pierre Richard à propos de Verlaine résonnent avec ceux de Zambrano :

En face des choses l’être verlainien adopte spontanément une attitude de passivité, d’attente. Vers leur lointain inconnu il ne projette pas sa curiosité ni son désir, il ne tente même pas de les dévoiler, de les attirer à lui et de s’en rendre maître ; il demeure immobile et tranquille, content de cultiver en lui les vertus de porosité qui lui permettront de mieux se laisser pénétrer par elles quand elles auront daigné se manifester à lui10.

11Pour María Zambrano, « [l]e poète reste immobile, dans l’attente du don » (p. 106). Recevant la bénédiction de la grâce, il n’est pas un chercheur. Le fruit lui est donné sans effort, il n’a qu’à tendre les mains pour le recueillir : « Le poète, comme il ne cherche pas mais trouve, ne sait quel nom se donner » (p. 64). En un sens, il est plutôt un trouveur. C’est que l’essentiel de sa vie a lieu dans la chair : ce qui se terre dans son corps est ce qu’il déchiffre, ce qu’il transforme en proposition lyrique. Les poètes dont Zambrano tire sa représentation de la poésie sont tous des êtres rivés à leur intériorité. C’est par exemple Antonio Machado : « mon cœur battait, confondu, dispersé11 » (cité p. 21). Ou Jean de la Croix : « Cristalline fontaine / si parmi tes visages argentés / tu dessinais soudaine / les yeux si désirés / que je porte en mes entrailles gravées12 » (p. 71). María Zambrano croit que la poésie a pour origine secrète et refuge de prédilection les entrailles : « pour chacun, elle descend dans sa chair, dans son sang, dans ses rêves » (p. 24). De sa propre expérience, même si le chemin de la philosophie a été choisi, il reste une part intérieure qui ne s’y résout pas : « Le chemin a été parcouru, oui, mais il y a quelque chose en l’homme qui n’est pas raison, ni être, ni unité, ni vérité — cette raison, cet être, cette unité, cette vérité » (p. 25). L’attention à la voix intérieure est ce qui fait du poète celui qu’il est. Il est celui qui prononce : « Que la parole se fasse en moi et que je ne sois rien que son lieu, son véhicule. » (p. 43) En lisant ces mots, je pense à une lettre de Rilke adressée à Lou Andreas Salomé :

Ce que je vis est comme une souffrance, et ce que je vois vraiment fait mal. Ce n’est pas moi qui me saisis des impressions : on me les enfonce dans la main, profond, avec toutes leurs arêtes et leurs pointes, presque de force ; et le reste, que je voudrais saisir, m’échappe comme de l’eau et s’écoule vers d’autres êtres après m’avoir distraitement, brièvement reflété13.

Martyrs de la résistance au facile

12Dans sa dramatisation des postures du poète et du philosophe, Zambrano se voit obligée de renoncer à prendre en compte certains gestes de l’un et de l’autre. Par exemple, il semble dommage qu’elle ignore les efforts et la recherche que l’écriture poétique suppose. Elle constate d’ailleurs, en certains points du texte, que la poésie ne tombe pas toujours comme un fruit mûr. Avec Paul Valéry, un écrivain qui voue un « culte à la lucidité » (p. 83), la littérature se détourne du rêve, et change ainsi de visage.

C’est en ce point qu’[elle] rejoint le domaine de l’éthique : c’est dans cet ordre de choses que peut s’y introduire le conflit du naturel et de l’effort ; qu’elle obtient ses héros et ses martyrs de la résistance au facile14 (cité p. 85).

13Pour Baudelaire, le « poète faber » qui « interprète son inspiration comme un travail » (p. 82-83), la poésie était déjà un exercice. Mais Paul Valéry remet le sacrifice, qui paraissait la marque d’après Zambrano du seul travail philosophique, au cœur de l’acte d’écrire :

La véritable condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, assouplissement de pensées, consentement de l’âme à des gênes exquises et le triomphe perpétuel du sacrifice […] Qui dit exactitude et style invoque le contraire du songe15. (cité p. 83)

14Avec la poésie moderne, l’enjeu devient plutôt, en un sens, de structurer l’ivresse. Consciente de ce changement qui affecte la posture du poète, Zambrano persiste néanmoins dans l’avant-dernier chapitre : « Alors, la poésie recule devant la “violence” et reste prise devant l’émerveillement originaire, dans la présence des choses. » (p. 97) C’est que la pensée de l’autrice espagnole ne cesse de s’attacher et de s’arracher à la poésie et à la philosophie, comme une bille de métal qui oscillerait entre deux aimants :

