Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Mars 2024 (volume 25, numéro 3)
titre article
Ninon Chavoz

« Le pire n’est jamais décevant » : à propos des fictions du Near Chaos dans la littérature française contemporaine

« The Worst will never disappoint you » : the Near Chaos fictions in Contemporary French Literature
Simon Bréan et Guillaume Bridet, Near Chaos : quand la littérature nous prépare au pire, Paris, Hermann, coll. « Savoir lettres », 2024, 305 p. EAN 9791037033512.

1« Le pire n’est jamais décevant » : dans Hommes, femmes : mode d’emploi de Claude Lelouch (1996), c’est par cette formule lapidaire que l’éminent professeur Lerner (joué par Pierre Arditi) conclut son entretien avec un patient auquel il vient de faire subir une endoscopie gastrique. Si elle échoue à rassurer l’inspecteur de police angoissé qu’incarne à l’écran Fabrice Luchini, cette déclaration en forme de vérité générale pourrait constituer un diagnostic littéraire d’une remarquable pertinence : parcourant un ample corpus composé d’une « cinquantaine de romans parus, sauf exception, depuis le début des années 2010 », Simon Bréan et Guillaume Bridet donnent corps à « un genre littéraire émergent » (p. 7), dont l’objectif serait de « nous préparer au pire », en décrivant des sociétés balayées par « une crise multifactorielle qui est en fait davantage qu’une simple crise : la manifestation de contradictions structurelles et irrémédiables » (p. 46). Au spectre d’une catastrophe naturelle ou technologique (pandémie mortelle, crise climatique ou accident nucléaire) s’ajoutent ainsi en rafales successives le risque d’attrition des ressources, le crash économique et l’effondrement du modèle capitaliste, la cristallisation des crispations identitaires et l’exacerbation de la conflictualité sociale, au point d’aboutir à des situations de guerre civile ou à l’instauration de régimes autoritaires prompts à faire fi des droits des citoyens. L’essai s’emploie à montrer combien ces quelques ingrédients récurrents, dont l’agencement varie en fonction des auteurs, contribuent à la peinture d’un monde au bord du gouffre : « nous ne vivons plus dans une époque mais dans un délai » note le narrateur de L’Homme qui brûle d’Alban Lefranc (cité p. 66), avant d’ajouter, dans un tout autre registre : « nous sommes ce qui reste encore, les quelques mètres que les personnages de Tex Avery continuent de courir au-dessus du vide » (cité p. 81).

2Assimilée dans les pages de conclusion à l’un des « ensembles générationnels » étudiés par Franco Moretti1, la fiction du Near chaos semble avoir encore de beaux jours devant elle : sa fortune actuelle est telle qu’un post-scriptum vient signaler au lecteur de nouvelles extensions du corpus dans des romans parus en 2022 et 2023. Le pire serait donc devenu une recette littéraire fructueuse et une garantie de succès : aux sirènes des feel-good books, contre lesquels met en garde la sociologue Eva Illouz2, aurait succédé en France une vague rivale de feel-bad books. Enchaînant scènes de viol et meurtres sanglants, ces textes offrent « un contrepoint aux fictions visant à susciter un consensus » ainsi qu’aux « fictions qui réparent » étudiées par Alexandre Gefen3 (p. 12). En procédant à l’autopsie méticuleuse de ces récits du pire, dont « l’esthétique du choc » (p. 21) ne recule devant aucune horreur spectaculaire, Simon Bréan et Guillaume Bridet livrent une réflexion à la fois littéraire et politique d’une rare acuité : leur propos ne vise en effet pas seulement à identifier ce qui apparaît comme une tendance forte de la littérature française contemporaine, mais aussi à livrer une réflexion complexe et parfois douloureuse, aboutissant au constat « d’un blocage de la réflexion politique qui ne parvient plus à envisager autre chose que la bonace du présent ou, dans le cas du Near Chaos, l’avènement du pire » (p. 274).

Écrire sur les ruines : un nouveau genre littéraire ?

