Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Juin 2023 (volume 24, numéro 6)
titre article
Amel Aït-Hamouda

Les Rêves de Shéhérazade dans la langue de Molière

Scheherazade’s Dream in the language of Molière
Taha Hussein, Les Rêves de Shéhérazade, s.l., Éditions Orient, 2023, 135 pages. EAN 9791093315317

1Traduit pour la première fois dans la langue de Molière par Philippe Vigreux, arabisant et docteur ès-Lettres, préfacé par le grand maître de la littérature arabe, André Miguel (1929-2022) et accompagné de quinze illustrations du peintre et sculpteur irakien, Diaa Al-Azzawi, Les Rêves de Shéhérazade plongent le lecteur dans un inédit pays des Mille et une Nuits où l’écrivain égyptien Taha Hussein (1889-1973) donne une suite aux aventures de Shéhérazade, en proposant un nouvel épilogue au roi Shahriyar.

Taha Hussein : bâtisseur des écoles et écrivain entre Orient et Occident

2Taha Hussein, dont la résonnance du nom jette dans le monde arabe le souffle de la lutte contre d'obscurantisme par le pouvoir de l’éducation. Intellectuel et homme de lettres, Hussein a su briser les codes de sa société et ouvrir le bal des premières fois tout au long de sa vie : premier Égyptien à obtenir son doctorat à la Sorbonne, premier recteur de l’Université d’Alexandrie ou encore premier ministre de l’Éducation a prôné la gratuité des écoles égyptiennes.

3Né en 1889 en Moyenne-Égypte à Maghagha, Taha Hussein a grandi au sein d’une famille modeste entourée de treize frères et sœurs. Une erreur médicale va faire perdre au petit Taha la vue dès l'âge de quatre ans. Cet accident renforcera en lui l’amour pour la science et le savoir.

4En 1902, Hussein intègre l'Université Al-Azhar pour étudier la jurisprudence et la littérature arabe. Après avoir obtenu son doctorat en 1914, il reçoit une bourse d’étude à Montpelier puis rejoint Paris pour étudier les diverses tendances en sciences humaines et soutient sa thèse sur Ibn Khaldoun à la Sorbonne, en 1918.

5Lors de son séjour en France, il rencontre une étudiante, Suzanne Bresseau (1895-1989). La jeune franco-suisse l’aide dans ses lectures et à se perfectionner dans la langue française. Bientôt, Suzanne deviendra son épouse et contribuera sensiblement à changer sa perception de la culture occidentale.

6De retour en Égypte, Hussein enseigne et occupe à plusieurs reprises le poste de doyen au sein des plus prestigieuses universités égyptiennes. Ce qui lui vaudra le surnom du « doyen de la littérature arabe ».

7Sous le gouvernement du roi Farouk (1920-1965), Hussein est nommé, en 1950, ministre de l'Éducation. Pendant son mandat, il modernise massivement l’éducation de son pays et fait de sa devise : « l’éduction est primordiale comme l’eau et l’air » son cheval de bataille permettant la gratuité de l’enseignement.

8Cependant, cette vision moderne n'était pas toujours bien acceptée par tous et ses positions ouvertement laïques ont suscité une vive opposition chez les conservateurs qui n'ont pas apprécié son engagement pour l’enseignement mixte ainsi que sa volonté de convertir certaines écoles coraniques en écoles laïques.

9Par ailleurs, l’auteur, dont le style d’écriture mêle souplesse et complexité grammaticale, critique dans ses écrits prolifique certaines pratiques sociales obsolètes tout en glorifiant les aspects civilisateurs de la culture arabo-musulmane. Hussein contribue également à prôner l’importance du contact des civilisations. Maîtrisant le français, le grec et le latin, l’écrivain se donne à la traduction et livre en arabe des chefs-d’œuvre classiques, notamment Sophocle, Racine, Voltaire ou encore son ami, André Gide.

10Il s’éteint en 1973 laissant des œuvres majeures du xxe siècle et une tradition littéraire qui influencera de nombreux artistes. C’est particulièrement avec son autobiographie en trois tomes, Le livre des jours (Al-Ayyam) — traduit en langue française par Jean Lecerf et Gaston Wiet en 1984 — que Taha Hussein signe l’un des chef-œuvres de la littéraire arabe.

11Considéré parmi les plus illustres penseurs arabes du xxe siècle et l’un des piliers de la renaissance intellectuelle arabe (la Nahda), Taha Hussein a tout au long de sa carrière scientifique, politique et littéraire réveillé les esprits endormis et à rapprocher l’Orient et l’Occident au nom des valeurs humanistes communes.

La Shéhérazade de Taha Hussein

12Les histoires racontées dans les Nuits sont une source de sagesse. Qu’en est-t-il alors du prolongement nocturne imaginé par le doyen de la littérature arabe ? Est-ce qu’après plus de trois ans écoulés à entendre des contes, Shahriyar désire toujours prêter l’oreille aux histoires de Shéhérazade ?

