Ecrire après Proust et Faulkner, la clé et le terminus
1Le rapprochement entre ces deux « monuments » de la littérature du xxe siècle ne va pas de soi et, à vrai dire, c’est avec une certaine circonspection que l’on entre dans ce numéro de Littératures. L’introduction de Jean-Yves Laurichesse et Patrick Marot est plutôt vague sur le sens du face-à-face entre Proust et Faulkner en termes de réception et d’influence sur les écrivains français du xxe et xxie siècles.
Les deux œuvres, longtemps jugées incompatibles (on ne pouvait aimer à la fois Proust et Faulkner et on était en quelque sorte sommé de choisir son camp) apparaissent désormais l’une et l’autre comme des révélateurs des pouvoirs de la littérature et de ses perspectives de renouvellement (p. 13).
2Patrick Marot est plus précis dans son article inaugural (« Proust entre le nihilisme schopenhaurien et le symbolisme schellinguen : un paradoxe fondateur pour le xxe siècle ? ») : « l’ombre » de Proust et de Faulkner serait principalement due selon lui à leur « puissance stylistique jugée écrasante, la saturation de l’expression [étant] liée à un effet de totalisation » (p. 33). Centrée sur « l’expérience de l’absence et de la perte comme condition du rapport au monde », et caractérisée par le « brouillage des temporalités » (p. 34), leurs œuvres renouvellent l’art du roman. Mais — et c’est l’un des points essentiels du face à face :
Faulkner a fait (en particulier en France) l’objet d’une lecture sur le mode tragique — lecture partielle et partiale mais qui permettait de proposer une alternative au modèle proustien d’une maîtrise du temps et du réel par la conscience, c’est-à-dire d’une maîtrise dans l’exercice de l’écriture (p. 34).
Un malentendu capital
3On comprend mieux dès lors le cadre conceptuel du recueil d’article — et son intérêt : l’opposition entre Proust et Faulkner au xxe siècle repose en grande partie sur une construction opérée lors de la réception en France de l’écrivain du « Deep South ». Et cette hypothèse est confirmée par le premier et lumineux article que lui consacre Frédérique Spill (« William Faulkner et la France ») : l’incroyable engouement que suscite l’auteur de Sanctuaire, dès ses premières traductions en France dans les années trente et quarante, tout comme la disgrâce prolongée de Proust ont également pour origine ce qu’on pourrait qualifier de « malentendu capital ». Il est donc question ici aussi bien de l’ombre de Proust et de Faulkner sur leurs successeurs que de l’ombre portée sur Proust et Faulkner par leurs lecteurs français. Frédérique Spill montre ainsi que le succès fulgurant de Faulkner en France repose sur un contresens, lui-même fondé sur une méconnaissance du « Sud profond » des Etats-Unis et notamment celle de Sartre et de Malraux — comme, à l’inverse, la mise à l’écart de Proust pendant de longues années est due à des jugements trop hâtifs sur le sens et la portée de son œuvre, en particulier par le même Sartre. La décontextualisation du premier permet de révéler la portée universelle de son œuvre alors que le second est « surcontextualisé » si l’on peut dire, et réduit au snobisme daté des salons du faubourg Saint-Germain. Patrick Marot rappelle les « trois griefs principaux adressés à Proust pendant ces décennies de purgatoire » :
4Il aurait mis en place une psychologie articulée sur une métaphysique surannée, à quoi on pouvait opposer les découvertes de la psychanalyse freudienne ; il illustrerait l’idée schopenhaurienne du salut par l’art […] ce qui le renverrait aux vieilles lunes symbolistes par la Grande Guerre ; il représenterait un univers de la mondanité là encore révolu depuis la guerre » (p. 18).
5L’une des rares lectures de l’entre-deux-guerres qui préparent la réhabilitation de Proust dans les années 70, à savoir celle de Beckett en 1930, vaut d’ailleurs autant par ses fulgurances que par ses contresens, contresens séminaux pour son œuvre à venir. Comme le montre l’article que lui consacre Lydie Parisse (« Beckett admirateur de Proust »), le futur auteur de Molloy lit Proust à la lumière de ses obsessions personnelles, à savoir le temps et la mort. Et, contrairement à ce qu’il soutient, les épiphanies proustiennes ne sont pas un exercice de dépossession et de dissolution du sujet : « Proust est de façon si absolue le maître sa forme » (comme Beckett lui-même le note), que c’est exactement l’inverse qui se produit : à travers l’écriture, le monde est intégré, et comme aspiré dans l’intériorité du sujet et reconstruit selon l’ordre intime de ce sujet ».
