Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Octobre 2023 (volume 24, numéro 9)
titre article
Gauthier Grüber

Floire et Blancheflor, un exemple de littérature européenne médiévale

Floire et Blancheflor, an example of medieval European literature
S. Lodén et V. Obry (dir.), Floire et Blancheflor en Europe : anthologie, Grenoble, UGA-Editions, coll. "Moyen Âge européen", 2022, 370 p., EAN 9782377473205

1En 2018, Sofia Lodén, Vanessa Obry et Anne Réach-Ngô organisaient à Mulhouse une journée d’étude sur les itinéraires de Floire et Blancheflor en Europe, du xiie au xvie siècle. La présente anthologie, réalisée par les deux premières chercheuses, vient compléter ces premiers travaux en donnant accès à des versions moins connues et parfois inédites de ce récit. Floire et Blancheflor raconte la séparation puis les retrouvailles des deux amants éponymes, au terme de pérégrinations les conduisant aux limites de l’Occident et de l’Orient. Blancheflor est la fille d’une reine chrétienne enlevée par un roi païen pour tenir compagnie à son épouse, elle-même la future mère de Floire. Les deux enfants naissent le même jour, partageant les jeux de l’enfance puis leurs premiers émois. Le roi, réalisant l’amour naissant de son fils pour la Chrétienne, décide d’éloigner la jeune fille en la vendant à des marchands, tout en mystifiant son fils, qui la croit morte. Après que Floire eut tenté de se suicider, ses parents n’ont cependant d’autre choix que de lui révéler la vérité. Aussitôt, le jeune homme part en quête de Bancheflor, qu’il finit par retrouver à Babylone. Là, les amants sont découverts par l’émir, qui décide dans un premier temps de les faire juger, avant de finalement consentir à leur mariage. « De retour en Espagne pour succéder à son père, le héros se convertit, prend la tête d’un royaume devenu chrétien et le couple fonde un lignage prestigieux » (p. 20). Ce conte eut l’heur de plaire au public médiéval, non seulement français, mais également européen. Aussi l’introduction de l’anthologie revient-elle tout d’abord sur la circulation importante du texte, dont on date la création aux alentours du milieu du xiie siècle (c’est là l’hypothèse de J.-L. Leclanche). Il existe ainsi des versions médiévales en allemand, en norrois, en suédois, en espagnol, en italien... La critique distingue plusieurs traditions dans cette diffusion européenne : une tradition dite insulaire et une tradition continentale, auxquelles s’ajoute l’opposition entre deux versions françaises au xiie siècle. Les liens entre ces différentes versions restent cependant hypothétiques, les textes conservés ne reflétant que « partiellement la réalité de la circulation de la légende » (p. 9).

Un conte voyageur

2On ne saurait donc nier la pertinence du projet mené par les deux chercheuses : alors que la critique s’accorde sur l’importance d’études littéraires supranationales pour le monde médiéval, la légende de Floire et Blancheflor constitue un excellent exemple d’un « ensemble culturel européen, défini par sa circulation et caractérisé par sa diversité autant que son unité » (p. 12). Dans leur introduction, les deux chercheuses reviennent d’ailleurs sur « l’activité importante de traduction caractéristique de l’Europe médiévale » (p. 13) et sur les adaptations du récit à des contextes de diffusion différents. Il s’agit ainsi, en rassemblant les différentes versions de la légende, de s’intéresser à la réception de celle-ci, et par là même de « mettre en valeur les modifications d’ordre esthétique, mais aussi [l]es interprétations et [l]es usages variables de l’histoire des amants » (p. 14). On notera par exemple que certaines versions de la légende s’inscrivent dans un contexte politique ou historique chargé : c’est le cas de la réécriture germanique (qui intègre une référence au culte lié à Charlemagne) comme de la version méridionale (qui relie l’histoire de Floire et Blancheflor à la Rome impériale), ou encore de la Cronica espagnole, qui rappelle le contexte de la reconquête contre les Maures. D’autres versions, au contraire, font un usage décontextualisé de la légende en se concentrant sur les enjeux amoureux de l’histoire. On appréciera au passage l’hypothèse émise concernant le fléchissement du succès de l’histoire de Floire et Blancheflor à l’époque moderne, lorsqu’on la compare à l’autre grande légende amoureuse médiévale qu’est celle de Tristan et Iseut : la conclusion heureuse de la première histoire est très certainement « moins propice au succès post romantique » (p. 17).