3L’écriture crépusculaire n’est assurément pas née d’hier et il pourrait de prime abord sembler surprenant de chercher quelque nouveauté dans l’exercice multiséculaire consistant à déplorer l’inexorable chute d’un monde condamné. Les récents travaux consacrés aux formes contemporaines de l’apocalypse ou à ce que Jean-Pierre Dupuy nomme un « catastrophisme éclairé4 » témoignent cependant d’un changement survenu au milieu du xxe siècle : ainsi que le note Jean-Paul Engélibert, l’invention de la bombe atomique marque un tournant en faisant de la fin du monde non plus une simple croyance religieuse, mais une réalité tangible :

la prolifération actuelle de fictions littéraires, cinématographiques, télévisuelles, mais aussi de discours médiatiques et de publications de toutes sortes sur l’apocalypse […] n’a probablement pas d’équivalent dans l’histoire, non pas parce qu’elle serait inédite […], mais parce qu’elle s’articule à un discours savant, qui, pour la première fois, prend acte de la possibilité effective de la fin du monde5.

4La spécificité du genre identifié par Simon Bréan et Guillaume Bridet tient cependant moins à des circonstances historiques particulières qu’à un faisceau de caractéristiques proprement narratives. L’introduction de l’essai définit ainsi avec une remarquable précision les caractéristiques de ces fictions « centré[es] sur un moment de crise majeur, jusqu’à un effondrement et parfois une reconfiguration de la réalité individuelle, sociale et politique » (p. 15). Les récits étudiés sont tous situés dans un « avenir proche », « envisageable pour les lecteurs au moment où [ils] paraissent et en lien immédiat avec l’actualité qu’ils connaissent » (p. 9). Cette proximité chronologique est telle qu’elle condamne à l’obsolescence programmée des romans voués à basculer de la prospective à l’histoire contrefactuelle : Soumission de Michel Houellebecq, paru en 2015, imagine que les élections de 2022 portent au pouvoir le dirigeant d’un parti politique musulman, tandis que Diane Ducret prévoit dans La Dictatrice la réélection de Donald Trump en 2020. Cette projection à court terme est cependant doublement trompeuse. En premier lieu, elle induit un fallacieux effet de familiarité, aussitôt contrebalancé par ce que les auteurs nomment un « réalisme augmenté » (p. 34), lequel, à force de grossir le trait et d’apposer une loupe sur certaines tendances contemporaines, transforme le futur proche en « présent hypertrophié » : en l’absence de toute rupture significative, « ce monde est un monde familier, mais c’est aussi un monde autre, voire tout autre » (p. 11), engendrant « une tension sans exemple jusque-là dans un cadre familier, presque intime, où s’inscrivent des personnages réalistes » (p. 29). En second lieu, les fictions du Near Chaos, tout en situant leurs actions dans un avenir imminent, « inscrivent leurs crises dans un temps long, en les reliant à des égarements trop longtemps prolongés » : par conséquent, « ce qui cède dans ce monde d’après est ce qui est déjà vulnérable dans le monde d’avant, aussi bien dans l’espace de la fiction que dans notre réalité » (p. 46). Décrivant une crise majeure, imminente et irrémédiable (dans la mesure où ses prémices sont déjà présentes dans le monde du lecteur), les fictions du Near Chaos se signalent enfin par leur catégorisation générique – ou plutôt par leur absence de rattachement à la littérature dite « de genre » : les enjeux de cette (absence de) classification ressortissent à la fois de l’esthétique romanesque et de la sociologie littéraire. En refusant de s’engager dans ce qu’Irène Langlet nomme « la fabrique de futur6 », les romans du Near Chaos « acceptent la conception présentiste et font leur cette contrainte d’un présent dont il est impossible de fuir les conséquences » (p. 27). Ce choix conduit par ailleurs les auteurs concernés à se tourner de préférence vers des éditeurs généralistes pour toucher un public que la conclusion assimile à « ceux qui ressortissent aux professions intellectuelles de manière très large » (p. 272) : dès lors, « la présence du Near Chaos du côté de la littérature non marquée […] dit le reclassement et la promotion d’une démarche d’interrogation du réel dans de larges segments de la population, et la manière dont la littérature se trouve investie d’une telle fonction » (p. 273). Le représentant le plus célèbre et le plus médiatique du Near Chaos est à ce titre Michel Houellebecq, dont les auteurs évoquent le cas singulier dès l’introduction : loin de « l’art de la consolation » décrit par Agathe Novak Lechevalier7, l’auteur de La Carte et la Territoire (2010), de Soumission (2015) et d’Anéantir (2022) se trouve ici présenté comme l’un des précurseurs d’une feel-bad literature, dont il « semble anticiper en partie plus encore que refléter l’émergence » (p. 30). Si plusieurs passages reviennent avec finesse sur l’œuvre de Houellebecq (en particulier sur le statut réservé aux femmes dans Soumission, p. 132), cette dernière est loin d’éclipser le reste de l’important corpus traité dans cet essai : le Near Chaos se trouve ainsi illustré dans des romans de Jean-Marc Ligny (Jihad, 1998), Thérèse Fournier (2028, 2006), Jérôme Leroy (La Minute prescrite pour l’assaut, 2008 ; Le Bloc, 2011 ; Un peu tard dans la saison, 2020 ; Vivonne, 2021), Sabri Louatah (Les Sauvages, 2011-2014 ; 404, 2021), Xabi Molia (Avant de disparaître, 2011 ; Des jours sauvages, 2021), Yannick Haenel (Les Renards pâles, 2013), Jean Rolin (Les Événements, 2015), Jérôme Camut et Nathalie Hug (Islanova : un roman au cœur de la ZAD, 2017), Denis Cheynet (Tu crèveras comme les autres, 2017), Laurent Obertone (pour les trois tomes de Guérilla, respectivement parus en 2018, 2019 et 2022), Leslie Kaplan (Désordre, 2019 ; Un fou : temps présents, 2022), Sandrine Collette (Et toujours les forêts, 2019), Gérard Mordillat (Ces femmes-là, 2019), Alban Lefranc (L’Homme qui brûle, 2019), Frank Darcel (L’Armée des hommes libres, 2020), Philippe Djian (2030, 2020), Antoinette Rychner (Après le monde, 2020), Laurine Roux (Le Sanctuaire, 2020), Thomas Sands (L’Un des tiens, 2020), Éloi Audouin-Rouzeau (Ouvre ton aile au vent, 2021), Didier Castino (Quand la ville tombe, 2021), François Clapeau (D’abord ne pas nuire, 2021), Emmanuel Flesch (Le Cœur à l’échafaud, 2021), Benjamin Fogel (Le Silence selon Manon, 2021), Geoffrey Le Guilcher (La Pierre jaune, 2021), Emmanuelle Salasc (Hors gel, 2021), Denis Soula (Amour électrique, 2021), Les Aggloméré.e.s (Subtil béton, 2022), Lucile Bordes (Que faire de la beauté ?, 2022), Thomas Bronnec (Collapsus, 2022), Valérie Clo (Gaïa, 2022), Wendy Delorme (Viendra le temps du feu, 2022), Dilem et Bri (Maraude(s), 2022), Dorothée Werner (N’avance que désarmé, 2022), Charlotte Dordor (Le Retour de Janvier, 2023), Marc Dugain (Tsunami, 2023), Emmanuelle Heidsieck (Il faut y aller, maintenant, 2023) et Martin Hirsch (Les Solastalgiques, 2023). Ainsi qu’en témoigne cette longue liste, qui permet de mesurer l’ampleur du travail de synthèse mené dans Near Chaos, « les romancières sont relativement nombreuses parmi les auteurs pratiquant ce genre », qui tend à « laisse[r] la parole aux femmes » (p. 213), souvent érigées au rang de narratrices de l’histoire, indépendamment de l’identité féminine ou masculine de l’auteur.

