Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Septembre 2023 (volume 24, numéro 8)
titre article
Vanessa Glauser

La réception ambivalente de la Vie d’Apollonius de Tyane au xvie siècle

The ambivalent reception of the Life of Apollonius of Tyana in the sixteenth century
Grégoire Holtz, Paganisme et Humanisme. La Renaissance française au miroir de la Vie d’Apollonius de Tyane, Genève : Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance DCXIV », 2021, 371 p, EAN 9782600060530.

1Moins connu que d’autres figures antiques, le sage Apollonius de Tyane du ier siècle de notre ère est pourtant un personnage fascinant, dont la redécouverte à la Renaissance révèle les défis auxquels faisaient face les humanistes en tâchant de faire sens de l’héritage antique et de sa place dans leur temps. L’étude de Grégoire Holtz met au jour les questions centrales que suscitaient des œuvres comme la Vie d’Apollonius : le paganisme antique relève-t-il de la prisca theologia, c’est-à-dire d’une croyance qui annonce et préfigure le Christianisme, ou au contraire de l’hérésie ? Les enseignements ésotériques appartenaient-ils au domaine de la philosophie ou plutôt de la magie ? Les explorateurs anciens montraient-ils les vertus d’un savoir universel ou plutôt les dangers d’une vaine gloire ? En documentant et en analysant la richesse des réponses apportées à ces questions tout au long du xvie siècle, Holtz donne un éclairage important et nouveau sur la Renaissance française.

L’Apollonius antique

2Dans l’introduction et au premier chapitre, Holtz présente Apollonius et le texte par lequel il est surtout connu, la Vie d’Apollonius de Tyane (VA), composé par Philostrate au iiie siècle de notre ère. Originaire de l’Asie Mineure, Apollonius aurait entrepris de vastes voyages en compagnie de son disciple Damis, jusqu’aux Indes à la rencontre des sages Brahmanes et en Éthiopie à celle des gymnosophistes. Il menait une vie ascétique et promouvait les enseignements de Pythagore comme le végétarianisme. Par ailleurs, il était réputé pour l’accomplissement de nombreux miracles. Condamné par l’empereur Domitien, par exemple, il aurait disparu de la salle du tribunal, devant les yeux des sénateurs. La légende de ces exploits a sans doute contribué à sa vénération, comme figure divine, et aussi à sa condamnation, comme magicien et rival dangereux du Christ.

3Les débats que suscitent la VA dès sa publication au iiie siècle sont essentielles, comme le montre Holtz, pour comprendre sa réception à la Renaissance. Même si le récit de Philostrate ne fait aucune mention du Christ, sa rédaction à la demande de Julia Domna, l’épouse de l’empereur romain Septime Sévère, a été interprétée comme une réaction contre la montée du christianisme. Dans son traité Contre Hiéroclès, le Père de l’Église, Eusèbe de Césarée, attaque Philostrate et le qualifie de menteur, maintenant que le Christ est le seul à avoir accompli des miracles d’ordre divin. Le traducteur de la Bible, Jérôme, défend dans une lettre une position plus nuancée. Il reconnaît qu’Apollonius serait un magicien aux yeux de certains, mais dit aussi qu’il est un philosophe polymathe pour d’autres. Holtz le précise d’emblée : ces différents points de vue seront de nouveau mobilisés à la Renaissance et brandis en faveur de différentes interprétations de la VA.

Une histoire éditoriale

4L’histoire de la réception de la VA au xvie siècle s’écrit surtout à travers l’histoire des différentes éditions et acteurs du livre. Dans chacun des cinq chapitres, Holtz illustre comment les éditions imprimées et, dans un cas, manuscrite ne donnent pas seulement à lire le texte de la VA, en langue ancienne ou en traduction française, mais révèlent aussi les points de vue des éditeurs et parfois des traducteurs, leur manière d’interpréter la mise en récit de Philostrate et de définir le sens que celui-ci peut revêtir au xvie siècle. Les premières éditions italiennes présentées sont exemplaires à cet égard. À Bologne, Philippe Beroalde imprime en 1501 une traduction latine de la VA, accompagnée d’un appareil critique destiné à faire l’éloge de l’ouvrage. Sa propre préface est agrémentée de la lettre de Jérôme ainsi que d’un extrait de Marsile Ficin, autant de titres de noblesse antiques et contemporains pour valoriser la VA. L’édition d’Alde Manuce, imprimée à Venise la même année (et rééditée en 1502 et 1504), donne une tout autre image du texte. Dans sa préface, Alde qualifie la VA de récit de fables et de mensonges, précisant que le traité d’Eusèbe de Césarée, également imprimé par lui, devrait agir comme un « contrepoison » (cette expression reviendra tout au long du livre d’Holtz).