13À l’instar de Naguib Mahfouz (1911-2006) ou de Jorge Luis Borges (1899-1986), Taha Hussein déclare dans Les Rêves de Shéhérazade — publié en 1949 sous le titre arabe d’Ahlam Shahrazad — son amour à cette figures littéraire en imaginant ainsi un prolongement des Nuits transportant Shahriyar dans de l’univers subconscient des songes. Désireux d’entendre de nouveaux les récits, le roi rejoint les appartements de la reine et se faufile chaque nuit dans la chambre de Shéhérazade pour écouter ses rêves sous formes de contes et découvre ainsi l’histoire du roi des djinns et de sa fille, Fatina.

14Hussein revisite le patrimoine littéraire et fait le choix de passer du monde éveillé au monde onirique afin de mieux refléter ses préoccupations quant à la modernisation de la société arabe et l'évolution des rôles des femmes et des intellectuels.

15Le doyen de la littérature arabe imagine un nouveau Shahriyar dont l’âme ne brûle plus de tyrannie, mais de savoir. N'est-il pas surprenant que cette lumière qui enveloppe son être devienne pire que l'obscurité qui emprisonnait son cœur ? Nul ne peut atteindre à lui seule la lumière du savoir, seulement si son prochain y contribue à le conduire. C’est sur cette réflexion que Taha Hussein laisse son lecteur fermer son livre.

Traduire pour rapprocher les deux mondes

16Depuis 2013, la maison d’édition Orients cherche à faire connaître un Orient savant et créatif. Pour sa dernière publication, la sélection s’est portée sur la plus universelle des conteuses orientales, qui depuis son introduction au xviiie siècle en Occident par l’orientaliste Antoine Galland (1646-1715) ne cesse de bâtir des ponts.

17De plus, la traduction des œuvres littéraires joue un rôle essentiel dans la diffusion des idées et des cultures entre les peuples en promouvant le dialogue interculturel pour un monde plus inclusif. Et par cette traduction inédite, Ysabel Saïah-Baudis donne une nouvelle forme à l’œuvre originale et prouve encore fois l’intemporalité et l’universalité de Shéhérazade.

18Intitulé Le lendemain de la mille et unième nuit, la préface du regretté André Miquel — telle une lettre d'adieu à Shéhérazade à qui il a consacré pendant plus d’un demi-siècle essais, fictions et traductions — interroge le sens de posséder un savoir. Sous forme d’un dialogue, Shéhérazade répond aux interrogations de son époux. Après l’avoir proclamé reine et épouse, Shahriyar se voit comblé et apaisé, ou presque. Seule la réponse de Shéhérazade le conduira au bonheur suprême. Le savoir, d’où peut-il provenir ? La réponse est simple, expliqua Shéhérazade. Les connaissances sont héritages et elles se gardent soigneusement dans des lieux appelés bibliothèques. « Elles gardent mémoire de tout ce qui se pense, mieux encore : de tout ce qui se dit, pour peu qu’on l’enregistre, car il n’est de salut que dans l’écrit. »

19Cependant, une chose est encore plus importante, continua Shéhérazade. Ces hauts lieux de savoir demandent à se nourrir. Au risque de tomber en ruines sous l’effet du temps qui passe, les personnes d’esprit ont pour mission de contribuer à ajouter leur pierre à l’édifice. Et pour conclure, la conteuse dévoila son ultime secret : le savoir, le vertueux savoir ne peut être atteint qu’au contact des civilisations.

20Traduire Taha Hussein, dont le style est émis par la vivacité de son esprit de lumière et la résonance poétique de la langue arabe, n’est pas de tout repos. Cependant, le traducteur a su marier fidélité au sens et écriture poétique de Hussein.

21Chevronné dans les traductions des textes arabes des plus complexes, Vigreux a déjà traduit plus d’une quinzaine de romans contemporains, dont la brillante Trilogie du Prix Nobel de Littérature 1988, Naguib Mahfouz, ou plus récemment Monsieur N. de l’écrivaine libanaise Najwa Barakat. Il offre également des adaptations françaises de la littérature classique du Xe siècle dont Les Séances (Maqâmât) d'al-Hamadhânî (968-1008).

22Dans les pages des Rêves de Shéhérazade, les quinze dessins scintillants d’Al-Azzawi ajoutent une dimension visuelle et esthétique à l'histoire. Elles transforment les mots en images vibrantes et colorées, aidant le lecteur à s’immerger dans l’univers des Nuits. Telles des fenêtres ouvertes, ces illustrations accueillent dans la version française l’Orient de Shéhérazade sous le regard éclairé de Taha Hussein.

23De la sorte, Les Rêves de Shéhérazade des temps modernes acquièrent la richesse de la mise en lumière des œuvre venues d’ailleurs.