5L’art de Guillaume Bridet et de Simon Bréan consiste ici à démontrer l’extraordinaire cohérence thématique de ce massif littéraire, tout en rendant compte avec une grande subtilité de la divergence des positionnements idéologiques et des choix littéraires des écrivains. Abordant successivement les mobiles et manifestations de la crise (chapitre 1), les modalités narratives (chapitre 2), la « dissolution des liens individuels », notamment familiaux et amoureux (chapitre 3), la représentation du devenir politique des sociétés en crise, entre tyrannie et anarchie (chapitre 4), et la suggestion de propositions institutionnelles alternatives (chapitre 5), avant de revenir sur le rôle imparti à la littérature dans les fictions du Near Chaos (chapitre 6), l’essai alterne les lectures de détail et les mises en perspectives critiques, sans jamais s’autoriser l’expression d’une quelconque préférence esthétique ou idéologique. Tout au plus les auteurs se contentent-ils de souligner, quand il y a lieu, l’orientation politique d’un texte ou d’un auteur, sans que ce constat limite la complexité des analyses proposées : après avoir noté que les deux premiers tomes de la trilogie Guérilla « sont de parti pris et prônent sans ambages une politique d’extrême-droite », ils constatent ainsi, au terme d’une lecture approfondie, « qu’il y a chez Obertone un tel mépris du peuple mais aussi du personnel politique dans son ensemble qu’il conduit, toutes obédiences politiques confondues, au rejet de ses différentes incarnations » (p. 168). De même, si Jérôme Leroy est présenté comme un « écrivain proche du Parti communiste », le roman qu’il consacre à l’avènement du Bloc Patriotique (avatar du Front national) recourt à la focalisation interne pour rendre compte de « l’intimité d’hommes dont il ne partage ni les idées ni le goût de la violence », afin de « complexifier l’expérience morale et politique du lecteur » (p. 87).

