Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mai 2023 (volume 24, numéro 5)
titre article
Pauline Flepp

« Sa phrase courait après la poésie ». Expérience et écriture poétiques chez Albert Camus

"His phrase chased poetry". Albert Camus' poetic experience and writing
Camus et la poésie, sous la direction de Danièle Leclair & Alexis Lager, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2022, 240 p., EAN 9782753586659.

1L’intérêt de Camus pour la poésie a déjà été ponctuellement questionné à travers l’étude de ses rapports privilégiés avec certains poètes — de sa correspondance avec Ponge sous l’Occupation à son amitié de près de quinze ans avec René Char, sans oublier la découverte de Jean Sénac, l’amitié avec René Leynaud ou encore la préface rédigée pour le recueil de Blanche Balain en février 1947. Par ailleurs, de nombreux lecteurs ont été sensibles, le sont encore, à la présence de passages poétiques dans son œuvre, à une certaine poéticité de son écriture. Pourtant, ainsi que le soulignent Alexis Lager et Danièle Leclair, il n’y avait encore jamais eu de colloque ou de livre exclusivement consacrés au rapport de Camus à la poésie. C’est donc à ce manque qu’ils ont souhaité remédier, par un colloque, d’abord, par un livre, ensuite, et c’est ce rapport que les contributions réunies dans l’ouvrage Camus et la poésie se proposent d’éclairer.

2« Pour ne pas trop savoir ce qu’est la poésie, nos rapports avec elle sont incertains », écrivait Francis Ponge dans un état de La Figue (sèche), en 1958. Phrase que Camus aurait bien pu prendre à son compte, lui qui ouvre sa préface au recueil Temps lointain par un semblable aveu d’ignorance, en affichant, non sans provocation, son incompétence en matière de poésie : « J’ai souvent l’impression (humiliante) de ne rien comprendre à la poésie. » À la fois, ce qui frappe dans le relevé des occurrences du mot « poésie », joint en annexe à la fin du volume, ainsi que dans plusieurs extraits des Carnets et de la correspondance où il est question de poésie, c’est le caractère très péremptoire de la plupart de ses déclarations. Il y a, assurément, une gêne face à l’objet « poésie », qui se devait d’être creusée.

3L’ouvrage est divisé en trois parties. La première, intitulée « Camus et les poètes, les poètes et Camus », met en regard les poètes lus par Camus, contemporains ou défunts — lectures dont témoignent notamment ses Carnets —, et les poètes qui le lisent, de Philippe Jaccottet, tentant, dans un article, « d’élucider le malaise [éprouvé] à la lecture de L’Été », au rappeur Abd Al Malik, qui voit en Camus un homme dont l’écriture et la vie nous obligent. Dans la deuxième partie, « Poétiques de Camus », il s’agit, après avoir étudié le rapport de Camus aux poètes et, réciproquement, des poètes à Camus, d’interroger la présence de la poésie dans l’œuvre, « afin d’en montrer les seuils et les modes d’apparition1 ». Certains textes tendent-ils vers le poème ou, au contraire, le refusent-ils, dans une défiance plusieurs fois réaffirmée ? S’il y a une écriture poétique de Camus, il apparaît qu’elle est bien à chercher au cœur de cette tension. La troisième et dernière partie de l’ouvrage s’offre comme un « Cahier de création », dans lequel cinq poètes contemporains, Antoine Emaz, Nimrod, Serge Ritman, Julie Delaloye et Charles Juliet, évoquent leur compagnonnage avec l’œuvre de Camus.

4Les perspectives ouvertes par l’ouvrage sont extrêmement riches ; les approches retenues également, le rapport de Camus à la poésie étant notamment interrogé par le prisme de la (géo)poétique, de l’histoire littéraire (des écrivains), ou encore de la génétique. Ces différentes approches permettent de questionner la définition implicite du genre pour Camus, mais également de réfléchir à ce que la littérature — l’œuvre de Camus, la poésie — peut dire sur le monde, sur l’histoire et l’action dans l’histoire, sur notre rapport au temps et à l’instant. On peut dégager quatre fils rouges qui parcourent le volume.

