Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Novembre-Décembre 2006 (volume 7, numéro 6)
Coralia Costas

Gémier ou l’importance d’un chaînon

Catherine Faivre-Zellner, Firmin Gémier – héraut du théâtre populaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Le Spectaculaire », série « Théâtre » (dirigée par Didier Plassard, Sabine Quiriconi, Jean-Pierre Ryngaert), 2006, 338 pages. ISBN 2-7535-0229-3.

1Tiré de la thèse de doctorat en études théâtrales de l’auteur et préfacé par Jean-Pierre Sarrazac, ce livre présente en détail l’activité de Firmin Gémier (1869-1933), homme de théâtre souvent oublié ou discrédité dans les études consacrées à ce genre, et se propose de lui rendre justice car, bien que simple chaînon, il a remarquablement influencé la vie théâtrale du XXème  siècle.   

2Le titre, suggestif, est expliqué dans les « Conclusions », mais il est aussi soutenu par les données exposées et interprétées dans les six chapitres de l’ouvrage. Représentant du souverain, le héraut porte sa parole et ses insignes au milieu du peuple. Gémier en est un, à la seule différence que les circonstances historiques dans lesquelles il est profondément ancré le déterminent à servir un autre maître, à savoir le peuple. Catherine Faivre-Zellner accorde un ample espace aux explications socio-historiques, chaque fois que celles-ci s’avèrent nécessaires. Militant pour une utopie, celle de la fête théâtrale de toute la République, Gémier s’acharne à transformer un rêve, plus ou moins commun, qu’il s’agisse de Jean-Jacques Rousseau, de Sartre ou de Léger, dans une réalité partagée avec le peuple - spectateur actif i. C’est de cette perspective qu’il faudrait déchiffrer la notion de théâtre populaire, tenant surtout compte de la déclaration de son « héraut », conscient qu’on en a trop parlé, jusqu’à ce qu’on est arrivé à la discréditerii, car « pour Gémier, le peuple est vivant »iii.

3Les influences sur l’activité de Gémier ont naturellement été multiples, mais il y en a une qui traverse toute sa carrière comme un fil rouge, à savoir celle d’André Antoine. Suite à une enfance passée dans l’auberge tenue par ses parents, le sens de l’appartenance à un métier, quoi que celui-ci soit, coule déjà dans les veines du jeune Firmin Gémier. C’est en apprenant la discipline du corps et de l’esprit que l’apprenti parvient à une identité professionnelle dans le cadre du processus d’apprentissage auprès d’un maître. Gémier en est conscient dès un âge très jeune, grâce à l’activité de sa famille et il en tiendra compte durant toute sa carrière. Il a hérité la passion du théâtre de son père, qui l’amenait à Paris au Théâtre de l’Ambigu ou au Théâtre du Château-d’Eau. Ce sera d’ailleurs au Théâtre de l’Ambigu que Gémier commencera son activité dans le domaine dramatique après la mort de son père et la vente de l’affaire de famille. Son admiration pour l’acteur Saint-Germain date de cette époque-là. Après divers petits rôles aux théâtres de Montmartre, Rocher Suisse, d’Asnières, Gémier alors âgé de 18 ans, a l’occasion de travailler pour le Théâtre-Libre. Des collaborations avec d’autres théâtres y suivent : Montparnasse, Grenelle, Batignolles, Montmartre, Bouffes du Nord, Belleville, Château-d’Eau. Ce sont des théâtres de banlieue à qui Gémier rattache ses premiers souvenirs d’acteur. C’est en 1892 qu’Antoine l’invite jouer au Théâtre-Libre. Antoine, dans le vertige de sa révolution artistique, apprécie les qualités de grand acteur de Gémier qui à son tour tire toutes les leçons de son maître en qui il voit aussi un bon ami iv.

4Une autre rencontre décisive pour la carrière de Gémier est celle d’Emile Jaques-Dalcroze, qui date de 1903. Dans les deux cas, on constate la même philosophie de l’art, la même approche de la création théâtrale, comme si en continuation de la troupe de Meinigen, les mêmes conceptions politiques. L’apport de la théorie wagnérienne telle que formulée dans  Art et Révolution est aussi à retrouver dans la pensée de Gémierv.

5L’auteur insiste également sur les similarités et différences entre les idées de Gémier et la théorie de Jean-Jacques Rousseau, en précisant que pour les deux, le théâtre est ou doit (re)devenir une fête populaire, permettant la concrétisation d’un idéal, la manifestation de la présence divine. Gémier y ajoute le rôle social de la fêtevi. Celle-ci en a aussi un rôle affectif, ce qui permet de distinguer, en effet, Gémier de son ancien maître, Antoine. Bien que les deux projets pédagogiques visent l’action, dans le cas de ce dernier il s’agit d’une stratégie individualisante, tandis que chez Gémier la stratégie collectivisevii.