5Les deux premières éditions françaises de la VA, discutées par Holtz respectivement au premier et au deuxième chapitre, poursuivent certaines tendances de ces éditions italiennes, mais offrent aussi des particularités, liées à la réception dans le contexte français. En 1537 paraît chez François Juste à Lyon L’Istoire de Philostrate contenant la vie et les dits et merveilles du grand Apollonius, Traduicte nouvellement en langue Françoise. Cette traduction anonyme de la VA, qui se termine de façon abrupte après le premier livre, n’est ni savante, ni religieuse ou morale, mais semble insister sur le caractère fabuleux de « l’istoire ». La façon de titrer les chapitres, qui commencent souvent par « comment… », et la mise en page rappellent les œuvres de Rabelais que Juste édite et imprime en même temps (même si celles-ci sont imprimées en caractères gothiques, contrairement aux caractères romains de l’édition de la VA). Diamétralement opposée à cette édition est celle de Désiré Jacquot, imprimée chez Guillaume Cavellat en 1555. La préface insiste sur le caractère historique et documentaire de la VA et le texte latin est accompagné de notes philologiques.

6La version de la VA la plus remarquable qui voit le jour au xvie siècle est le manuscrit de la traduction de Thomas Sébillet de 1556. Holtz offre la première étude approfondie de ce document, soulignant son caractère unique : Sébillet est le seul à proposer une défense sans réserve de la VA. Dans la postface, destinée « Aux débonnaires lecteurs, amateurs de la philosophie et véritable antiquité », Sébillet passe systématiquement en revue les qualités de l’œuvre. D’abord au niveau philosophique, les descriptions du mode de vie d’Apollonius, imprégné de pythagorisme, combleraient l’absence des écrits de Pythagore lui-même, le premier philosophe et prédécesseur de Platon. Au niveau historique, la VA fournirait un témoignage précieux sur le ie siècle. Suivre l’opinion d’Eusèbe de Césarée, selon qui Philostrate serait un menteur, reviendrait à rejeter aussi les œuvres d’Hérodote, de Plutarque et d’autres historiens anciens dont les écrits contiennent maintes mirabilia. Les miracles accomplis par Apollonius devraient plutôt être interprété à un « plus haut sens », comme des allégories. Cette défense de la VA soulève la question de savoir pourquoi ce manuscrit n’a jamais été imprimé. Holtz ne donne pas de réponse définitive mais émet l’hypothèse que Sébillet, qui efface par ailleurs systématiquement son rôle d’auteur, aurait voulu réserver le texte à un lectorat choisi d’amis et d’érudits.

7Une telle défense de la VA ne se reproduira plus. Les deux dernières éditions renaissantes, discutées aux chapitres quatre et cinq, signalent ce revirement. En 1599, L’Angelier fait imprimer de manière posthume la traduction de la VA par Blaise Vigenère ; en 1611, la Veuve L’Angelier, François de Louvain, édite à son tour une version de cette traduction revue et corrigée par l’humaniste Frédéric II Morel, accompagnée désormais d’un commentaire d’Arthus Thomas. Selon Holtz, ce commentaire remplirait une fonction comparable à celle du traité d’Eusèbe dans l’Aldine : ce serait un « contrepoison » au récit de Philostrate mais aussi aux maux de son temps. Artus Thomas accuse en effet non seulement Apollonius d’être un hérétique et un sorcier, mais aussi les protestants et les personnes inculpées de sorcellerie au seizième siècle. Dans l’analyse d’Holtz, l’objectif de Thomas est ainsi double : révéler la fausseté des miracles d’Apollonius et, par-là, l’erreur de certains de ses contemporains. Les conclusions de cette analyse sont particulièrement intéressantes. Tout en critiquant la VA, Thomas reconnaît implicitement sa centralité. Condamner, selon l’expression de Françoise de Louvain, « les resveries du paganisme » (p. 259) à l’heure de la Contre-Réforme signifie condamner Apollonius.

