Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mai 2023 (volume 24, numéro 5)
titre article
Clara Cini

Explorer les marges et les lieux du romanesque dans l’œuvre de Maylis de Kerangal

Investigating the edges and spaces of the novel in Maylis de Kerangal’s work
Marie-Pascale Huglo (dir.), Maylis de Kerangal. Puissances du romanesque, Études françaises, n° 57-3, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 2021, 192 p., EAN 9782760645837

1« Plus je suis documentée, plus je suis en phase avec le langage par exemple d’un métier, […] plus l’imaginaire du livre s’enrichit et plus mon imagination se développe, s’active »1 explique Maylis de Kerangal lors d’une conférence donnée en 2017. En ces termes, l’autrice évoque à grands traits l’enrichissement mutuel et la féconde intrication entre les deux pôles en apparence antithétiques qui innervent l’ensemble de son œuvre. En effet, l’écriture kerangalienne témoigne d’une oscillation perpétuelle entre, d’une part, l’ancrage réaliste propre à cette « littérature de terrain »2 — attention documentaire, enquête, recours aux lexiques techniques voire aux glossaires — et, d’autre part, la place évidente que tient dans cette œuvre, essentiellement constituée de romans, la fiction, ou, plus précisément, cet élan vers l’inconnu et l’incertain qui n’est peut-être rien d’autre que le « désir assumé de raconter […] des histoires » pour reprendre la belle formule de Marie-Pascale Huglo (p. 8).

2Rêverie technique, narration amarrée à des savoir-faire méticuleusement décrits, c’est bien ce dialogue sans cesse renouvelé entre réel et fictionnel, cette persistance paradoxale du romanesque au sein même de « fictions engagées sur le terrain du réel » (p. 6) qu’explore à nouveaux frais l’ouvrage collectif consacré à Maylis de Kerangal intitulé Maylis de Kerangal. Puissances du romanesque et dirigé par Marie-Pascale Huglo. Se fondant sur la glose désormais abondante et les nombreux ouvrages critiques qui ont d’ores et déjà sondé l’écriture de Maylis de Kerangal, le présent dossier entreprend une nouvelle traversée de cette œuvre dans son entièreté afin d’y examiner les fonctionnements et les effets du romanesque défini dès l’introduction comme « un ensemble de traits : multiplication des événements sortants de l’ordinaire, personnages héroïques souvent extrêmes, intensité affective ou passionnelle […] importance de la tension narrative […] » (p. 8-9).

3Envisagée sous l’angle de la vitalité et assimilée à une force de création protéiforme — les « puissances » du titre —, la dimension romanesque ainsi prise comme point de départ de cet ouvrage collectif permet aux différentes analyses qui le constituent de stimulantes incursions au sein de l’œuvre kerangalienne jusque dans ses marges, tout en renouvelant l’éclairage critique apporté. En effet, Marie-Pascale Huglo commence par retracer toute une généalogie critique dont la présente étude entend prolonger les conclusions et poursuivre les hypothèses. La critique souligne de manière appuyée le rôle déterminant du premier travail collectif consacré à Maylis de Kerangal3 expliquant que celui-ci, déjà, « […] montre en quoi l’euphorie romanesque concerne aussi bien les personnages ‘‘emportés dans une histoire’’ que les transgressions grammaticales ou le recours à l’hypotypose » (p. 10). Il s’agit donc de poursuivre le geste fondateur de ce dossier qu’on pourrait qualifier d’originel, en s’intéressant aussi cette fois, et c’est ici que loge l’une des particularités de la présente étude, à ce qui excède le roman à proprement parler. Rappelant justement que « la réception critique de Maylis de Kerangal s’est beaucoup intéressée aux romans »4, Marie-Pascale Huglo insiste en introduction sur l’originalité du présent ouvrage qui se concentre davantage sur les marges et les lisières de l’œuvre, sur ce qui résiste, en somme, à l’analyse et à la vue d’ensemble.