6Après la retraite d’Antoine du Théâtre-Libre, Gémier collabore avec les Escholiers et l’œuvre. Sous la direction de Lugné-Poe, en décembre  1896, Gémier joue un rôle qui a fait histoire, à savoir celui du Père Ubu dans Ubu Roi, d’Alfred Jarry. C’est une époque de significatifs renouveaux dramatiques, qui animent Antoine, Lugné-Poe, Georges Boudron, mais aussi Gémier. Le Théâtre Antoine, ouvert en 1897, est censé appliquer ces projets révolutionnaires visant à renouveler l’affiche tous les quinze jours. Gémier en est le régisseur – général, et tenant compte des reprises répétées du programme du Théâtre-Libre, on pourrait dire qu’il s’agissait d’un « Théâtre-Libre devenu régulier »viii. Gémier quitte le Théâtre Antoine en 1900, en le retrouvant en 1901 directeur du Théâtre de la Renaissance où il déploie toutes ses forces pour continuer l’entreprise de transformation de la scène contemporaine surtout par la présentation de textes inédits, dont la plupart courts.ix  Si à un certain moment de leurs carrières, Gémier et Antoine deviennent des rivaux, il s’agit sans doute d’un « conflit d’artisans ». Gémier, à l’aide d’Emile Bertin et concurrençant son ancien maître, dirige ses efforts vers le renouveau de la scène, par des recherches aussi bien scénographiques portant sur les effets de lumière, que de mise en scène, faisant une attention particulière au rythme. Pourtant c’est toujours sous l’influence d’Antoine que Gémier décide de remplacer le rapport frontal traditionnel entre la scène et la salle. Dans le cadre du Théâtre National Ambulant, fondé en 1913, Gémier, suivant sa passion pour Shakespeare, héritée elle aussi d’Antoine, met en scène Le Marchand de Venise. Pour ces représentations, Gémier crée des rentrée et sorties s’effectuant par n’importe où, il élimine la rampe, installe un projecteur au fond de la salle et mélange spectateurs et acteursx.  

7Catherine Faivre-Zellner indique aussi l’existence de deux précurseurs, à savoir Maurice Pottecher et Louis Lumet, dans l’entreprise de fondation d’un théâtre pour le peuple. Le premier a créé le Théâtre du Peuple de Bussang, en 1895, le second a fondé le Théâtre Civique, en 1897, comme aventure ambulantexi. Pendant la même période, correspondant à l’entrée de Gémier dans l’univers dramatique, de telles structures se développent aussi à Paris.  C’est le cas du Théâtre du Peuple, fondé le 14 novembre 1903. C’est aussi l’époque d’apogée des théâtres ambulants, à travers toute la Francexii.

8Un tel contexte permet de mieux se rendre compte de l’activité du Théâtre National Ambulant Gémier, dont Catherine Faivre-Zellner distingue trois étapes, à savoir primitive, correspondant au projet initial de 1908, moderne représentée par la campagne de 1911 et démocratique illustrée par l’activité de 1912. En outre, il faut mentionner l’apport de la technique dans la réalisation des projets de mise en scène, tout comme dans le fonctionnement de la troupexiii.

9Après la Première Guerre Mondiale, la question du théâtre populaire est discutée dans la Chambre des Députés et à cette occasion, Gémier insiste sur les sacrifices du peuple pendant la conflagration. Dans ces conditions, en 1920, l’Etat décide de fonder le Théâtre National Populaire, qui sera abrité dans le Palais de Trocadéro. Pierre Rameil, ancien acteur et auteur dramatique, est l’un des politiciens qui décident le sort de cette nouvelle institution. Pour en nommer le directeur, Rameil eut le choix entre Antoine, Copeau et Gémier et la fonction a été confiée à ce dernier surtout à cause du fait que Gémier a accepté les conditions imposées, conscient que la seule chose vraiment importante était la fondation d’un tel théâtrexiv. En 1921, Gémier déclare que le Théâtre Populaire est « le véritable but de (sa) vie de travail ». Selon Catherine Faivre-Zellner, une telle affirmation est conforme aux objectifs du Théâtre du peuple de Romain Rolland et de La lettre sur les spectacles  de Jean-Jacques Rousseau. Dans les deux textes, le théâtre est l’expression de la voix du groupe, de la communauté, du peuple. Pour Gémier, le fonctionnement du théâtre est géré par une dynamique de la fédération, répondant aux attentes affectives des groupements humainsxv.

10C’est toujours en 1921 que Gémier devient directeur de l’Odéon, étant choisi parmi sept candidats. Cette nouvelle fonction  supposerait l’abandon du Théâtre National Populaire. Pourtant, il en redevient le directeur en mars 1922. C’est ainsi que les deux institutions fonctionnent ensemble, comme des établissements complémentaires, pour le bénéfice commun. Si les moyens du second Théâtre Français sont mis aussi au service de la cinquième scène nationale, Gémier agit aussi dans le sens inverse, tout en assurant l’ouverture de l’Odéon vers les jeunes auteurs, les jeunes troupes, le monde entier. C’est ainsi que s’explique le déroulement à l’Odéon, en 1928, de la seconde édition du Festival International d’Art Dramatiquexvi.

11Selon l’auteur de l’ouvrage, il vaut mieux dans le cas du théâtre populaire de Gémier, de parler de théâtre inattendu, qui consiste dans une esthétique du clou dont l’artifice est montré du doigtxvii. Issu du Grand-Guignol, le théâtre populaire de Gémier s’en différencie justement par la distance brechtienne avant la lettre. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le concept de chaînon et son association au nom de Gémier, dont les efforts seront continués plus tard par Jean Vilar.

12L’ouvrage de Catherine Faivre-Zellner contient aussi deux amples annexes, l’une consacrée au Théâtre National Ambulant Gémier et l’autre au Théâtre National Populaire, présentant les croquis, plans, affiches, programmes, itinéraires, devis, les répertoires afférents. Les annexes sont précédées par huit illustrations reproduisant des images de l’époque des scènes, équipements, édifices et affiches des deux théâtres en question.

13L’affirmation de l’auteur : « Entre tradition et modernité, Gémier introduit les changements par petites touches »xviii se réfère au rôle de chaînon de l’art dramatique joué par cet homme de théâtre et sert de conclusion à cette présentation de l’ouvrage de Catherine Faivre-Zellner.