Prendre place : l’histoire littéraire des écrivains

5La première partie du volume nous rappelle combien face à l’histoire de la littérature officielle, il y a celle des écrivains eux-mêmes, qu’ils écrivent souvent pour se situer, s’expliquer, se justifier2. Cette histoire, Camus entend bien sûr y prendre sa part, avec une aspiration à se situer dans le temps. Olivier Belin et Alexis Lager montrent ainsi comment, écrivant sur Rimbaud dans L’Homme révolté, Camus parle avant tout du surréalisme, et face au surréalisme. Ses propos sont ambivalents, avec, d’une part, une charge contre la mythification des figures littéraires (Rimbaud, Lautréamont) ou la mythification d’un genre (la poésie) et, d’autre part, une « valorisation du surréalisme aux dépens de Rimbaud3 », le mouvement ayant réussi à perpétuer la révolte poétique des Saisons ou des Illuminations — que la vie même de Rimbaud avait fini par démentir — et revêtant donc à ses yeux « une indéniable positivité poétique et éthique4». Le travail mené par Olivier Belin sur « la bibliothèque poétique de Camus à la lumière des Carnets » nous permet par ailleurs de mieux comprendre dans quelle histoire de la littérature Camus aspire à s’inscrire. Le Parnasse personnel de l’écrivain, tel qu’il peut être reconstitué à travers ses Carnets, accueille Eschyle, Shakespeare, Goethe, Schiller ou encore Hölderlin ; il bouscule les frontières géographiques et chronologiques, mais également « les frontières du genre poétique, en l’ouvrant délibérément sur les écritures théâtrale, romanesque ou philosophique5 ». Enfin, c’est une certaine façon de se tenir face à l’Histoire et ses tourmentes qui retient l’attention de Camus, comme en témoigne son intérêt pour Antonio Machado ou Alexandre Blok.

6À travers ce que l’on écrit sur ses prédécesseurs ou ses contemporains, il s’agit aussi de parler de soi, de faire aboutir l’histoire de la littérature que l’on esquisse, les considérations sur l’œuvre d’un autre, à sa propre œuvre. Les articles de Christophe Barnabé et Catherine Brun montrent combien cet autoportrait indirect peut se faire en marchant dans les pas d’un aîné (Abd Al Malik) ou au contraire en s’inscrivant en opposition, en écrivant contre (Jaccottet). En effet, pour le jeune poète de 28 ans qu’est Jaccottet en 1954, il s’agit notamment, par son article consacré à L’Été, de marquer sa différence avec un pair prestigieux pour « rendre plus saillant ce qui, en retour, caractériserait [sa] poésie6 ». Abd Al Malik, lui, voit en Camus un « modèle7 », un tuteur qui permettrait « à tous les déracinés de pousser droit8 » ; dressant le portrait de l’artiste en « authentique poète », c’est son autoportrait idéal qu’il nous présente, lui qui tend à lui « ressembler davantage9 », et c’est à son propre projet qu’il donne du sens : certes, « le slameur œuvre à la reconnaissance de Camus en poète », mais réciproquement, « la figure de Camus contribue à la reconnaissance du slameur10 ».

L’expérience poétique & l’écriture poétique : être face au monde & face au langage

7C’est une évidence pour tous les contributeurs du volume, universitaires et/ou poètes : il y a bien une expérience poétique chez Camus. Cherchant à isoler les traces de cette expérience dans l’œuvre, ils soulignent, à un moment ou à un autre de leur réflexion, l’importance de la nature, du paysage, de la lumière. Antoine Emaz la relie ainsi à « la solitude, la nature, la lumière, une forme d’éblouissement », à ces moments où est atteint « un accord profond entre soi et le paysage11 ». Alexis Lager se penche, lui, sur le récit par délégation qui est fait de cette expérience, mais aussi, finalement, passé sous silence, dans « La femme adultère », en s’attachant à décrypter le sens et les enjeux de la mystérieuse chute de la nouvelle — quand Janine réintègre le lit conjugal après le moment d’extase vécu dans le désert algérien, couchée auprès d’un mari qui ne peut comprendre ses larmes : « Ce n'est rien, mon chéri, disait-elle, ce n’est rien12. » Il nous donne ainsi à envisager la « poésie secrète » de ces « derniers mots13 », et nous rappelle que la poésie est une manière d’être face au langage (suggérer plus que nommer, selon Meschonnic, « taire ou tout au plus suggérer14 », selon Camus) et face au monde, à l’image de la confrontation à l’illimité du réel que vit Janine en une « extase sacrée et cosmique face au désert étoilé15 ».

