Acta fabula
ISSN 2115-8037

2024
Février 2024 (volume 25, numéro 2)
titre article
Aline Marchand

Au soulèvement des écritures

To the Uprising of Writing
Justine Huppe & Julien Jeusette [dir.], L’Esprit créateur, vol. 63, n° 1 : « Poétiques de l’émeute », Johns Hopkins University Press, printemps 2023. DOI: https://doi.org/10.1353/esp.2023.0000

1En 2016, Marta Gili, directrice du Jeu de Paume, confie au philosophe Georges Didi-Huberman le soin d’organiser une exposition documentant les représentations des « Soulèvements1» pour analyser les formes d’exposition des gestes de refus ou des paroles d’insoumission. Refusant les bornes temporelles et les frontières géographiques, le parcours documentaire fait dialoguer ces images qui appellent à un autre possible politique, s’invitent sur l’espace public — à l’instar du mouvement Nuit debout surgi place de la République au printemps de cette même année —, puis s’enracinent dans la mémoire collective et essaiment dans l’imaginaire. Or le parti pris de l’exposition a été discuté, avec véhémence, dans la mesure où le montage sensible d’images de contestations risquait de décontextualiser voire de dépolitiser les mouvements sociaux. Le volume 63 de L’Esprit créateur, publié au printemps 2023, rappelle la position critique de Philippe Artières, d’Enzo Traverso ou de Zoé Carle2 (Justine Huppe et Julien Jeusette, p. 7 et p. 13 ; Cécile Châtelet, p. 93). Et c’est cet écueil qu’entend éviter le présent dossier « Poétiques de l’émeute » orchestré par Justine Huppe et Julien Jeusette, en conciliant une nécessaire historicisation des (discours sur les) émeutes avec une attention « aux dimensions sensibles de l’émeute et aux qualités formelles de ses figurations littéraires » (p. 7), de la fin des années 1960 jusqu’à 2022.

Le « temps des émeutes »

2La formule le « temps des émeutes », empruntée à l’essai Le Réveil de l’histoire d’Alain Badiou3, synthétise le constat des recherches en sciences humaines sur ce moment historique de multiplication des conflits sociaux, avec un mouvement d’accélération au xxie siècle. Dans leur introduction, Justine Huppe et Julien Jeusette justifient ainsi la périodisation du dossier au prisme des modalités de contestation émeutière, en se référant aux travaux de Joshua Colver sur « l’émeute prime4 » : après le temps des émeutes de la faim sur la place du marché, puis le temps de la grève sur le lieu de travail, adviendrait ce retour de l’émeute à la fin des années 1960, dans des sociétés post-industrielles caractérisées par des « affrontements avec les structures policières de l’État » dans la rue (Justine Huppe et Julien Jeusette, p. 6). À revers des mobilisations organisées par des formations politiques ou syndicales, l’émeute cristallise un nouveau mode d’action politique, où la spontanéité et la quête d’autogestion rendent sensibles et immédiatement visibles les rapports de force ordinaires qu’exerce l’État jusque dans la rue : ainsi s’explique l’attrait croissant pour les actions émeutières, depuis les zones à défendre jusqu’aux manifestations non autorisées, en passant par l’occupation des places ou des bâtiments, les grèves sauvages, les blocages et les barricades, ou encore les cortèges de tête qu’analyse Michel Kokoreff5.

3De manière exemplaire, la Bibliothèque des Émeutes (1990-1995) entend recenser toutes les émeutes depuis 1989 à travers le monde, à partir de coupures de presse et selon une méthode précise, dans un « alliage d’analyses factuelles méticuleuses et de discussions philosophiques de haut vol » (Justine Huppe et Julien Jeusette, p. 110). On ne peut que suivre avec fascination l’enquête menée par les deux critiques sur les traces de ce projet anonyme et titanesque, épinglé rapidement par Georges Didi-Huberman dans Désirer désobéir6. Car l’analyse plus fine des bulletins des « bibliothécaires » des émeutes en éclaire la position située et réflexive : « à la fois reconnaître de la grandeur à ces expressions émotives et sans projets […] mais aussi accepter de ne pas toujours y participer » (p. 112). Outre une documentation rigoureuse pour mettre en perspective les bulletins et ses ramifications (éditions des Belles Émotions, sites internet de l’Observatoire de téléologie puis de Téléologie ouverte) dans l’histoire (de la philosophie) politique, Justine Huppe et Julien Jeusette en rééditent quelques extraits (p. 115-125) afin d’éviter « de voir disparaître l’une des entreprises théoriques les plus singulières de l’archive de la contestation contemporaine » (p. 114) : s’y apprécient les scrupules théoriques tout autant que l’élan lyrique de ces écrits qui refusent d’araser les différentes formes émeutières en une « émeutologie » (p. 123).