Fin de partie, ou faut-il préférer l’apocalypse au chaos ?

6Les points communs entre les romans du Near Chaos ne se bornent pas à la multiplication des scènes de viol, de torture, de meurtre ou de dégénérescence (songeons au cancer qui ronge le narrateur d’Anéantir). Le lecteur dont le regard parvient à s’habituer à ces horreurs spectaculaires – ou à tout le moins à ne pas succomber à l’éblouissement voyeuriste qu’elles imposent, constatera que la fin du monde annoncée coïncide avec l’éclipse de plusieurs éléments qu’on peut considérer comme constitutifs d’une certaine culture occidentale : ainsi que le remarquent d’emblée les deux auteurs, « il s’agit de romans exploratoires, qui sont des expériences de pensée en un temps où, s’ils n’ont pas disparu, aucun des grands récits ne s’impose plus de manière évidente » (p. 46). Le chapitre consacré au délitement des liens personnels met donc en évidence une « fin de l’amour8 » : « face à la fin du monde, ni l’amour ni l’amitié ne suffisent », notent les auteurs à la suite d’une analyse de La Minute prescrite pour l’assaut de Jérôme Leroy, tandis que Tu crèveras comme un autre de Denis Cheynet « multiplie les représentations de déroutes familiales qui sont autant d’échecs de la sociabilité minimale d’une humanité en état de désagrégation avancé » (p. 124). Si le care, volontiers présenté comme une caractéristique féminine, apparaît ponctuellement comme un antidote au chaos où s’exacerbe la violence virile, cette solution même se révèle illusoire : La Dictatrice de Diane Ducret établit ainsi un « parallèle implicite entre féminisme compassionnel et nazisme viriliste » (p. 136).

7Cette érosion des liens intimes s’accompagne, à l’échelle collective, d’une remise en cause des catégories fondatrices de la communauté politique, auxquels se trouvent consacrés deux chapitres centraux. Near Chaos constitue à ce titre un apport majeur aux travaux qui s’essaient, depuis plusieurs années, à la définition des rapports entre roman et démocratie : à l’instar de Sylvie Servoise9, qui pense conjointement la crise de la représentation politique et littéraire, les auteurs démontrent que les romans étudiés « constituent l’un des symptômes de la démocratie technocratique, de la démocratie administrée, ou démocratie bloquée, dans laquelle le grand écart ne cesse de s’accentuer entre le savoir savant et la décision politique » (p. 273). L’étude de ces fictions de crise aboutit au constat d’un effacement de l’État de droit « authentiquement représentant de l’intérêt partagé du plus grand nombre » (p. 158), ainsi que de la relégation d’une entité dont le rôle était autrefois central, tant dans la sphère publique que dans la littérature engagée du xxe siècle : « pas de peuple dans le Near Chaos, ni comme classe organisée sur laquelle pourrait reposer l’organisation d’un combat pour une émancipation universelle, ni même comme entité politique détentrice de la souveraineté » (p. 275). Les quelques communautés qui parviennent à survivre harmonieusement le font dans les marges, voire dans une forme de clandestinité qui interdit formellement l’élargissement du groupe : « pour vivre heureux, il faut vivre caché et, si les lendemains doivent chanter un jour, ce sera l’air de rien, sans tribune dirigeante ni défilé héroïque, sans grande déclaration ni plan quinquennal » (p. 187).