8Cette fusion avec le paysage, Camus l’a vécue intimement. L’approche géopoétique, retenue par Danièle Leclair, permet alors de « dépasser la frontière habituelle entre prose et poésie et de lire autrement le rapport de Camus à la poésie16 ». C’est aussi que l’émotion suscitée par un lieu a partie liée, dans l’esprit de l’écrivain, avec la poésie. Danièle Leclair part donc de tous ces passages des Carnets où Camus, saisi par l’émotion, est « tout près des larmes17 ». Néanmoins, elle souligne combien il se défie de ce « gros sanglot de poésie » qui, l’emplissant, lui « fait oublier la vérité du monde18 ». En cela, une fois encore, on peut noter qu’il est sans doute plus proche de Ponge qu’il n’en eut lui-même conscience — la question de l’émotion n’est jamais abordée dans leur correspondance —, Ponge qui écrivait, dans « La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence » : « à l’origine, un sanglot, une émotion […]. Il s’agit d’éclaircir cela, d’y mettre la lumière, de faire servir ce paysage à quelque chose d’autre qu’un sanglot esthétique. » Nathalie Piégay, en interrogeant le lien entre poésie et pauvreté chez Camus, place aussi au cœur d’un de ses développements la place et le rôle du paysage : s’il y a bien une poésie de Camus, ce serait une poésie du dénuement, « le retour au désert, à sa minéralité brute », constituant sa version de la tabula rasa descartienne, « dans une coupure avec le monde savant19 » qui entraîne tout naturellement le choix de la prose.

9Eduardo Cagnan, lui, a recours à la notion de paratopie élaborée par Dominique Maingueneau pour renouveler l’étude de la place ambiguë du lyrisme dans l’œuvre de Camus. Dans sa réflexion sur « le mensonge lyrique dans La Chute », il donne à voir comment la défiance de l’auteur vis-à-vis d’un certain lyrisme trouve ici à s’exprimer par le biais d’une évolution poétique recouvrant, pour le personnage de Clamence, une opposition géographique : le lyrisme méditerranéen, « présenté comme une sorte de niaiserie, un péché de jeunesse20 », cède ainsi la place, dans La Chute, à « une autre forme de mélancolie », « une autre forme de lyrisme », « que l’on qualifierait plutôt de “flamand”21 », l’un comme l’autre témoignant d’un rapport problématique au monde et d’une méfiance certaine vis-à-vis du langage.

10Si l’expérience poétique revêt la force brusque d’une évidence, avec, chez Camus, une « part essentielle donnée au corps, sans doute à l’enfance, en tout cas au non-verbal22 », comme l’exprime très justement Antoine Emaz, il n’en va donc pas de même de la transcription de cette expérience par et dans l’écriture. Sont passionnants, à cet égard, tous les développements qui nouent étroitement le vivre et l’écrire. Olivier Belin, Anne Prouteau et Danièle Leclair croisent, à un moment de leur réflexion, l’objet « carnet », et son retentissement sur l’écriture. Pour Olivier Belin, les carnets sont cet espace « où se réaliserait le plus profondément la tentation du poétique23 » : l’écriture peut s’y faire dans l’instant, les impressions de l’écrivain étant prises sur le vif, avec une temporalité plus brute que celle des récits. C’est ce qu’illustre de façon lumineuse l’étude comparée à laquelle se livre Danièle Leclair, lorsqu’elle met en regard une note du carnet et un passage du récit « Les Amandiers ». La réflexion qu’elle conduit à partir de cette comparaison donne en outre à voir comment l’écriture de la note, à travers l’évocation des lieux, permet à Camus de « surmonter son propre interdit », celui de la parole intime : en effet, les carnets offrent à l’écrivain la possibilité de « met[tre] en œuvre une prose poétique afin de rendre compte de son émotion tout en se tenant lui-même en retrait24 », et c’est alors et le lieu et le sujet qui s’y dévoilent. Dans son étude des « territoires poétiques en partage » d’Albert Camus et de Claude Vigée, Anne Prouteau creuse, quant à elle, la question du lien entre poésie et instant, prolongeant ainsi la réflexion initiée par Olivier Belin.