Le besoin de quel amour viennent-elles satisfaire ? Et laquelle des deux nécessités est-elle la plus profonde, laquelle est-elle née au plus profond de la vie humaine ? Laquelle est-elle la plus indispensable ? (p. 15)

15Philosophie et poésie est un livre nerveux, qui garde en permanence une forme de brusquerie, tout en ménageant des moments plus lents. Les sortilèges de María, souvent comparée à une sorcière (qu’on repense seulement aux treize chats qu’elle emmena avec sa sœur de l’Italie vers la France), se retrouvent dans ce rythme organique, fait de soubresauts et de suspens.

Sauver & nier

16Car la pensée de María Zambrano se veut animée et charnelle, en porte-à-faux par rapport aux prémices de la philosophie. Dans La République, Platon exhorte son lecteur à considérer une âme nettoyée, à « la contempler avec les yeux de l’esprit telle qu’elle est dans sa pureté et détachée de tout ce qui lui est étranger » (p. 48). Il n’est pas sans intérêt que l’image à laquelle il recourt soit poétique. Il s’agit de celle de Glaucos, ce marin plongé dans une eau qui le corrompt : « Car la mer, en son apparente et passive neutralité, use, altère, change. » (p. 49). L’âme ressemble donc à ce qui est travaillé par les flots : « Un triton, un vieux navire échoué, défiguré par les vagues, et tous les êtres étrangers dégorgés par la mer ; étrangers et séduisants à la fois. » (ibid.). Suivant cette métaphore, l’âme présente l’apparence de ce qui s’est abîmé en mer : ce qui est tombé et « ne pourra plus être précisément localisé » (p. 50). Pour mieux la connaître, il faut la délester de tout ce qui s’est aggloméré autour d’elle au cours de toutes les marées :

[I]l faut considérer […] ce qu’elle deviendrait si elle sortait de la mer où elle est en ce moment, et secouait le sable, les coquillages… C’est alors qu’on pourrait voir sa vraie nature, si elle est simple ou composée, quelle est sa constitution et ce qu’elle est(p. 51)

17Finalement, l’ambition de Platon est de « sauver l’âme » (p. 58) en la délivrant de tous ces sédiments. Ce renoncement signifie bien une rupture avec le corps, qui demande de s’en tenir à distance, à une « légère distance » (p. 65). Mais comment espérer renouer ensuite avec ce qu’on a ainsi mis à l’écart ? Pour résoudre cette contradiction, María Zambrano utilisait dans le premier chapitre l’idée d’une conversion. « Il faut “échapper aux apparences”, d’abord, et sauver ensuite les apparences elles-mêmes : les résoudre, les rendre cohérentes grâce à [une] invisible unité » (p. 20). En un sens, les apparences sont sauvées dès lors qu’elles sont subsumées sous la loi d’un système, dominées par ce dernier. Délester l’âme de tout ce qui la raccroche à un milieu, à un contexte, unifier les apparences sous l’égide de l’être : ces deux opérations s’équivalent. Dès lors, « Sauver les apparences, c’est sauver l’âme. » (p. 57). Il n’empêche que l’unité à laquelle parvient la philosophie pour sauver les apparences et sauver l’âme est une « unité faite de soustraction » (p. 22), puisqu’en affirmant l’unité, elle nie une multiplicité de choses. « Et l’une des choses qu’elle nie, c’est la poésie. » (p. 30).

Chercheuse d’ombres

18On peut s’intéresser à la manière dont María Zambrano convoque les philosophes, outre Platon. Dans son enfance, j’imagine qu’elle était habituée aux réunions politiques de son père krausiste, où s’échangeaient vigoureusement les idées. J’ai souvent eu l’impression que la philosophie était une conversation animée, dans une taverne, entre des penseurs. La tâche que je me donnais était d’entrer dans l’établissement, de les écouter, mais aussi d’apprendre à leur couper la parole. Philosophie et poésie propose une lecture fidèle et indisciplinée, qui mêle habilement l’analyse des textes et des réflexions plus personnelles. María Zambrano n’hésite pas à interrompre ceux qu’elle cite, à soupçonner leur ratiocination. Michèle Le Dœuff encore, dans un article intitulé « Cheveux longs, idées courtes », raille la prétention universalisante des philosophes hommes. En proie à une certaine confusion, elle ouvre un livre de Hegel ou Leibniz :