4En suivant les différents chemins de traverse proposés par ce dossier, nous interrogerons les ambiguïtés kerangaliennes et toute la puissance romanesque et paradoxale de son œuvre qui parvient à faire se rejoindre les antithèses de l’écriture et du réel. Ainsi, dans un premier temps plus descriptif, nous examinerons un premier parcours, de l’œuvre jusqu’à ses marges, permettant d’arpenter le romanesque de l’écriture kerangalienne dans toute sa diversité, notamment par le biais des interventions de Dominique Viart, Sylviane Coyault et Marie-Pascale Huglo. Nous cheminerons ensuite de la littérature vers l’ethnographie, vers ce que Laurent Demanze appelle une « anthropologie littéraire » (p. 31). Afin d’examiner l’épaisseur romanesque dans son versant le plus stylistique, nous nous concentrerons sur les temps du présent, depuis l’immédiat jusqu’à l’immémorial, en nous appuyant essentiellement sur les interventions de Laurent Demanze, Maïté Snauwaert et Dominique Viart. Enfin, dans un dernier temps, nous étudierons plus en détail la vitalité organique du romanesque chez Maylis de Kerangal, allant de la fabrique technique jusqu’au triomphe jubilatoire du « vivre » tel que l’entend Maïté Snauwaert.

De l’œuvre à ses marges : un romanesque de la lisière

5Intitulée « Initiations romanesques. Ni fleurs ni couronnes de Maylis de Kerangal », l’étude menée par Marie-Pascale Huglo s’intéresse à un roman de l’autrice encore peu examiné en comparaison des très nombreux et variés articles consacrés à Naissance d’un pont ou Réparer les vivants, par exemple5. Cette riche monographie vient ainsi éclairer de manière inédite le véritable moment de bascule au sein de l’œuvre de l’autrice que détermine son troisième livre Ni fleurs ni couronnes publié en 2006. En effet, celui-ci constitue la première pleine immersion dans le paradigme initiatique et le romanesque d’action de la part de Maylis de Kerangal, dynamique qui se poursuit dans la suite de son œuvre comme l’explicite Marie-Pascale Huglo : « Délaissant la hantise du passé et la perspective intériorisée caractéristiques de ses deux premiers romans, l’auteure place l’action au cœur de son troisième livre […] présent[ant] un schéma narratif qui s’affirmera dans les romans ultérieurs : celui d’une initiation » (p. 91-92). Or, d’emblée, deux éléments donnent à lire toute l’ambiguïté du romanesque kerangalien ainsi initié. D’une part, le roman Ni fleurs ni couronnes comporte un ancrage historique très prégnant. En effet, le naufrage du Lusitania au large des côtes irlandaises en 1915 constitue le cadre dans lequel se déroulent les aventures du personnage principal, Finbarr, entremêlant le réel et la fiction, voire réécrivant celui-là par celui-ci. D’autre part, et surtout, si le romanesque affleure, remotivant certains topoï du roman d’action et convoquant une riche intertextualité allant du western au conte (p. 108), celui-ci n’apparaît pas sans contradiction. Se pliant aux formulations denses de Maylis de Kerangal, le romanesque se conjugue en effet à une « concision narrative » (p. 92) pourtant peu propice à son éclosion, coupant court, par exemple, à l’accumulation de péripéties. Dans son analyse, Marie-Pascale Huglo examine ainsi finement les modalités du dépassement jubilatoire de cette aporie initiale puisque « la concentration de l’action réussit à reconduire la dynamique du romanesque sans l’affaiblir […] En condensant l’action dans quelques scènes elliptiques, en la dilatant dans de longues plages descriptives ou en donnant, par amplification, une résonance maximale aux lieux et aux gestes, le récit relance l’initiation d’un devenir dans l’énergie de sa phrase » (p. 109-110). Ainsi condensées, les péripéties du roman d’aventure s’unissent à un certain laconisme de la narration dans cette œuvre fondatrice, annonçant les prémices d’un romanesque kerangalien.

