Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Corinne Bayle

Une voix allemande : Heinrich Heine

Marie-Ange Maillet, Heinrich Heine, Belin, coll. « Voix allemandes », 2006.

1Voici un précieux ouvrage synthétique et d’une clarté du meilleur aloi pour connaître et comprendre un poète dont l’œuvre et les prises de positions engendrèrent tant de malentendus et qui connaît depuis ces quinze dernières années en France un certain renouveau grâce aux études universitaires et aux traductions nouvelles.

2En quelques chapitres ordonnés autour de la biographie et des publications, regroupés par thématiques, Marie-Ange Maillet, spécialiste et traductrice de l’auteur du Romancero, dresse un portrait complet et subtil d’une figure à l’ambiguïté exemplaire.

3Juif allemand converti au protestantisme, né à Düsseldorf en 1797, Heine commença sa carrière à Berlin, s’essayant au roman, tentant sa chance au théâtre, publiant un premier essai remarqué dès 1820, Le Romantisme, dédié à August Wilhelm Schlegel. Se dégageant de toute école, il se révéla ensuite un talentueux prosateur, un impitoyable témoin de son temps, un écrivain original à travers une nouvelle forme, entre rêves, digressions et discours critiques, les Tableaux de Voyage publiés à partir de 1826, mais encore il apparut comme un immense poète grâce aux poèmes réunis dans Le Livre des Chants, publiés entre 1821 et 1827, d’une tonalité romantique aussi trompeuse que « La Lorelei » elle-même, gravée dans toutes les mémoires. Le sujet lyrique, en effet, y était constamment mis à distance par un humour incisif qui sape de l’intérieur la sentimentalité des ballades auxquelles il prétendait emprunter ses modèles.

4S’étant attaqué avec véhémence au pouvoir de l’Église romaine, ayant chanté le culte de Napoléon en terre prussienne, il fut en butte à toutes les censures, et s’éloigna d’Allemagne pour rejoindre Paris, capitale déjà tentaculaire et fourmillante de possibles. Exilé de 1831 à sa mort, en 1856, après huit années d’agonie, cet amoureux de la France n’en fut pas moins un observateur aigu des incohérences et des travers qu’il fustigea dans ses ouvrages, tout en demeurant attentif aux artistes dont il côtoya une élite, Balzac, Delacroix, Baudelaire, Gautier, et dont il devint, pour certains, l’ami fidèle, tel Nerval, qu’il considéra comme son meilleur traducteur. Ce monarchiste convaincu dénonça les errements de la politique de Louis-Philippe, resta fidèle au principe démocratique tout en redoutant les Républicains, fut proche du Père Enfantin sans jamais adhérer clairement à la doctrine des Saint-Simoniens, s’intéressa tout autant au Socialisme d’un Pierre Leroux ou d’un Charles Fourier, ou encore à celui d’un Lammenais, teinté de doctrine chrétienne, au Communisme naissant, et demeura le contempteur infatigable de toute religion d’État, source de divisions et de luttes intestines.