4Car l’histoire-même du terme « émeute » sédimente l’évolution des pratiques contestataires autant qu’elle témoigne de leur perception collective, depuis la défiance jusqu’à l’attraction, ou, pour le dire autrement, de l’usage du mot pour disqualifier politiquement une contestation sociale jusqu’à sa revendication — « Et c’est l’émeute. Le peuple se soulève7 », se réjouit Éric Vuillard. Nathalie Quintane, citée dès l’introduction (Justine Huppe et Julien Jeusette, p. 5), donne le ton, en estimant dans sa chronique politique du printemps 2016 que le fait « qu’émeute, et même insurrection, puissent être dits sans guillemets, c’est une victoire lexicale incontestable8 ».

5Loin d’établir l’émeute comme une catégorie a priori, Justine Huppe et Julien Jeusette en cernent néanmoins les traits définitoires : « mouvement collectif, urbain, spontané […], potentiellement violent, qui implique des bagarres, des affrontements et de la casse » (p. 4). Sans nier le potentiel réactionnaire d’un mouvement insurrectionnel ou de ses représentations, l’ouvrage assume d’emblée l’angle romantique des écrivaines et des écrivains qui « prennent explicitement le parti de l’émeute, en tant que soulèvement pour une juste cause, au nom de l’émancipation et de l’égalité, contre un gouvernement jugé au mieux immoral » (p. 3-4). Cette orientation du dossier se justifie par la fascination qu’exerce, sur la littérature contemporaine, le « débordement qui bouscule des formes autorisées » (p. 2). L’introduction propose en effet un échantillon des parutions récentes, au catalogue de plusieurs maisons d’édition : P.O.L évidemment — dont on se rappelle la formule de son fondateur « La littérature, pour mettre le désordre là où l’ordre s’installe » — avec Un œil en moins de Nathalie Quintane (2018) et Désordre de Leslie Kaplan (2019) ; La Volte avec Les Furtifs d’Alain Damasio (2019) et Melmoth furieux de Sabrina Calvo (2021) ; Seuil avec Cinq mains coupées de Sophie Divry (2020) et Deux secondes d’air qui brûlent de Diaty Diallo (2022) ; Verdier avec Partout le feu d’Hélène Laurain (2022) ; Actes Sud avec La Guerre des pauvres d’Éric Vuillard (2020) ou encore Grasset avec Dernière sommation de David Dufresne (2019). Dès l’introduction, le pari est donc celui de partir d’écrits littéraires et militants pour appréhender « un savoir de l’émeute » qui est en soi une « poétique » (p. 12).

Une contre-histoire littéraire des mouvements sociaux

6Le dossier s’intéresse donc aux « émeutes contre-hégémoniques » (Justine Huppe et Julien Jeusette, p. 129) en situation de domination, de 1968 à nos jours. Le parti-pris général hérite, plus ou moins explicitement, des subaltern studies promues par James C. Scott9 (cité en introduction, p. 10) et de la perspective décoloniale que le poète Olivier Marboeuf défend avec conviction dans ses essais10 comme dans l’entretien inspirant qu’il accorde à Justine Huppe et Julien Jeusette : les émeutes, par leur singularité, ne sauraient se réduire à une « réaction émotionnelle » car elles produisent un « régime de savoir […] dans une histoire souterraine et incorporée de la violence » (Olivier Marboeuf, p. 132 et 135).