L’exemplarité d’Apollonius

8Si les différentes éditions de la VA, imprimées et manuscrite, constituent le fil conducteur de l’étude, Holtz montre aussi l’importance de la figure d’Apollonius, plus ou moins détachée du texte de Philostrate. Au chapitre deux surtout, il passe en revue les différents auteurs qui érigent Apollonius soit en modèle soit en repoussoir. Le géographe Nicolas de Nicolay, par exemple, considère Apollonius comme le modèle d’un voyageur-philosophe, de celui qui cherche à embrasser un savoir universel. Le missionnaire Gabriel Sagard, parti au Canada, estime, au contraire qu’Apollonius incarne la libido sciendi, « la vanité du savoir ». Dieu et l’annonce de l’évangile sont les seules raisons qui justifient le voyage. Cette vaine gloire qui serait celle d’Apollonius est aussi mise en cause par l’humaniste espagnol, Juan-Luis Vivès. Selon ce dernier, Apollonius se prendrait par arrogance pour un prophète, s’égarant du chemin du vrai philosophe qui reconnaît les limites du savoir. Chez Montaigne, finalement, cette dénonciation se transforme en mépris. Holtz décrit comment l’auteur des Essais évoque avec sarcasme l’anecdote selon laquelle Apollonius saurait comprendre le langage des oiseaux.

9La présentation de ces prises de position ponctuelles vis-à-vis d’Apollonius ajoute un élément important à l’étude d’Holtz. Elle montre que les humanistes du xvie siècle établissent aussi une hiérarchie des auteurs anciens et des figures qu’ils lèguent à la postérité. Pour Montaigne, Philostrate et son Apollonius se trouvent à l’évidence au bas de l’échelle. D’autres auteurs comme Lucrèce sont beaucoup plus valorisés. Dans cette hiérarchisation au détriment de la VA, Holtz décèle un problème plus profond, lié au genre textuel et au statut du protagoniste. S’agit-il d’un document historiquement fiable ou plutôt d’une œuvre de fiction, d’un produit de l’imagination ?

Philostrate & la Seconde Sophistique

10Les chercheurs modernes penchent plutôt en faveur de la fiction. Faisant le point sur l’état de la recherche actuelle sur la VA au premier chapitre, Holtz souligne que les travaux récents s’intéressent surtout aux qualités littéraires voire rhétoriques de l’œuvre de Philostrate, typiques de la Seconde Sophistique. Selon ces chercheurs, Philostrate pratique un type d’écriture très réflexif, commentant non seulement son propre processus de rédaction mais inscrivant aussi son texte dans la longue tradition des lettres grecques. A titre d’exemple, Holtz cite la scène de la rencontre entre Apollonius et l’âme d’Achille qui renvoie à la rencontre entre Ulysse et l’âme d’Achille dans l’Odyssée. Dans cette optique, la VA est un texte fictionnel plutôt qu’un document historique. Cette lecture de la VA n’est bien sûr pas pratiquée de la même façon par les humanistes du xvie siècle, mais Holtz fait néanmoins remarquer que ceux qui condamnent la soi-disant hérésie de la VA ont tendance à alléguer la savante mise en récit de Philostrate comme facteur atténuant. Si Apollonius est condamnable en tant que rival du Christ, l’auteur Philostrate peut au moins en partie être pardonné.

11L’importance des qualités littéraires et stylistiques de la VA émerge surtout dans les analyses portant sur la traduction de Vigenère, imprimée pour la première fois en 1599, et sur le commentaire d’Artus Thomas qui accompagne cette traduction dans l’édition de 1611. Par le biais d’une comparaison minutieuse des différentes versions françaises de la VA au chapitre quatre, Holtz montre que Vigenère amplifie souvent le texte de Philostrate, allant jusqu’à ajouter des éléments qui renvoient à l’actualité littéraire ou politique de son temps. En cela, Vignère suit, selon Holtz, l’esprit de Philostrate (plus que la lettre de son texte). Le commentateur Thomas, profondément hostile à Apollonius, se révèle aussi sensible à cet « esprit » de Philostrate. Au chapitre cinq, Holtz cite les passages où Thomas loue le style et surtout la dispositio du récit de Philostrate. Il lui accorde même la priorité sur d’autres auteurs de romans grecs comme Héliodorus. Selon Thomas, l’erreur de Philostrate aurait été de vouloir faire passer la VA pour une histoire plutôt qu’une œuvre de fiction, et de s’entacher ainsi du crime de l’hérésie.

12La question du genre de la VA est centrale à l’étude d’Holtz et illustre tout l’intérêt de ce travail sur la réception d’Apollonius. L’indétermination du texte de Philostrate, qui oblige ses lecteurs à trancher la question de savoir s’il s’agit-il d’une biographie, d’une fable, d’un traité philosophique ou encore d’une histoire, fait ressortir les priorités du public du xvie siècle et les débats qui l’occupent. Sous la plume d’Holtz, la VA et son personnage principal émergent comme une surface de projection sur laquelle se lisent les convictions, les visions et les craintes des humanistes du xvie et du début du xviie siècle.