6Au-delà de cette monographie, ce numéro des Études françaises parcourt également d’autres lieux moins étudiés de l’œuvre kerangalienne. Sylviane Coyault s’intéresse ainsi aux seuils de celle-ci, et plus particulièrement aux motifs que tissent les différents explicits clôturant les parutions de Maylis de Kerangal. « Fins superlatives » façonnées par des bouclages temporels — particulièrement sensibles dans Réparer les vivants — et des procédés cinématographiques très nombreux, les dernières pages des romans de Maylis de Kerangal donnent à voir « des métaphores obsédantes » déterminant tout un « imaginaire de la fin propre à Maylis de Kerangal » (p. 112), fait de suspensions, de miroitements et de paysages plongés dans une aube prometteuse. Toujours du côté de la lisière, Dominique Viart s’intéresse quant à lui à ce qu’il considère comme un « point aveugle de la narratologie » (p. 34), soit l’étude des personnages secondaires qui peuplent l’œuvre de Maylis de Kerangal. S’ils sont usuellement assimilés à des actants mineurs « subordonnés à l’économie générale du récit et de l’histoire, avec pour seule fonction d’y assurer un rôle diégétique vaguement utilitaire » (p. 34), il n’en est rien chez Maylis de Kerangal qui écrit moins sur un personnage isolé que sur une communauté, un groupe réuni autour d’un événement, brisant par-là la structure pyramidale du roman traditionnel. Il suffit de songer à Réparer les vivants, « roman choral porté à la perfection » selon les mots de Dominique Viart qui poursuit : « pour la part très équilibrée accordée à chaque personnage : le personnel médical […], les parents de l’adolescent décédé, sa petite amie et la patiente à greffer y sont traités à égale enseigne, au point que la notion même de ‘‘personnage secondaire’’ semble y perdre toute pertinence » (p. 35). Ainsi, l’œuvre de Maylis de Kerangal dévoile un romanesque des plus singuliers. Qu’il s’agisse des explicits dont les motifs entrent en résonance au fur et à mesure des publications, ou des personnages qui ne sont finalement jamais secondaires, la tension narrative s’immisce dans chaque recoin du texte : les fins restent en suspens et les personnages, pourtant jamais typifiés, nous échappent toujours en partie — mais nous y reviendrons.

7Nuançant la posture de Maylis de Kerangal comme « romancière exclusive », Emile Bordeleau-Pitre et Julien Lefort-Favreau explorent l’extrême frontière du romanesque kerangalien en s’intéressant à ce qu’ils envisagent comme des « reportages littéraires » (p. 55) lors de leur étude croisée de deux ouvrages récents de Maylis de Kerangal, Un chemin de tables et Kiruna, respectivement publiés en 2016 et 2019. Arguant que la fiction constitue un « réel augmenté de l’expérience du langage »6, Maylis de Kerangal semble accorder la primauté à la fiction face au réel, usant le plus souvent des matériaux de celui-ci afin d’enrichir celle-là et plaçant l’approche documentaire au service de la diégèse. Toutefois, dans leur article intitulé « ‘‘Du moins, je l’imagine’’. Les reportages littéraires de Maylis de Kerangal ou comment imaginer le réel », Émile Bordeleau-Pitre et Julien Lefort-Favreau interrogent cette subordination qui n’est finalement pas systématique. En effet, dans Un chemin de tables et Kiruna « la fiction peut très aisément se faire à la fois matériau et méthode privilégiés de l’écriture du réel » (p. 54-55) expliquent les auteurs au cours de leur passionnante analyse. En effet, dans ce corpus, ce n’est plus la fiction qui vient être nourrie par les éléments du réel, mais l’enquête elle-même qui se voit interrogée, éclairée dans toute sa dimension construite, par le détour fictionnel. Maylis de Kerangal renverse ainsi les termes de son projet poétique puisque « au documentaire qui s’intègre au tissu fictionnel, elle privilégie l’enrichissement du reportage par des procédés narratifs généralement utilisés dans la fiction romanesque » (p. 68). Forts de ce postulat initial, les auteurs dressent un parallèle fécond entre la démarche de Maylis de Kerangal au sein de ce corpus restreint, et celle de la « sociologie lyrique » issue d’Andrew Abbott défendant une sociologie à rebours de l’objectivité traditionnellement visée au profit d’un engagement manifeste du sociologue vers son objet d’étude7. Ainsi, la subjectivité affichée de cette narratrice-enquêtrice sceptique, refusant d’apporter une quelconque vérité totalisante, devient « gage de transparence » d’un « je » authentique et limité. C’est ici que la fiction prend le relai du réel, proposant une extension de celui-ci comme le résument les auteurs : « Le je n’est pas ici falsification : il est une réponse au doute qu’il soit jamais possible de parvenir à une connaissance intime de notre objet d’investigation […] devant l’impossibilité de saisir l’entièreté du réel, la narration peut encore ‘‘s’imaginer’’ des possibles » (p. 59-60). En définitive, en reconnaissant les limites inhérentes au travail de l’enquête, l’écriture de Maylis de Kerangal permet une trouée du fictionnel au cœur du documentaire, élaborant ce genre hybride du « reportage littéraire », où la fabulation participe paradoxalement de cette posture d’humilité et de ce que les deux critiques nomment justement une « éthique de la restitution » (p. 68).