7À rebours du point de vue extérieur des médias ou celui surplombant des institutions, sont envisagés des écrits (de genres divers) qui tous tâchent de figurer l’émeute comme thème, expérience sensible et mise en scène. Dans cette perspective, le corpus de cet ouvrage collectif déborde le périmètre de la littérature pour cerner une poétique de l’émeute, « depuis l’émeute », qui « entre en conflit de ce fait avec certaines formes et positions d’énonciation depuis le dehors » (Olivier Marboeuf, p. 131 et p. 128). La composition chronologique de cet ouvrage résiste ainsi à la tentation typologique qui conduirait à normaliser des écrits qui entendent précisément échapper aux normes.

8Selon Jean-François Hamel, l’enjeu est de « reconstituer les pratiques militantes et les usages politiques de l’écrit », pour mettre à jour une « poétique de l’émeute » qui noue « ce que la loi sur la liberté de la presse a pour finalité de délier, la parole et les actes, l’opinion et l’action, l’écriture et le geste, afin de présenter la rue comme une surface graphique destinée à recueillir les témoignages contre la légalité républicaine » (p. 28). Son article commente les publications de La Cause du peuple dans les années 1970, bravant la répression qui s’abat sur le journal maoïste, et appelant à une « guérilla sans effusion de sang » (cité p. 16). En contrepoint de ces discours insurrectionnels, c’est un pan méconnu de l’œuvre de Charlotte Delbo que Kathryn Lachman nous invite à découvrir (p. 35-48) : s’y entendent les cris qui secouent la société française des années 1960 dont l’écrivaine brocarde le mutisme dominant. La chercheuse revient ainsi sur un texte inédit de Charlotte Delbo, « La septième année de la guerre d’Algérie », où la rescapée des camps témoigne de la marche du 17 octobre 1961 à Paris et du silence coupable face aux violences policières, avant d’analyser la pièce radiophonique Théorie et Pratique11 dans laquelle l’écrivaine imagine un dialogue fictif entre Lefebvre et Marcuse, immédiatement après mai 1968.

9Après une ellipse temporelle, loin d’être neutre, les contributions suivantes nous mènent au xxie siècle. Denis Saint-Amand (p. 49-62) savoure le rire contestataire des tags et des slogans de manifestation, de Nuit debout aux luttes sociales de 2022 : calembours, graffitis potaches, refrains parodiques modèlent une parole joyeuse et carnavalesque, qui disqualifie le pouvoir et ouvre l’horizon par la « possibilité de la dérision » (p. 51). Les énoncés contestataires, dont un grand nombre ont été collectés par le site collaboratif La rue ou rien entre 2016 et 202012, déjouent les interdits et les frontières ; à l’assaut des pancartes et des monuments, envahissant les réseaux sociaux, ils dévaluent les institutions par la farce pour espérer « une collectivité insurgée fédérée dans et par le rire » (p. 51).

10C’est ce « processus de germination » insurrectionnel (p. 64) qu’Aurélie Adler (p. 63-77) analyse à partir de l’essai L’insurrection qui vient13, devenu pièce à conviction et construisant la « fiction judiciaire » du « Groupe de Tarnac » (p. 63) : comme auparavant chez Tiqqun, les slogans et mots d’ordre révolutionnaires irriguent les publications du Comité invisible14, qui en retour diffuse « un imaginaire alternatif de la lutte auquel il entend donner une force séminale » (p. 74) — au point où Le Manifeste conspirationniste15, sans signature, a pu lui être attribué par erreur. Bien plus, Nathalie Quintane engage la discussion avec la prose insurrectionnelle du Comité invisible : c’est ce qu’explore la contribution de Quentin Cauchin (p. 78-91) autour de l’affaire de Tarnac dans Tomates16, puis au sein d’Un œil en moins17 ancré dans les émeutes de 2016. Dans ce livre-pavé, tramé par des récits à plusieurs voix, la « dimension documentaire, métaréflexive et critique liée au geste de montage » (p. 87) met à distance la stylisation, l’académisme et l’héroïsation épique que Nathalie Quintane reprochait à L’insurrection qui vient, pour réactualiser un « héritage poétique, délesté d’illusions rhétoriques et lyriques » (p. 78). Cette liberté formelle, qui relance la joie contestataire, attire également l’attention de Cécile Châtelet (p. 92-107). Son article identifie trois formes d’entrée en dissidence (l’insurrection armée, l’occupation d’espaces publics, et l’effondrement sur son lieu de travail) qui engagent une relation différenciée à la fiction : l’écriture immersive (Le Livre des places18 du collectif Inculte), la reconstitution fictionnelle d’un événement historique (Bastard Battle19 de Céline Minard), et la dystopie (Les Échappées20 de Lucie Taïeb).

