Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Cyrielle Girot

Le comique chez Lesage, entre tradition et modernité

The comic in Lesage’s work, between tradition and modernity
Christelle Bahier-Porte et Christophe Martin (dir), Lesage ou l’invention comique, Paris : Sorbonne Université Presses, coll. « Theatrum mundi », 2023, 358 p., EAN 9791023107579.

1Se proposant d’offrir une définition de « l’invention » lesagienne, les auteurs réunis par Christelle Bahier-Porte et Christophe Martin replacent l’œuvre de Lesage dans le contexte tumultueux de la Querelle des Anciens et des Modernes et de ses débats autour des expérimentations romanesques. Ainsi les Modernes, se réclamant de Molière et de Cervantès, font de l’observation des mœurs et de la plaisanterie le soubassement de l’invention comique et le roman de Lesage, Gil Blas, assume son double héritage — de roman picaresque et comique — se présentant comme une manière originale de peindre les mœurs et de représenter la « vie des hommes telle qu’elle est1 ». Le comique chez Lesage tient d’une part à sa dimension parodique, liée à la synthèse des registres romanesques et d’autre part à un certain modèle théâtral, notamment à « l’appropriation singulière du topos des apparences trompeuses » (p. 14). Les seize études du recueil tentent alors de comprendre le mécanisme du comique lesagien dans son principe d’unité et d’originalité, illustré par l’innovation romanesque et théâtrale qui caractérise le premier dix-huitième siècle.

Une œuvre au cœur des débats du temps

Des débats littéraires

2Christelle Bahier-Porte et Christophe Martin signalent dans leur introduction l’héritage prégnant de la querelle des Anciens et des Modernes dans les textes de Lesage. L’invention comique dont il est question dans cet ouvrage est en partie liée à la diversité générique de l’œuvre lesagienne, puisque l’auteur expérimente de nouvelles formes littéraires, que Guillaume Métayer (chapitre 15, « Anatole France et Lesage ou la contagion de la fadeur », p. 283-297) estime être au cœur de la définition du goût français classique. Les jalons de la querelle chère à Boileau sont particulièrement illustrés chez Lesage par le lien au merveilleux ou à « la connaissance de la puissance des simulacres » (p. 55). À ce titre, le chapitre 2 (« Réévaluer le merveilleux du Diable boiteux : savoir et merveille », p. 41-57) est particulièrement éclairant. Aurélia Gaillard s’y intéresse en effet à une période où se mêlent affaiblissement de la croyance et ludification du démoniaque, dans le sillage de la critique des fables de Fontenelle. La voix du diable Asmodée se pare du merveilleux comme ornement burlesque et devient, sinon métaphore de l’écrivain, du moins « allégorie des croyances des hommes2 » (Bahier-Porte, 2012, p. 105).

Des débats esthétiques

3Ces préoccupations littéraires ne sont pas éloignées des questionnements esthétiques qui se développent au cours du xviiie siècle et notamment des débats autour du style rococo. Celui-ci se caractérise dans l’œuvre de Lesage par la pratique de l’enchâssement des épisodes narratifs, largement développée par Catherine Ramond au chapitre 7 (« L’intertexte tragique dans Gil Blas : une voix discordante ? », p. 131-145) ainsi que par l’intérêt manifeste accordé à la vision, comme l’étudie Floriane Daguisé au chapitre 3 (« Poétique du regard dans la fiction lesagienne : Le Diable boiteux et Une journée des Parques », p. 59-77). Le regard surplombant permet alors de rendre compte d’un kaléidoscope d’individus prenant place dans une réalité humaine bigarrée. Avec un relevé minutieux de l’isotopie de la vue, Floriane Daguisé rend compte du lien entre développement de l’illusion romanesque ou théâtrale et intérêt scientifique pour l’optique.

Des débats scientifiques

4L’œuvre de Lesage fait enfin la part belle aux questionnements scientifiques. L’âge classique est en effet parcouru par la bipartition entre chimie et alchimie et chez Lesage, la fiction devient l’espace « privilégié du questionnement et de la reconfiguration des savoirs » (p. 57). La traduction de Locke3, bien connue en France à l’aube du xviiie siècle, s’intéresse par exemple à l’essence de l’esprit, « divin ou malin, pensant ou corporel, chimique » (p. 51). La dimension philosophique, et plus particulièrement la rationalisation de la présence divine, est également étudiée avec précision par Slaven Waelti (chapitre 6, « Lesage/Leibniz ou le roman comme machine à calculer », p. 111-129). Ce dernier fait de Gil Blas un comptable, « en bonne place dans le processus de transformation de la providence divine en prévoyance économique » (p. 128), et postule une forme d’optimisme chez Lesage grâce à l’analogie qu’il établit entre les dispositifs d’optique de la fin de la Théodicée et du Diable boiteux.