Et je me surprends à penser : « quel culot, tout de même ! Il faut un toupet invraisemblable pour prétendre ainsi maîtriser intellectuellement tout ce qu’il y a dans le ciel et sur la terre. Une femme n’oserait jamais16. »

19La philosophie de Zambrano semble en effet bien loin de cette tendance. Au contraire, c’est une pensée troublée, sans certitude, toujours pleine de nuances. Un bon exemple se rencontre aux deux tiers du livre environ. S’intéressant au trio de la poésie, de la philosophie et de la religion, Zambrano constate :

Une autre période d’unité profonde entre les trois se produit, on l’a vu, par la mystique. Ce qui — il faut au moins le signaler maintenant — suppose un problème à part : celui, quelque peu complexe, de savoir si toute la poésie n’est pas au fond, mystique, ou si la mystique n’est pas fondamentalement poésie. Laissons cela pour l’instant.

20Cette phrase est suivie d’une note de bas de page : « Depuis quelque temps, l’auteur, n’est plus aussi convaincu par cette idée » (p. 75). Or, cette incertitude semble découler d’un rapport proprement poétique à la pensée. Au contraire des prophéties outrecuidantes de Hugo, la promesse s’énonce sous une forme interrogative à la fin d’un chapitre :

Pourra-t-il venir le jour bienheureux où la poésie recueillera tout le savoir de la philosophie, tout ce que la distance et le doute lui ont appris, afin de donner forme avec lucidité et pour tous à son rêve ? (p. 100)

21Le livre se dirige en permanence vers cet espoir et non vers les mirages de l’universel. C’est que la pensée de Zambrano laisse toute leur place au doute, aux hésitations, et même aux spectres. Ce qui la distingue de la philosophie dans son mouvement originaire :

Pas un instant Platon ne s’apitoie sur les « fantômes » qui ont besoin de l’homme pour perdurer. Pas un instant il ne s’apitoie sur l’homme qui a besoin que perdurent les fantômes(p. 37)

22La pensée grecque, selon la philosophe espagnole, est une « aurore », elle s’avance « confiante dans la lumière de la raison et dans ses pouvoirs » (p. 87). Mais dès le début, le poète fait entendre un son divergent : il est le « seul dont la voix ne chant[e] pas la raison » (p. 33). Sa parole, au contraire, est « mise au service de l’ivresse » (ibid.)

Non seulement il accepte les ombres de la caverneuse paroi mais, passant outre sa condamnation, il crée des ombres nouvelles et va jusqu’à parler d’elles et avec elles(p. 33)

23L’écrivaine Linda Lê a consacré un ouvrage aux « chercheurs d’ombres17 », parmi lesquels elle compte María Zambrano. Cette dernière se positionne en effet contre la « consolation de la raison » (p. 34) et sa clarté rassurante, destinée à échapper à l’angoisse par le système. Elle cite le poète lyrique Anacréon : « Donne-moi de l’eau, verse-moi le vin, jeune adolescent ; endors ma raison. Bientôt j’aurai cessé de vivre et tu couvriras ma tête d’un voile » (ibid.). Ou encore ces mots de Juan Ramon Jimenez, nimbés d’une aura mélancolique :

Oui l’inactualité. Vivre toujours une vie d’après ou de jamais, le couchant dans ce port… Sorties livides, dans des aubes de pluie, de bals, de villes qui ne sont pas encore dans le temps… Soupirs doubles au jardin, dans des galeries qui sont encore rocher, dans le chant d’alouettes qui sont encore rêve18.

24Le sort qui est réservé à Heidegger est emblématique de ce soupçon de la raison. La penseuse semble d’abord pressentir quelque chose de la poésie de la terre qu’on retrouvera deux décennies plus tard chez l’imposant philosophe allemand. À l’égard de la poésie, elle déplore une absence de considération :

Et aujourd’hui même, contempler son étroite fécondité est source de tristesse et d’angoisse, car la poésie est née pour être le sel de la terre et une grande partie de la terre ne l’accueille toujours pas(p. 26)

25Ce regret est exprimé de manière très proche par Heidegger dans « …L’homme habite en poète19… ». Or, ce manque d’accueil signale justement le caractère poétique de la terre.