8S’attachant à des ouvrages de l’autrice peu étudiés, aux personnages secondaires ou aux explicits, ces articles initient une première traversée de l’œuvre kerangalienne, et plus précisément de ses marges, brossant un tableau minutieux des effets protéiformes mais aussi des fonctions du romanesque en son sein. Mais plus encore, à partir de cette saisie inéluctablement partielle du réel dont témoignent les reportages littéraires, on peut entrapercevoir un prolongement du dialogue entre réel et fiction dans un deuxième entremêlement, celui entre littérature et ethnographie.

De la littérature à l’ethnologie : vers une « anthropologie littéraire ». Puissances de description & « éthique de l’attention »

9Dans leurs articles respectifs, Laurent Demanze et Dominique Viart se tournent vers l’étude de la dimension anthropologique de l’écriture de Maylis de Kerangal. Si elles font en partie écho aux analyses issues de l’ouvrage collectif dirigé par Mathilde Bonazzi, Cécile Narjoux et Isabelle Serça8, ces deux études s’en distinguent toutefois dans leur extension ; il s’agit ici moins d’analyser la portée politique de cette perspective scientifique, que d’en discerner les implications poétiques et d’en déterminer les gestes fondamentaux. Plus précisément, il s’agit pour chacun des deux critiques d’examiner dans quelle mesure l’écriture de Maylis de Kerangal se fait anthropologique, et en quoi cette caractéristique constitue l’une des « puissances du romanesque » chez l’autrice.

10Ainsi, dans son intervention, Laurent Demanze distingue trois gestes anthropologiques fondamentaux qui façonnent l’esthétique romanesque de Maylis de Kerangal et qui font se rejoindre méthodes littéraires et anthropologiques. L’arpentage d’un territoire — qu’il soit géographique ou social dans la lignée de Zola —, l’expérience phénoménologique d’un paysage constituent le premier d’entre eux. En effet, Laurent Demanze explique que, soutenant la « puissance sensible » du roman, « l’expérience de terrain de Maylis de Kerangal touche au plus près l’exigence anthropologique d’engager une expérience concrète et individuelle du corps du savant : cette sortie hors des espaces coutumiers a pour ambition de bouleverser les coordonnées intimes, de transformer l’expérience physiologique pour susciter une défamiliarisation » (p. 21). Il s’agit donc de s’engager, ou plutôt de s’incorporer, dans l’espace qui va servir de point d’ancrage à la fiction, de le scruter afin de le saisir d’un regard neuf. Laurent Demanze considère ensuite la minutie de la description, le travail méticuleux de l’hypotypose derrière laquelle la voix narrative s’éclipse momentanément, comme un autre geste anthropologique fondamental de Maylis de Kerangal. « Observation attentive et restitution attentionnée »9 (p. 25) selon un ethos d’humilité et dans un souci d’ordonnancement, ou du moins d’agencement du réel, président au travail de l’anthropologue comme à celui de l’autrice de notre étude, à un point tel que Laurent Demanze tisse un lien qui nous semble opportun entre ces deux derniers au moyen de ce que l’anthropologue Clifford Geertz, à la suite du philosophe Gilbert Ryle, nomme la « description dense »10. Cette poétique descriptive repose en grande partie sur une acuité langagière déjà abondamment commentée, et dont Laurent Demanze parvient à résumer les enjeux : « Maylis de Kerangal allie goût des lexiques spécialisés et sauvegarde ethnographique de formes de vie menacées : elle constitue la littérature comme une arche qui préserve, temporairement […] C’est là, dans ce souci de précision, qu’elle articule l’une à l’autre la pratique de sauvegarde ethnographique et l’enquête naturaliste » (p. 27).