Contenu de l’anthologie

3L’anthologie en elle-même compte une vingtaine de versions du conte, en se limitant – et l’on comprend parfaitement ce choix – aux seuls textes qui comprennent l’ensemble de l’histoire des amants ; les textes qui se contentent simplement de mentionner les deux personnages sont ainsi laissés de côté. La première partie du recueil concerne les textes produits entre le xiie et le xve siècle. On y retrouve la deuxième version française du xiie siècle, les fragments du Floryis germanique (1160-1170), des extraits de la version de Konrad Fleck en moyen haut allemand (1200), des fragments germaniques du xiiie siècle, une version en moyen bas allemand du xive siècle (Flos unde Blankeflos), des extraits de la mise en prose de la version de Konrad Fleck (1475), la version flamande du xiiie siècle (Floris ende Blancefloer), l’unique version en moyen anglais du xiiie siècle (Floris and Blancheflour), la version en vieux norrois du xiiie siècle (Florés saga ok Blankiflur) accompagnée de Flores och Blazeflor en suédois, pour le domaine scandinave. À celles-ci s’ajoutent la seule version médiévale espagnole (redécouverte relativement récemment) avec la Crónica de Flores y Blancaflor, les deux versions italiennes (la toscane Cantare de Fiorio e Biancifiore du début du xive siècle et des extraits du Filocolo composé par Boccace à la même époque), et la version grecque du xve siècle (Florios kai Platziaflora).

4La deuxième partie du volume propose des extraits postérieurs au xve siècle, notamment des adaptations du texte de Boccace : c’est le cas par exemple du texte allemand Florio und Bianceffora (1499), lui-même adapté au théâtre par Hans Sachs au milieu du xvie siècle. Suivent les adaptations de la version flamande, dans une mise en prose du xvie siècle, un extrait de La Historia de Los Dos enamorados Flores y Blancaflor (1512), et, enfin, un extrait de la version yiddish, tardive, et qu’on peut relier aux versions germaniques. La diversité des textes ici édités est remarquable et constituera à coup sûr un bréviaire indispensable à tous ceux qui auront à se pencher sur la diffusion de Floire et Blancheflor.

Quelques remarques sur les textes édités

5Il n’est pas lieu ici de revenir sur chaque version de l’anthologie. Notons que tous les extraits choisis sont présentés dans une version bilingue à l’édition soignée, réalisée par des spécialistes des différentes littératures européennes. Les notices, denses, reviennent sur les témoins manuscrits et les caractéristiques de la version éditée, en relation avec la légende commune. Les références bibliographiques sont riches et offrent aux chercheurs et chercheuses de très nombreux compléments. Les textes édités s’appuient le plus souvent sur des éditions précédentes qui ont été révisées et annotées avec soin. On appréciera la rigueur toute scientifique apportée par les différents contributeurs ; pour la version française, par exemple, les notes de Mme Obry s’intéressant à la fois au texte médiéval (corrections du manuscrit, indications codicologiques…) et à la traduction (le lexique, la géographie…) témoignent d’un travail éditorial réfléchi et de qualité. Les traductions, juxtalinéaires pour les versions versifiées, donnent accès, pour autant que nous puissions en juger, à un texte clair qui facilitera le travail des universitaires comparatistes.

6Ainsi réunis en un seul livre, les extraits de Floire et Blancheflor témoignent, paradoxalement peut-être, de l’intérêt qu’il y aurait à mener un projet européen d’édition numérique autour de cette légende. Si une présentation synoptique des textes ne se justifie pas sur des textes parfois très divergents, elle permettrait en revanche des rapprochements plus systématiques. En l’état, et dans la limite du format livre, l’ouvrage de Mmes Lodén et Obry constitue une parfaite approche de la littérature européenne médiévale.