Une forte hybridité générique.

Rôle et place du théâtre

5La théâtralité prend plusieurs formes. Elle est parfois expérimentation d’un genre nouveau, bien étudié lors de la deuxième partie de l’ouvrage qui s’intéresse à l’opéra-comique, ce dérivé de la comédie ballet. C’est un genre dans lequel Lesage s’essaye avec ses contemporains Fuzelier et d’Orneval — collaboration notamment analysée et questionnée par Nathalie Rizzoni (chapitre 12 : « D’Orneval, l’ombre de Lesage ? », p. 225‑250) — et qui lui permet de pratiquer la parodie en intégrant à ces opéras des modèles connus du public. Mais la théâtralité est surtout associée, dans les textes les plus connus de Lesage, à l’utilisation de certains motifs mis au service de la narration. C’est particulièrement saillant dans Le Diable boiteux, puisque de nombreux passages font la part belle à des scènes de jalousie et d’espionnage, selon une mécanique théâtrale familière aux lecteurs. À cet égard, Françoise Gevrey fait de la curiosité le véritable moteur romanesque de Gil Blas (chapitre 4, « La curiosité dans Le Diable boiteux et Gil Blas : un enjeu moral et poétique », p. 79-98). Si l’influence théâtrale est volontiers comique, Catherine Ramond s’applique dans son étude à relever l’insertion de petits récits tragiques constitués par les tirades empruntées aux classiques de la tragédie (chapitre 7, « L’intertexte tragique dans Gil Blas : une voix discordante ? », p. 131-145). Cependant, cette présence de la théâtralité ne semble pas faire l’unanimité puisque Jean-Paul Sermain (chapitre 5, « Gil Blas de Lesage, une hybridation du roman comique et du journal à l’aube du xviiie siècle », p. 99‑110) affirme que l’écriture « ne doit rien au texte théâtral » (p. 103) et préfère étudier l’influence du journal, voyant en Gil Blas, « le journaliste de sa propre vie » (p. 106). Toutefois, le caractère surplombant du regard, à la croisée du journal et du théâtre, comme un point d’observation privilégié des mœurs des hommes, permet de questionner la place de la morale chez Lesage.

La question morale

6Rappelons les mots d’Asmodée à Cléofas au début du Diable boiteux : « Je vous apprendrai tout ce que vous voudrez savoir. Je vous instruirai de tout ce qui se passe dans le monde. Je vous découvrirai les défauts des hommes4 ». La proposition du malin laisserait le lecteur spectateur d’une nature humaine viciée et c’est pourquoi Floriane Daguisé rapproche l’ambition du Diable boiteux et d’Une journée des Parques « de celle de traités de morale faisant l’article des travers humains » (p. 67). Le regard possède un pouvoir de révélateur, quasiment au sens chimique du terme, puisque « l’observation pénétrante conduit à une caractérisation morale sinon à une typification de l’humanité selon ses vices » (p. 68). Pourtant, chez Lesage il n’y a jamais de « procès de l’humanité » ajoute-t-elle, car « si le regard conduit à contenu moral, il ne mène pas à une vision moralisatrice ; c’est plutôt le plaisir d’être spectateur des vices humains qui est mis en avant » (p. 69). En somme, les chapitres 2 et 3 rejoignent la conclusion de Christelle Bahier-Porte dans un autre de ses ouvrages sur le rapport entre observation distanciée et plaisir du spectacle de l’immoralité :

Le diable promet un enseignement et ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà, il veut nous dévoiler les mœurs des Madrilènes mais celles-ci sont universelles. Ni le diable ni Lesage n’ont volonté de corriger leurs contemporains. Il s’agit d’observer le monde sans prendre parti. Le diable nous convie à une « revue » au sens théâtral du terme, dont il est le meneur5.

Esthétique du disparate

7Les différentes contributions de l’ouvrage mettent l’accent sur la variété des inspirations de Lesage, mais soulignent l’utilisation assumée de la parodie. Selon Catherine Ramond et Judith le Blanc (chapitres 7 et 9), il y a un véritable désamorçage du pathétique induit par la transposition dans un contexte burlesque, quoique le résultat produit, au-delà d’un simple effet de discordance, engage des difficultés d’interprétation, entre jeu et émotion. Ce recours à l’hésitation tonale est également étudié par Jacques Cormier (chapitre 8, « Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne, De l’histoire véritable au roman-mémoires », p. 147‑165), soulignant que cet hapax dans l’œuvre de Lesage oscille entre l’ignoble, lié à la brutalité de certains épisodes, et le bouffon, puisqu’il s’agit des aventures d’un héros fictif. Aussi le mélange des genres, né de la technique lesagienne de l’emboîtement des épisodes et des récits à tiroirs, contribue-t-il pleinement à l’invention comique.