11Comment écrire ce qui semble bien pouvoir être considéré comme une expérience poétique ? Et où s’origine la force d’évidence de cette expérience, dans sa simplicité voire dans sa pauvreté même ? Nathalie Piégay et Harutoshi Inada apportent eux aussi des éléments de réponse, pour la première en s’attachant à mieux cerner les fondements et les enjeux d’un idéal de dénuement, pour le second, en se penchant sur l’écriture blanche de L’Étranger — ce qui l’amène à questionner le sens de la poésie dans le monde plat et banalisé du roman. En soulignant combien Meursault trouve dans les joies infimes de son quotidien « le moyen le plus sûr de se sentir vivre25 », il rejoint d’ailleurs en partie les analyses de Nathalie Piégay, avec cette idée d’une écriture qui tendrait vers la pauvreté : une pauvreté originelle d’où Camus tiendrait sa force de vivre et d’écrire26. Précisons ici que l’ouvrage évite toujours l’écueil qui était dénoncé par Camus lui-même dans L’Homme révolté, soit celui de la mythification des figures littéraires, en ne cherchant pas à cacher les ambivalences, les doutes voire les contradictions de l’écrivain. Plusieurs développements montrent ainsi que cet idéal de pauvreté ne va pas de soi, que Camus lui-même peut craindre, parfois, de le trahir, en cédant à l’emphase, à la poésie telle qu’il la déconsidère et la redoute — « un masque ridicule posé sur la passion de vivre27 ». Et non sans ironie, le principal reproche qui sera fait par Jaccottet à L’Été, et sur lequel Christophe Barnabé s’attarde, aura précisément trait à « un abus d’ornementation, une certaine emphase », une incapacité « à réduire jusqu’à la transparence l’écart entre les mots et le vécu28 »…

La poésie face à l’Histoire : reconnaissance d’une ambivalence

12Christophe Barnabé commence par mettre en avant la dimension polémique de l’article de Jaccottet, jeune poète qui fait alors son entrée dans le champ littéraire et entend bien s’y faire une place ; néanmoins, l’auteur de L’effraie ne nous met-il pas sur la voie d’une des tensions constitutives du rapport de Camus à la poésie ? « [S]a phrase courait après la poésie » – ce sont les mots de Jaccottet… Mais cette nostalgie de la poésie « serait sous-tendue par celle, plus profonde, d’une « littérature absolument “dégagée” » : c’est dans cette hésitation entre Justice et Beauté, tension aisément décelable dans le texte, que Camus, d’après lui, se fourvoie29. » S’abandonner, se laisser aller à la poésie, est-ce que ce serait alors choisir la Beauté au détriment de la Justice — ce qui pourrait en partie expliquer l’ambivalence de Camus par rapport à la poésie ? Les choses ne sont bien sûr pas aussi simples, et les différentes contributions réunies dans le volume le montrent bien.

13Olivier Belin souligne que l’intérêt pour la poésie devient visible, avec « l’entrée explicite des lectures poétiques dans les Carnets », pendant la guerre, « comme si la poésie avait constitué l’une des ressources possibles pour faire pièce à la pression de l’histoire30 ». De même, après avoir montré tout ce qui sépare Jaccottet et Camus, Christophe Barnabé tient à rappeler ce qui les unit, à commencer par une même confiance dans la capacité du langage à réparer le monde, dans les pouvoirs de la parole, et de la poésie, face à l’horreur. C’est également sur cette idée que Serge Martin clôt sa réflexion, en estimant que finalement, « Camus fait le plein du poème dans et par sa voix pour que vivre soit possible pour tous, même “en haute mer”, c’est-à-dire que même “menacé”, chacun puisse sentir qu’il est aussi “au cœur d’un bonheur royal”31 ». Ce serait là la force du poème avec Camus. Le musicien Claude-Henry Joubert est lui aussi sensible à cette aspiration, qui marque et la vie et l’œuvre, « de trouver un chemin, une mesure, une harmonie susceptibles de ‘‘sauver la dissonance32’’ ». Pour les poètes Julie Delaloye, Charles Juliet et Nimrod, c’est de cette tension entre, d’une part, la lucidité de l’homme et de l’écrivain face à l’Histoire, face au « côté désespéré de sa propre condition », et, d’autre part, sa générosité à « glorifier la beauté du monde33 », à aller « au-devant de la vie34 », que jaillirait la « force consolante35 » de son œuvre — de ce « bonheur désespéré36 », donc, qui aura été au cœur du désaccord avec Ponge, ainsi qu’en témoigne la correspondance. Néanmoins, ce qui frappe, c’est une similitude dans les questionnements voire les dilemmes auxquels les deux écrivains auront été confrontés…. Même s’ils n’y auront pas apporté les mêmes réponses.