5Il fut un journaliste actif, rédigeant dans la hâte et la fièvre ses comptes-rendus pour la Gazette d’Augsbourg, Le Globe ou La Revue des Deux Mondes, rêvant au rapprochement culturel de la France et de l’Allemagne, montrant sa passion pour la politique, l’Histoire, ainsi que la vie littéraire et artistique, se passionnant autant pour la peinture que pour le théâtre et la musique. Il ne fut jamais tendre pour les Romantiques, français et allemands, dénonçant les phrases décousues, les épanchements subjectifs ou le mysticisme. Les plus grands n’échappèrent pas à son jugement dubitatif, tels Chateaubriand, Hugo ou Dumas, dans ses nombreux livres consacré à son pays d’adoption : Lettres sur la scène française, parues en 1837, avant son ouvrage sur Lutèce, en 1854, et après De la France, en 1835. Il n’épargna pas pour autant ses compatriotes, dans son De l’Allemagne, en 1833, lequel répondait de manière polémique au livre de Madame de Staël vingt ans plus tôt, prenant ses distances avec les poètes de la maladie et de la mort, tels Novalis, Brentano ou Tieck. S’il semble avoir bien mal compris ces derniers, il ne sombra toutefois jamais dans la caricature, appréciant notamment le talent d’un autre rêveur, Achim von Arnim. De même, dans Sur l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, autre ouvrage dangereux de 1835, il fut capable des nuances les plus complexes, à travers la conception hegelienne d’une évolution progressiste de l’Histoire, annonçant la disparition du déisme pour revendiquer toutefois un attachement à la religiosité, à travers le panthéisme. Car, selon Marie-Ange Maillet , « il ne s’agit pas pour Heine de s’en tenir à une critique purement négative, mais plutôt d’ébaucher un véritable contre-modèle littéraire. » Ainsi, ce n’est pas par mauvais esprit qu’il souligna ailleurs les pratiques commerciales qui, appliquées à l’art, l’exaspérèrent, notamment dans le cas de musiciens célèbres — ni Liszt ni Berlioz ni Chopin n’évitèrent son ire salutaire et son humour grinçant. Parmi les acteurs les plus en vue de la vie culturelle, seule peut-être George Sand trouva grâce à ses yeux, dans un monde où « l’art en général est devenu la signature d’une époque dont l’argent est le nouveau Dieu », comme le rappelle l’auteur de cet essai.

6Des écrits politiques violents prirent la forme de lettres ouvertes, dans lesquelles Heine éreinta de vrais réactionnaires sous couvert de libéralisme, tel que Wolfgang Menzel, ou encore, il rédigea un pamphlet irrévérencieux contre un autre exilé parisien de sa connaissance, Ludwig Börne, icône des Révolutionnaires allemands, devenu son frère ennemi. À côté de ses publications à scandale, il produisit aussi des textes plus légers ou plus exotiques, comme l’histoire de l’ours Atta Troll en 1843, fable de l’animal acrobate qui masquait toutefois de violentes diatribes politiques et révélait un goût pour un romantisme gothique, la fantaisie le disputant à la volonté de réhabiliter la poésie menacée dans un monde matérialiste. Mais c’est avec Allemagne, un conte d’hiver que l’écrivain retrouva ses racines, petite épopée opposant la vieille Allemagne qui l’avait exilée à une Allemagne nouvelle appelée de tous ses vœux. Les Nouveaux poèmes en 1844 mettent au jour une recherche d’inspiration, et furent peut-être pourtant « un adieu à la poésie dont Heine lui-même sentait qu’elle avait atteint ses limites. » Son dernier recueil, le Romancero, en 1848, est animé d’un pessimisme que la maladie épuisante et les difficultés financières et morales dans son mariage avec Mathilde ne feront qu’aggraver, mais aussi, comme par une dernière contradiction, traversé d’un retour personnel à Dieu, où l’on a vu une ultime conversion au catholicisme. Malgré son martyre, rivé à son « matelas-tombeau » à partir de mai 1848, ses poèmes des années 1850 révèlent son intérêt inépuisable pour les affaires du monde.

7Cet ouvrage met ainsi en lumière la modernité étonnante d’un auteur de la littérature germanique, devenu une immense gloire nationale aux poèmes cent fois mis en musique, qui fait l’unanimité aux côtés d’un Goethe, après avoir été sans cesse controversé. Cette modernité est telle que celle que Baudelaire entendait, constamment mouvante, entre éternel et transitoire, tournée vers l’avenir et contenant en germe les lecteurs et les successeurs qu’elle invente par la beauté de son style (ses poèmes brefs en deux strophes furent imités par de nombreux épigones, sa malice en moins), fût-ce au prix de malentendu et de violence parfois. « Fleur » du « rouge Idéal » plutôt que « fleur bleue » du Romantisme, ironique et désespérée, attentive à ne pas sombrer dans le sérieux de la déréliction, consciente que « du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas », mais prête à retourner en énergie cette mélancolie plus noire que la nuit la pluie noire. Ce juif acculturé, partagé entre deux nations et deux identités (Harry devint Heinrich puis finalement, Henri Heine) incarne la « déchirure universelle » qui caractérise l’époque moderne, laquelle regarde peut-être bien encore en miroir la nôtre aujourd’hui.