6Faulkner — et, plus largement d’ailleurs le roman américain — séduit donc les lecteurs et les écrivains français d’après-guerre pour les raisons mêmes qui leur font rejeter Proust : « l’absence d’analyse psychologique traditionnelle » (p. 103), « la rugosité, la sauvagerie, la crudité » (p. 104), « la sensation brûlante de l’été mississippien » (p. 1171). Cette fascination se retrouve chez certains romanciers contemporains étudiés dans le recueil, notamment Pierre Michon :
J’aime Faulkner fraternellement […] Parce qu’il était un barbare. Barbare de ce pays barbare, plouc de ce ramas de ploucs, un plouc du sud […] son incroyable exploit fut d’être quelque chose de policé comme Proust pour un triste salon de lyncheurs en stetsons, à Oxford dans le Mississipi — sans cesser de se réclamer d’Oxford, Mississipi (p. 109).
7Ici la référence — incongrue — à Proust fonctionne évidemment à rebours…
Le terminus proustien
8Si l’opposition s’estompe entre Proust et Faulkner en termes d’innovation romanesque, est-ce à dire que « l’usage » qu’en font les écrivains français converge également ? C’est la question qui court à travers tout le recueil d’articles : comment écrit-on après Proust ? Comment écrit-on après Faulkner ? Sont-ils un « terminus » — pour reprendre l’expression de Julien Gracq à propos de Proust — ou une « clé » déclenchant le processus d’écriture ? Et, à lire les différents articles, la réponse qui ressort semble assez claire, pour les écrivains étudiés dans le recueil en tout cas. Citons de nouveau Pierre Michon :
J’avais la clé pour mes petites histoires, elle était là, dans cet impeccable pavé [Absalon ! Absalon !], cet impeccable coulée, où, plus que […] dans La Recherche, c’est la littérature elle-même qui parle, la grosse voix d’outre-tombe par laquelle ce monde-ci apparaît dans sa terrible vie, son immense joie en larmes (p. 128-129).
9Le « terminus » proustien comparé à la « clé » de Faulkner est reflété par le déséquilibre (qui n’est pas seulement quantitatif) entre les articles respectivement consacrés aux deux auteurs dans le recueil. Ainsi, l’analyse de la filiation proustienne dans l’œuvre de Giono (par ailleurs grand lecteur de Faulkner) ne convainc guère, qu’il s’agisse des rapprochements faits entre les références mythologiques ou bibliques, les figures d’enfants-lecteurs ou encore les morts de grands-mères — et l’admiration commune des deux écrivains pour Chardin ne peut guère être qualifiée d’intertextuelle. Au bout du compte, c’est l’article sur « Perec à la lumière de Proust » de Julien Roumette qui s’avère le plus intéressant pour comprendre la façon dont fonctionne « l’ombre de Proust » sur les écrivains des xxe et xxie siècles, et il le fait en soulignant surtout ce qui différencie radicalement W ou le souvenir d’enfance de l’entreprise de remémoration de La Recherche. Chez Perec, en effet :
Loin d’apparaitre comme le moteur de l’écriture, les souvenirs semblent être au contraire ce sur quoi bute le récit […] Les constats d’échec ponctuent le texte. La confrontation aux lieux de sa petite enfance n’éveille ainsi aucun écho […] Nulle résurrection du temps retrouvé ne l’attend […] A l’opposé de la plénitude débordante de la réminiscence proustienne, Perec souligne la discontinuité, la déconnexion, le délié de ses souvenirs (p. 67).
10La relation intertextuelle se construit donc dans l’opposition. On peut même penser que W ou le souvenir d’enfance est la démonstration que, face à la tragédie historique de la Shoah, toute tentative pour retrouver le temps perdu est vouée à l’échec. On retrouve cette idée chez Philippe Lançon, un autre lecteur passionné de Proust avant l’attentat de Charlie Hebdo qui l’a gravement défiguré : « le temps de l’événement brutal et obscur », écrit-il dans Le Lambeau, « abolit la mémoire […] Proust se rappelle tout, peut-être parce qu’il ne lui est arrivé à peu près rien » (2019, p. 482).
11Jean-Yves Casanova, qui évoque la difficulté d’écrire après Proust dans l’article qu’il consacre à Jean-Paul Goux, estime que l’auteur de La Recherche est incontournable et qu’il est pour tout romancier, « un chemin qu’il est devenu nécessaire d’emprunter, qu’on le désire ou pas, celui de la présence structurante du temps » (p. 84).