Lesage à travers les âges.

De la réécriture

8Les seize études du recueil se penchent ensuite sur l’inscription des œuvres de Lesage dans l’histoire littéraire selon deux modalités de réécriture : celle que pratique Lesage à partir de modèles plus anciens et celle qu’il impose à ses propres textes. David Alvarez Roblin (chapitre 1, « Entre Avellaneda et Cervantès : les paradoxes des Nouvelles aventures de Lesage, p. 25‑39) étudie à cet égard l’influence du picaresque et plus précisément ce que doivent les Nouvelles aventures de l’admirable don Quichotte de la Manche6 aux modèles de Cervantès et d’Avellaneda. Lesage se montre capable de s’affranchir des deux œuvres précédentes, tout en maniant avec brio les variations autour de motifs bien connus du public pour établir avec lui une connivence « par le biais d’un jeu intertextuel subtil mêlant inversions et réécritures, sans visée moralisatrice » (p. 38). La deuxième voie de réécriture est étudiée au chapitre 14 par Francis B. Assaf (« La Vie de Don Alphonse Blas de Liras : palimpseste et séquelle de Gil Blas », p. 267‑281) qui s’intéresse aux motifs issus de Gil Blas que l’on retrouve dans sa mystérieuse continuation – attribuée sans certitude à Lesage – La Vie de don Alphonse Blas de Lirias7, proposant l’anoblissement de Gil Blas et de sa descendance en évacuant les traits du modèle jugés trop picaresques.

Le plaisir de l’intertexte

9La présence de modèles parodiés ou pastichés dans les œuvres de Lesage met en évidence une certaine désinvolture assumée de l’auteur par rapport à ces hypotextes ; la synthèse ainsi opérée n’empêche pas l’invention originale puisque les intertextes, lorsqu’ils se présentent en récits autonomes, créent des effets de discordances qui sont autant de nuances de la vie humaine. La réussite de Lesage, y compris dans sa pratique de l’opéra-comique, tient à la culture du public qui connaît bien les modèles parodiés, affirme Judith le Blanc.

10À la lecture de ce recueil, le lecteur est frappé par la modernité des textes de Lesage. La fiction est d’abord l’espace privilégié du questionnement des savoirs en raison du recours aux mécanismes de la curiosité, mais elle est aussi le miroir des inquiétudes et des revendications du siècle des Lumières ; aussi, dans l’opéra-comique, le roi est-il souvent malmené sur scène selon un « profond mouvement antiautoritaire qui mine alors la monarchie française8 » (Lurcel, 2014, p. 32) et que Yann Mahé (chapitre 10, » Les Noces de Proserpine (1727) : Une réécriture de Proserpine (LWV 58) ? », p. 191-210) analyse comme « le signe de la remise en cause d’une tradition tragique héritée de l’Antiquité, et, ce faisant, la marque de déclin des représentations aristocratiques » (p. 210). Mais la modernité de Lesage tient aussi aux résonances contemporaines de ses textes, permises par la lecture métalittéraire que l’on trouve dans les fables ainsi que par les réceptions actuelles et les tentatives de réécritures. Ce dernier point est au cœur de la contribution de Melinda Orbázi (chapitre 16, « La réception hongroise de l’Histoire de Gil Blas de Santillane », p. 299‑313), s’intéressant notamment à la transposition en 2001 d’une figure de picaro en marge de la société hongroise du xxie siècle9.

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11En somme, l’invention comique chez Lesage tient à plusieurs facteurs. Elle est tantôt intertextuelle, faisant alterner récupération du modèle picaresque, jeu tonal entre les différents épisodes enchâssés ou encore satire des travers de la société et tantôt plus franchement générique, trouvant son apex dans la pratique de l’opéra-comique. Même si l’on peut regretter que les études réunies par Christelle Bahier-Porte et Christophe Martin, en dépit de leur variété, ne disent mot de la célèbre comédie Turcaret, elles mettent en avant la puissance et l’originalité de l’œuvre de Lesage, « qui parie pour le comique, au cœur des innovations de son siècle » (p. 22).