11Le cheminement en diachronie qu’offre ce dossier permet, on le voit, d’inscrire les écrits qui rendent compte des gestes de contestation dans l’histoire socio-politique de ce demi-siècle. Cette histoire du contemporain est sensible et immersive, en ce que les textes étudiés participent du moment contestataire dont ils prennent le pouls : les poétiques émeutières visent une relation homologique avec les formes sociales et discursives des soulèvements collectifs qui les portent. Les différentes micro-lectures contribuent également à écrire une histoire culturelle de la littérature, en incluant les phénomènes d’intertextualité au sein de la circulation de discours variés (militants, journalistiques, philosophiques, fictionnels, entre autres). La lecture de l’ouvrage en renforce l’effet, les dialogues se relançant, d’une contribution à l’autre, notamment entre les deux bornes de la période. Ainsi, cette publication contribue sans conteste à l’histoire littéraire des écritures-actions depuis mai 1968, soulignant l’héritage critique du situationnisme (Justine Huppe et Julien Jeusette, p. 1-14 et p. 109), de ses amis comme Henri Lefebvre (Denis Saint-Amand, p. 54 ; Kathryn Lachman, p. 35-48) ou de ses héritiers, tels le collectif Mauvaise troupe (p. 54 ; Cécile Châtelet, p. 99), le Comité invisible (Aurélie Adler, p. 63-77 ; Quentin Cauchin, p. 78-91 ; Justine Huppe et Julien Jeusette, p. 111-112) ou la Bibliothèque des Émeutes.

Écrire-agir-soulever

12À la lecture de Poétiques de l’émeute, les « écritures sauvages » (Jean-François Hamel, p. 28) paraissent former l’origine et l’horizon des écrits de l’émeute, quels que soient leur médium ou leur fonction. Il ne s’agit donc pas d’exclure en fonction du mode de publication, mais au contraire d’accueillir tout type d’écrits sécants (militants, amateurs, anonymes) ou de pratiques d’écriture non conventionnelles — ce que Jacques Dubois nomme des « littératures parallèles et sauvages » qui surgissent hors des réseaux de production et de diffusion établis21. L’ambition du dossier se perçoit aisément : embrasser la variété des écritures émeutières qui se donnent à lire dans l’espace public, s’affichant sur les murs ou circulant dans les livres. Par bien des manières, le corpus du volume collectif répond au programme d’histoire culturelle de Roger Chartier — « inventorier la pluralité des usages […] dont l’écriture, dans ses différentes matérialités, se trouve investie22 » — mais à travers la focale de l’émeute.

13En creux, c’est la question de la séparation qui semble déclinée : non seulement entre littérature et polis, mais aussi entre « écrivains professionnels » et avant-garde (au sein des « discours politisés » qu’a étudiés Gisèle Sapiro23), entre théorie et pratique, entre individu et collectif, ou encore entre exposition et représentation. Plusieurs traits saillants émergent à la lecture des Poétiques de l’émeute, en complément de l’excellente introduction de l’ouvrage.