C’est en ce sens qu’on peut lire ce qui a été écrit après Proust […] tout ce qui se présente dans le récit comme constitutif d’une parole inexorablement ancrée dans le temps s’y retrouve, même s’il ne s’agit pas d’une continuité à l’œuvre mais des conséquences de brisées, de fragments que l’œuvre littéraire tente – vainement ? – de rassembler afin d’en éprouver l’unité (p. 84).
12C’est peut-être en cela que La Recherche constitue une sorte de mur infranchissable, dans la mesure où la solution esthétique que Proust propose pour rendre dans son roman la présence structurante du temps est devenue impossible à reprendre pour des raisons à la fois historiques et anthropologiques. Et c’est en cela aussi que l’héritage proustien se distingue radicalement de celui de Faulkner.
La clé de Faulkner
13Les articles consacrés à l’écrivain américain semblent le confirmer. De fait, les techniques narratives de Faulkner — indifférenciation polyphonique des dialogues, rupture de l’ordre chronologique, associations insolites fondées sur les sensations des personnages, choix de « l’idiot » comme foyer de perception, etc. — sont particulièrement adaptées à une représentation du réel en rupture avec l’illusion mimétique et visant à rendre compte des mutations anthropologiques de notre temps. Aussi bien Olivia Scélo à propos de Pierre Bergounioux qu’Alastair B. Duncan sur Claude Simon ou encore Sylvie Vignes sur Hubert Mingarelli et Marie-Hélène Lafon soulignent la dette de ces écrivains à l’égard de Faulkner dont la lecture « a été un choc bénéfique et [leur a] assuré l’entré dans l’écriture » (p. 163). Faulkner a donc bien été une « clé » ou plutôt leur a donné les clés pour une autre façon d’écrire le réel vécu, mais aussi d’instaurer un nouveau rapport au lecteur. Comme le relève Laurent Demauze cité par Sylvie Vigne :
Les romans contemporains exigeants transforment souvent le lecteur en enquêteur, le forçant à déchiffrer la langue de l’autre, à épouser un autre regard, dépaysant, déstabilisant, bouleversant sur le monde (p. 190).
14Quand Jean-Yves Casanova conclut son article par une question : qu’est-ce être proustien et doit-on absolument l’être ? Sa réponse est éclairante : « Si l’œuvre de Proust est bien celle qui définit plus qu’une autre la “fabrique du continu”, ne nous montre-t-elle pas, par antinomie, ce que pourrait être la fragmentation originelle de l’être ? » (p. 94). L’œuvre de Faulkner ne fonctionne pas selon cette antinomie. Au contraire, comme le note Olivia Scelo, « l’ambition phénoménologique de cette écriture est de livrer un flux de vécus avec ses manques, ses ruptures, la confusion des affects » (p. 157).
15L’article qui clôt le recueil « Les deux côtés de Siom — Richard Millet de Faulkner à Proust » est particulièrement significatif à cet égard. L’œuvre de Richard Millet, qui dit écrire « pour sauver un monde perdu » (p. 195) a en effet la particularité de se réclamer à la fois de Proust et de Faulkner. On pourrait penser qu’on est chez lui dans une configuration inversée : « [Proust le] rend aussitôt au désir d’écrire » (p. 196) alors qu’à la lecture du Bruit et de la Fureur, Millet note : « de tels livres me dispenseraient d’écrire si j’avais le courage de renoncer à ce misérable tas de petits secrets que je me crois tenu de divulguer » (p. 195). Mais si la force de Faulkner l’intimide, c’est néanmoins son modèle romanesque (et en particulier Absalon ! Absalon !) qui l’inspire quand il bâtit sa saga familiale autour du village de Siom. Et si, plus tard, dans une veine plus autobiographique, Ma vie parmi les ombres semble davantage relever d’une filiation proustienne, les références à La Recherche (tels l’odeur des tilleuls en fleurs et le goût de l’infusion qu’on en fait, « limpide transposition de l’épisode de la madeleine », p. 210) sont si appuyées qu’elles tiennent du pastiche — un pastiche ambigu quand on sait Millet considérait que Proust n’avait pas de descendance —, La Recherche étant « une œuvre close » rejetant son auteur qu’elle avait comme dévoré de l’intérieur.
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16Si Proust et Faulkner, que l’on a opposés à l’origine, ont fini par se rejoindre en devenant des références incontournables dans l’histoire du roman au xxe siècle, « l’usage » qu’en font les romanciers français est donc loin d’être identique. On referme ce numéro de Littératures avec la conviction qu’on ne peut être écrire après Proust qu’en s’opposant d’une certaine façon à lui alors que le modèle de Faulkner propose une « boîte à outils » romanesque plus directement exploitable pour présenter le monde contemporain à la fois fragmenté et interconnecté.