8Ce « renouvellement de l’imaginaire intime et collectif » (p. 200) trouve enfin une traduction dans le traitement réservé à la littérature et à ses personnages : le retrait du peuple va de pair avec celui du héros salvateur dont on attendra en vain l’intervention miraculeuse. Plus qu’à des personnages héroïques, prêts à se sacrifier pour le groupe, les fictions du Near Chaos donnent voix à des individus soumis à des cas de conscience dont ils ne sortent pas grandis, ou à des victimes martyrisées dont le récit exhibe la vulnérabilité :

[…] sauf exception, le Near Chaos n’est pas un espace où pourrait se résoudre ou seulement se stabiliser un état de crise, en suivant des figures capables de décisions et d’actions de grande ampleur, mais un environnement à éprouver de manière individuelle, pour ainsi dire intime, en accompagnant le plus souvent une poignée de victimes, définies par leur fondamentale impuissance. (p. 53-54).

9Ces récits illustrent ainsi le basculement d’une sensibilité héroïque à une sensibilité victimaire, tel qu’il a été étudié par le sociologue Jean-Marie Apostolidès : selon lui, la « catastrophe que représente la Shoah » condamne le modèle héroïque en même temps qu’elle « met un terme au sens traditionnel de la fiction10 ». L’examen des représentations de la littérature dans ces romans permet bel et bien de conclure que « s’il reste une certaine force d’action à la littérature dans le cadre des récits du Near Chaos, elle ne se situe pas, paradoxalement, du côté de la fiction », à laquelle se substituent « le document authentique » et « le témoignage direct », susceptibles de rattacher, par l’indispensable truchement d’un artifice narratif, ces fictions du futur proche au genre dominant de l’enquête11. Cette inflexion va de pair avec un changement de registre, qu’une approche diachronique du corpus permet de rendre clairement perceptible : alors que les écrivains les plus chevronnés (Leroy, Kaplan, Rolin et occasionnellement Houellebecq) teintent leurs récits d’une certaine ironie qui autorise une lecture au second degré, les plus jeunes, « nés à partir de la seconde moitié des années 1960 », recourent à un traitement plus « sérieux » du sujet et choisissent de « représenter au premier degré, sans fard, la violence de l’effondrement possible, la cruauté de ce qui subsisterait de la société et la responsabilité collective à laquelle nous, lecteurs, sommes dès à présent renvoyés » (p. 256).

10Quoiqu’ils ne ménagent pas leurs effets spectaculaires quand il s’agit de donner à voir la violence d’une crise irrémédiable, les récits du Near Chaos apparaissent dès lors comme des romans du dépouillement : sans héros, sans peuple, sans idéaux, sans ironie, sans fiction et sans espoir. À ce titre, ils « forment un ensemble dystopique d’autant plus marquant qu’[ils] situent l’action qu’[ils] relatent à (très) brève échéance » (p. 262) et s’opposent aux récits apocalyptiques, dans lesquels Jean-Paul Engélibert propose d’identifier les ferments d’une utopie fondée sur « l’énergie du désespoir12 » et la perspective d’une « table rase ». De fait, si ces romans du futur proche proposent eux aussi une inflexion de la temporalité narrative, ce n’est pas pour ouvrir la possibilité de saisir le kaïros, compris comme « une chance de transformation, une opportunité pour opérer un changement13 », mais tout au contraire pour prendre acte « d’un présent qui ne passe pas, […] qui prend l’avenir dans sa glu et qui l’étouffe » (p. 278). En somme, l’apocalypse, porteuse de promesses incertaines, serait encore préférable au chaos.

Éthique et esthétique du pire

11Il n’est pas certain dans ces conditions que les récits analysés répondent à l’exigence formulée au cinquième chapitre : « la littérature romanesque est chargée d’une mission qui n’est précisément ni celle d’un engagement de la liberté sur des bases raisonnables, ni même celle d’un réveil de la conscience morale, mais plus profondément celle de fournir des représentations désirables du futur ancrées dans les profondeurs affectives du sujet » (p. 200). Rien de si concluant dans le panel des réactions de lecteurs que détaille l’épilogue, « du sérieux à la désinvolture, de la prise de conscience devant la catastrophe qui vient à la moquerie du catastrophisme, de l’indignation poussant à la réflexion et à la mobilisation au nihilisme conduisant à la fuite en avant, ou encore du renoncement impuissant et déprimé à la sidération poussant à l’effondrement suicidaire » (p. 264).Le refus de toute alternative heureuse à la crise conduit en définitive les auteurs à remettre en question le statut éthique de ces fictions alarmistes, fatalistes ou désespérées. Alors que l’introduction posait l’hypothèse de « fictions à la fois heuristiques et critiques » (p. 19), qui favorisent une prise de conscience de leurs lecteurs, les dernières pages s’interrogent sur la capacité de ces textes à inspirer une quelconque « action pragmatique » : « qu’est-ce donc que cette sorte de fiction engagée qui nous montre une histoire déjà écrite et sur laquelle nous n’avons plus prise ? » (p. 266) Comment en d’autres termes peut-on se préparer à l’irrémédiable ?