14Manifestement, l’idéal d’une communauté émeutière privilégie l’énonciation collective dans « une chaîne d’écritures et de publications vouée à détruire le vieux monde » (Jean-François Hamel, p. 19) : celle affichée — si ce n’est effective — des tracts et placards maoïstes, de la Bibliothèque des émeutes, du Collectif invisible, de Mauvaise Troupe voire d’Inculte, ou des slogans le plus souvent anonymes de la rue ; celle, aussi, qui travaille les textes polyphoniques de Nathalie Quintane. Car c’est la circulation des actes et des discours que vise l’émeute, et non la séparation des espaces de contestation : des livres aux murs, de la rue à la radio — Charlotte Delbo évoque le jaillissement des noms de Marcuse et Lefebvre, alors inconnus du grand public, sur « les murs de Paris, quand les murs de Paris se sont mis à parler en mai 1968 », puis l’écrivaine entend élargir leur public à travers le dialogue radiophonique qu’elle imagine entre ces deux figures contestataires (Kathryn Lachman, p. 43). Un demi-siècle plus tard et dans une toute autre « configuration médiatique24 », Denis Saint-Amand analyse l’acmé de ce « régime de viralité emblématique d’une époque où les réseaux sociaux sont à la fois le relai et la mémoire de ces écrits contestataires » (p. 52). En ce sens, l’hypothèse d’une « mimèsis au carré » éclaire tout particulièrement les poétiques de l’émeute, puisque « l’émeute se figure et se met en scène, par ses propres moyens » avant toute nouvelle représentation (Justine Huppe et Julien Jeusette, p. 9).

15Si les proses émeutières migrent d’un espace et d’un support à l’autre, en transformant et floutant les scènes énonciatives à l’envi, une ligne de séparation se dessine néanmoins entre une position surplombante et une posture d’horizontalité. Ainsi, le journal La Cause du Peuple entend démocratiser les « actions d’écriture » dans la rue et sur les lieux de travail, or les maoïstes initient ces « actions d’écriture [qui] conditionnent les ouvriers à devenir à leur tour des scripteurs » (Jean-François Hamel, p. 20). C’est le paradoxe qu’analyse Aurélie Adler à partir des essais du Comité invisible : en cumulant plusieurs fonctions (« témoin critique », « prophète » et « caisse de résonance »), ce collectif exalte l’émeute en tant que « destitution de toute autorité et distinction d’une communauté d’élus » (p. 64). Les deux critiques relèvent, parallèlement, une tendance à la geste épique, usant du « récit héroïque » pour galvaniser les militants (p. 28) ou pour héroïser « un groupe agissant dans une “fraternité lucide” » (p. 72).

16À l’inverse, selon Olivier Marboeuf, il importe justement d’abolir la séparation entre « l’expérience vécue et l’expérience à vivre » (p. 132). Nathalie Quintane répond à cette ambition de « réévaluer l’importance des pratiques et des savoirs émotionnels dans l’écologie minoritaire » (Olivier Marboeuf, p. 134), elle qui s’emploie à saper une rhétorique militante prompte à séparer les purs des impurs. Un œil en moins réhabilite en effet le plus commun des expériences contestataires : ces « sentiments plus modestes » que sont la flemme, la timidité et la joie (Quentin Cauchin, p. 88) ; le collectif Inculte témoigne également de l’expérience de la joie, comme du doute et de la fatigue des corps occupant les places (Cécile Châtelet, p. 100). Ce sont les émotions, de la jubilation à l’amour, que met à l’honneur la Bibliothèque des Émeutes, dont Justine Huppe et Julien Jeusette citent ce beau mot d(e dés)ordre : « Faites l’émeute où vous êtes plutôt que d’aller là où elle se fait sans vous » (bulletin de la BE, cité par p. 112). Plus systématiquement, Denis Saint-Amand perçoit au sein des « écrits sauvages et fictions de l’insurrection » « la dimension politique de la joie, à la fois comme moyen et comme enjeu de l’expérience contestataire » et il souligne la prégnance « d’un imaginaire du feu, qui détruit, réchauffe et autour duquel on peut danser » (p. 53). L’article de Cécile Châtelet observe justement comment la danse collective sous-tend les scènes de combat dans Bastard Battle, en une chorégraphie imprévisible « mettant les corps au diapason » (p. 97).