14Antoine Emaz l’écrit dans son très beau texte, un des derniers qu’il ait écrit avant sa disparition en mars 2019, pour Camus, « tout se passe comme si la poésie était un moment possible, un intermède, repos et ressourcement, mais illusion, tromperie face au réel37. » Il y a ainsi une forme de culpabilité face à la poésie, avec un temps de la poésie, personnel, intime, qui serait comme volé au présent historique. On peut songer, ici, au soupçon de mauvaise conscience, au demeurant vite évacué, qui se ressent dans l’« Appendice au “Carnet du Bois de pins” », alors que Ponge, une fois démobilisé, a tôt fait de délaisser ses souvenirs de soldat — les Souvenirs interrompus — pour se consacrer tout entier au plaisir du bois de pins : « Que de choses j’aurais à écrire, si j’étais un simple écrivain…, et peut-être le devrais-je38. » Mais Ponge n’est pas un « simple écrivain », et le choix sera vite fait… Plusieurs contributions s’attachent à retracer au plus près le conflit intérieur vécu par Camus, conflit qui se ressent notamment dans L’Été, lorsque, après la très belle description d’un instant contemplatif passé parmi les ruines, « Camus revient rapidement à des considérations d’ordre, dirions-nous, politique39 » (Christophe Barnabé). En consacrant une partie de son article à l’instant présent et à ce don qu’a Camus pour rendre sensible au lecteur des « expériences épiphaniques de présence intense à la terre », Anne Prouteau montre néanmoins de façon tout à fait convaincante que le sens du présent, « qui est l’apanage du poète », est bien « la pente naturelle de Camus40 » — dût-il lutter contre. Quant à Eugène Kouchkine, revenant en somme à la tension décelée par Jaccottet entre Beauté et Justice, il estime que Camus l’a résolue dans Les Justes, en proposant, en pleine guerre froide, « une réponse théâtrale imprégnée de poésie41 ».

15Notons enfin que la tension entre présent intime et présent historique recoupe une autre tension relevée par Antoine Emaz, Catherine Brun ou encore Danièle Leclair, entre aspiration à la solitude, et souci du collectif : l’attention accordée à cette oscillation entre l’être intime, qui aspire à « être soi sans répondre aux attentes de la société42 », et l’être social, qui tend à promouvoir une communauté restaurée, nous renvoie à un déchirement qui a souvent pu caractériser la poésie, et il apporte un éclairage intéressant sur l’ambivalence de Camus par rapport au genre.

Une écriture qui oblige : savoir vivre & savoir écrire

16Il faut souligner que ce qui ressort de presque toutes les contributions, c’est l’intrication étroite, chez Camus, entre l’art de vivre et l’art d’écrire, entre la vie et l’écriture. Ainsi que le montrent Olivier Belin et Alexis Lager, lorsque Camus condamne le renoncement de Rimbaud, c’est précisément la disjonction qui s’est s’opérée entre l’éthique et l’esthétique qu’il regrette, la vie de l’homme ayant fini par démentir la révolte poétique des recueils. Force est de constater qu’aucun des poètes prenant part au « Cahier de création » ne déplore une semblable disjonction chez Camus : ce qu’ils admirent chez ce dernier, ce qui retient leur attention et les conduit à pouvoir le considérer comme un modèle, c’est autant un savoir-vivre qu’un savoir-écrire. L’homme et l’œuvre apparaissent comme indissociables. C’est la quête de Camus « pour se tenir dans le vrai et dans le juste43 », en tant qu’homme et en tant qu’écrivain, en « solitaire/solidaire44 », qui retient Antoine Emaz, Serge Ritman, Nimrod, Charles Juliet, Julie Delaloye, ou encore le rappeur Abd Al Malik.

17En ce qu’il touche à cette intrication étroite entre la vie et l’écriture, la question du lyrisme amoureux aurait pu être creusée, et le seul regret que l’on puisse avoir à la lecture de l’ouvrage est que la correspondance soit laissée de côté, ainsi, par exemple, celle avec Maria Casarès, à laquelle on ne peut s’empêcher de songer au détour de certaines analyses d’Eugène Kouchkine sur les dialogues amoureux dans Les Justes, et sur l’élan poétique qui est alors donné au langage. Il serait intéressant de prolonger les réflexions sur les possibles ouverts par l’écriture des carnets, et de creuser le lien poésie/vie secrète, à l’aune de l’écriture épistolaire.

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18D’où et où surgit la poésie ? En un dialogue fécond, les articles et les textes réunis par Danièle Leclair et Alexis Lager se seront efforcés de répondre à ces questions. Ils nous invitent aussi, souterrainement, en repoussant les frontières traditionnelles, à interroger notre propre rapport au monde et au langage, et ils nous rappellent — si d’aventure cela avait besoin d’être rappelé — combien le questionnement sur la poésie est précieux.