12Dès le deuxième chapitre, les auteurs remarquaient l’incompatibilité des récits du Near Chaos avec le fonctionnement du roman à thèse : parce qu’elles favorisent des narrations polyphoniques et organisent l’immersion du lecteur dans un monde complexe, associant étroitement le « faire comprendre » (l’intellect) et le « faire sentir » (l’affect), les fictions du Near Chaos s’entendent à « brouiller les pistes interprétatives » et refusent de donner une feuille de route au lecteur ébranlé (p. 97). La « lecture préparatoire », dès lors, consisterait à « anticiper intellectuellement et affectivement le futur », en se soumettant à une série de « cas de conscience » extrêmes (p. 262), ainsi qu’à « une expérience morale à multiples entrées » (p. 86) : « que ferais-je, si j’étais un policier confronté à un désastre écologique de grande ampleur fruit d’une volonté meurtrière de fanatiques mais aussi des choix politiques de la République française en matière énergétique ? […] Quelle attitude, d’obéissance ou de révolte, serait la mienne dans une telle catastrophe ? » (p. 85) Serais-je « prêt à basculer avec les personnages et à cautionner ou même seulement à juger opportuns les comportements qu’aurait commandés cet état d’exception ? » (p. 100) Transformer les fictions du Near Chaos en « laboratoire des cas de conscience14 » ne semble cependant pas suffisant pour justifier leurs excès : « jouer à se faire peur », affirment les auteurs, « c’est moins avoir peur que jouer et perdre dans l’ordre de la réalité ce que l’on gagne du côté de l’excitation » (p. 263). Leurs préventions rejoignent ici celles de l’historien de la santé Patrick Zylberman qui, évoquant la mise en place des techniques du scenario planning dans les politiques publiques américaines, déplore l’instauration d’une inéluctable « logique du pire », influencée par la « convergence croissante de la fiction romanesque et de la fiction stratégique15 ». De même, pour Philipp Sarasin, « la tonalité alarmiste de la politique antiterroriste américaine est un pur produit de cette vision du futur puisée à une fiction qui prétend se faire passer pour un document16 ». Sans aborder directement la question des porosités entre littérature et politiques publiques (attestées en France par la création de la Red Team Défense), Simon Bréan et Guillaume Bridet préfèrent voir dans les récits du Near Chaos des fictions « moins réflexives que réfléchissantes », décrivant « l’état subjectif dans lequel nous nous trouvons sous le rapport de nos possibilités d’action : réduits à l’impuissance, et dans l’attente fataliste de ce qui vient – en sursis dans un monde voué à destruction et qui ne présente plus de possibilité d’évasion » : il ne s’agirait pas de se servir de ces récits pour prévoir quoi que ce soit, mais plutôt d’y voir l’expression désespérée d’une époque, où nous vivons « une insulte à l’intelligence » et « un reniement complet de l’idéal rationnel des Lumières » (p. 272). À rebours d’une science-fiction prédictive, les fictions du Near Chaos seraient donc essentiellement descriptives, sans chercher pour autant, à la manière des romans d’Ursula Le Guin, de Margaret Atwood ou d’Octavia Butler, à imaginer d’autres relations « entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les races et les classes sociales17 ». Sans doute importe-t-il dès lors de se souvenir que si le pire n’est jamais décevant, il n’est jamais certain non plus : soucieux d’offrir aux lecteurs la bouffée d’espoir que lui refusent obstinément les récits du Near Chaos, Simon Bréan et Guillaume Bridet concluent ce magistral essai en évoquant les fictions susceptibles de venir après celles du chaos pour proposer enfin des solutions à la crise annoncée. Les recueils Nos futurs et Nos futurs solidaires18, respectivement publiés en 2020 et en 2022, permettent d’espérer une telle inflexion, qui s’exprime déjà pleinement dans le domaine anglo-saxon, comme le démontre à merveille le dernier roman du célèbre écrivain de science-fiction Kim Stanley Robinson, significativement intitulé Le Ministère du futur 19.