Car une habitation ne peut être non-poétique que si l’habitation dans son être est poétique. Pour qu’un homme puisse être aveugle, il faut que normalement, d’après son être, il voie. Un morceau de bois ne peut jamais devenir aveugle. Mais quand l’homme devient aveugle, on peut encore se demander si dans son cas la cécité provient d’un manque et d’une perte ou si elle est due à une surabondance et à un excès20.

26Mais au moment de l’écriture de Philosophie et poésie, ce texte n’existe pas encore. Ce que Zambrano connaît de Heidegger en 1939 ne suscite pas une grande curiosité de sa part. Le rapport entre les deux philosophes se précise quand on apprend que José Ortega y Gasset, son professeur à Madrid, souhaitait que María Zambrano parte étudier à Freiburg, mais qu’elle ne suivit pas son conseil. Dans Philosophie et poésie, sa lecture est assez impertinente. La pensée d’Heidegger, lance-t-elle, « n’a pas le moindre caractère de nouveauté » (p. 90) ; elle semble découler tout naturellement de la philosophie allemande qui l’a précédée. Ce regard sur Heidegger interpelle, car l’histoire a pu distordre cette réception du philosophe allemand par ses contemporains, et faire comme s’il avait été unanimement perçu comme un génie de son époque. De même, Zambrano critique l’infatuation de Victor Hugo : « un prophète qui réalise ses propres prophéties ; il semble passer son temps à se prophétiser lui-même » (p. 80). À la façon de Michèle Le Dœuff qui préfère lire Pascal qu’Hegel21, Zambrano paraît sensible à des figures moins charismatiques, telles que celles de Baudelaire ou Kierkegaard, qui sont pour elle à la source de poésies pensantes et de pensées poétiques. Leurs œuvres sont plus conscientes, en réalité, de l’angoisse qui les fonde : « D’entre ses nuées de feu, l’homme descend sur terre, ouvre les yeux et découvre qu’il était un homme » (p. 80). Elles « réduisent les choses à leurs justes proportions », et apportent la « conscience de la poésie » (p. 81). Parce qu’elle assume son anxiété, au lieu de la dissimuler derrière les atours du système, leur écriture paraît plus opérante pour le monde de 1939. Zambrano cite également le jeune philosophe hongrois Aurel Kolnai : « Le concept d’angoisse est inséparable du concept de menace, de danger, de nécessité de se sauver ou d’aider22. »

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27En guise de conclusion, j’aimerais m’intéresser à une image qui traverse l’œuvre de María Zambrano : celle du fruit. Le déploiement de cette image participe, je crois, à donner une saveur poétique à tous ses textes. La penseuse espagnole raconte dans un entretien un souvenir avec son père, qui la porte dans le jardin afin qu’elle saisisse un citron de sa main d’enfant23. La figure se présente lorsque Zambrano décrit la recherche humaine. Cette attente reste celle du mûrissement du fruit. Mais au moment où il est parvenu à maturité, il ne peut plus être goûté. « [L’humain] a besoin de l’unité comme but, comme horizon et il ne peut plus la savourer lorsqu’elle est enfin tombée à ses pieds comme un fruit mûr. » (p. 74) Pour une penseuse chrétienne telle que Zambrano, il apparaît que ce que l’humain espère au fond, c’est le fruit donné par Dieu, il est clair que l’humain regarde vers l’horizon messianique de cette dégustation. Quand elle le révèle, la philosophe laisse aussi émerger une émouvante réminiscence de son enfance — dans laquelle, et ce n’est pas anodin, le père disparaît en faveur de la mère :

Comme il est des enfants qui ne veulent pas le jouet qu’ils ont acheté ou qu’ils ont trouvé, mais le jouet que la main de leur père et de leur mère apporte un jour à la maison, place dans un coin du jardin, sans qu’ils s’y attendent. Pas même le jouet perdu mais le seul cadeau surprise, celui qui, si fragile, si pauvre, parfois, manifeste la volonté de l’amour, la pensée des parents, dans les rues, absorbés dans de graves conversations ; quand quelqu’un de très important, sans doute les saluait ; quand la mère, oubliant le salut courtois du monsieur à haut-de-forme, a pensé à son enfant et, abandonnant tout, précipitamment, lui a apporté ce jouet, preuve de son indéfectible amour, de ce qu’à tout moment, même aux plus importants, dans le monde et ses fêtes, lui seul — son enfant — ne cesse jamais d’être important pour elle(p. 106)

28Aujourd’hui, María Zambrano repose entre un oranger et un citronnier au cimetière de Vélez-Málaga.