17Du cercle au commun, de l’engagement au soulèvement : l’imaginaire émeutier semble donc osciller entre deux conceptions à la fois des luttes collectives et du rôle qu’y tient l’acte d’écrire. D’un côté, la responsabilité de l’émeute est élective et prescriptive : l’écrivain engagé figure le promoteur d’un (nouvel) ordre social selon une position ambivalente, à la fois séparée et partie prenante. L’efficacité de l’acte-écriture est postulée : c’est « la performativité des écritures de la contestation » que revendique La Cause du peuple (Jean-François Hamel, p. 17). Or, Zoé Carle a montré l’incomplétude performative des slogans révolutionnaires dont l’action — le renversement du pouvoir pour instaurer un nouvel ordre social — ne peut seulement se mesurer à l’aune de l’énoncé25. À sa suite, Aurélie Adler interprète les énoncés insurrectionnels du Comité invisible comme voués à « la contradiction aporétique entre l’horizon révolutionnaire, prôné depuis une posture de surplomb, et l’impossibilité de son avènement » (p. 73). D’un autre côté, la responsabilité de l’émeute est partagée et intime : l’écriture du soulèvement se fait trace et relance d’une commune énergie contestataire, pour « prendre acte de l’histoire en cours et en droit infinie » (Justine Huppe et Julien Jeusette, p. 112). L’émeute assure en effet sa propre « spectacularisation », dont Justine Huppe et Julien Jeusette pointent l’ambivalence, entre narcissisme et quête de visibilité (p. 9). En cela, l’imaginaire émeutier prône la conjonction entre écrire, agir, soulever : les écritures du soulèvement exposent et circonscrivent « un espace public oppositionnel26 », où la performance contestataire se présente comme une expérience collective, violente, spontanée, et sans conditions (organisationnelles, culturelles, symboliques, partisanes). Olivier Marboeuf propose ainsi l’analogie entre les émeutes et les parcelles, dont la dispersion « nécessite d’en rechercher un tissage souterrain » (p. 134). En donnant à lire la joie et la lassitude des corps qui se soulèvent, les écritures du soulèvement réactualiseraient ainsi une mémoire sensible des luttes, un savoir émotionnel de la performance collective, et prendraient acte de l’illusion performative que suppose la littérature engagée.

***

18Poétiques de l’émeute opère in fine un retour sensible et critique sur les formes du désordre, qui trament l’ordinaire et refusent le fatalisme sur les murs et les pancartes, sur les écrans et les étagères. Au-delà de son apport sur les mues de l’engagement, l’essai collectif, que coordonnent Justine Huppe et Julien Jeusette, inscrit les écritures émeutières à la fois dans l’histoire socio-politique du contemporain et dans une poétique historique de l’écrit pour embrasser les contours d’un genre résolument hétérogène et conjonctif. La démarche bouscule ainsi le vieux partage entre littérature et document — annexé, sans « identité institutionnelle » ni « histoire constituée27 ». Les contributions, très informées, évitent de résorber les écrits en des objets esthétiques repliés sur eux-mêmes ou, au contraire, indexés à la mémoire des mouvements sociaux. Les formes plurielles de l’émeute, telle qu’elle se pratique et s’écrit depuis les années 1960, méritent en effet le scrupule et l’enthousiasme que partagent les travaux de ce volume. Outre le compte rendu efficace de deux ouvrages bien ciblés, tous deux parus en 2019, Poétique du slogan révolutionnaire de Zoé Carle et Le Vertige de l’émeute de Romain Huët28 (Giorgia Testa, p. 139-149), ce numéro de L’Esprit créateur invite à emprunter plusieurs pistes de recherche. Parmi celles-ci, on pense aux relations qu’entretiennent les formes émeutières à l’oralité — qu’il s’agisse des chansons évoquées par Denis Saint-Amand ou du dialogue radiophonique inventé par Charlotte Delbo qu’étudie Kathryn Lachman. De même, une réflexion sur les marques genrées des discours contestataires mériterait d’être prolongée — si Jean-François Hamel rappelle le rôle le plus souvent subalterne auquel sont reléguées les femmes dans les mouvements gauchistes avant la création du MLF (p. 31), Aurélie Adler remarque le virilisme guerrier du Comité invisible au xxie siècle (p. 72 et p. 76), qui tranche singulièrement avec d’autres écrits convoqués dans cet essai, ceux de Charlotte Delbo, de Lucie Taïeb ou de Nathalie Quintane.