11L’analyse de Laurent Demanze vient être corroborée par l’article qui la suit, c’est-à-dire l’étude menée par Dominique Viart, intitulée « Un art anthropologique de la description. Les personnages secondaires chez Maylis de Kerangal » — et que nous avons déjà abordée plus en amont. S’il restreint son intervention à l’examen des personnages dits secondaires, le constat de Dominique Viart est sensiblement similaire à celui de Laurent Demanze, invoquant une « qualité focale de la restitution » dans le cadre plus large d’une « véritable éthique de l’attention » (p. 37-41). Poursuivant le raisonnement en termes de « description dense » de Laurent Demanze, Dominique Viart insiste quant à lui sur la double dynamique de concentration et d’amplification à l’œuvre dans l’écriture de Maylis de Kerangal. Cette double dynamique transparaît lors de synthèses qui s’emparent en quelques pages de personnages saisis sur le vif avant de retomber dans l’obscurité, à peine effleurés mais jamais typifiés, ramassés en quelques traits déterminants et signifiants. Au cours de son article, Maïté Snauwaert corrobore justement cette démonstration de Dominique Viart en évoquant ces personnages « ébauchés […] comme des paquets de nerfs et de réactions […] » et poursuivant : « […] on a l’impression qu’ils ne sont qu’esquissés, sur le point de naître et qu’on assiste à cette éclosion, mais qu’on n’ira pas plus loin […] » (p. 81-82). Enfin, dans la structure même du texte, ce mouvement quasi oxymorique alliant concentration et amplification émerge à l’occasion de sommaires11 comme détournés, dont le but est moins d’abréger le texte que de le resserrer, de le réduire à son substrat. Dominique Viart conclut ainsi : « Par leur puissance concentrée, ces passages n’ont rien de la demi-teinte où se fondent d’ordinaire les éléments secondaires du récit, mais tout du coup de poing asséné au lecteur » (p. 38).

12Ainsi, exploration sensible du « terrain » et description minutieuse participent ensemble de la dimension anthropologique de l’écriture kerangalienne, tout en servant le romanesque de son œuvre. C’est de la même manière que l’on peut désormais envisager, sous un prisme davantage microtextuel, l’épaisseur singulière, la stratification du temps verbal du présent chez Maylis de Kerangal, comme invite à le faire l’ouvrage collectif de notre étude.

De l’immédiat à l’immémorial : un « présent [qui] déborde »12

13« [C]’est en envisageant la littérature — écrire et lire — comme accès au présent que j’écris » écrit Maylis de Kerangal. Et en effet, temps verbal omniprésent dans l’œuvre de l’autrice, le présent participe fondamentalement de l’être-au-monde kerangalien en jetant des ponts entre passé et futur, ou plus précisément entre ce qui n’est bientôt plus et ce qui n’est pas encore, selon une véritable sédimentation temporelle. C’est ainsi que Laurent Demanze envisage avec minutie « l’épaisseur du présent » de cette autrice qu’il va jusqu’à qualifier de « romancière du présent » (p. 17). Tout particulièrement, le paradigme initiatique qui structure nombre de ses ouvrages permet de mettre en correspondance le particulier et l’universel, le temps lointain et l’actuel, comme l’explicite un peu plus loin le critique : « ces initiations sont autant d’échos à des rites archaïques de passage qui donnent à ces romans du présent une épaisseur anthropologique : le présent est alors désajusté, désaccordé et tramé de temporalités stratifiées » (p. 18). Laurent Demanze prend ainsi pour illustration les gestes du médecin Thomas Rémige attentif à rendre au corps de Simon Limbres toute sa dignité après les multiples prélèvements d’organes dont il a été l’objet, et que narre Réparer les vivants : « Cette ligne inactuelle du roman fait sourdre derrière […] les gestes attentionnés du médecin Thomas Rémige faisant, dans Réparer les vivants, la toilette mortuaire de Simon Limbres, le souvenir de la belle mort décrite par Jean-Pierre Vernant […] » (p. 19). Dominique Viart prolonge cette analyse lorsqu’il évoque un « tropisme archéologique, voire paléontologique » (p. 50) au sujet de l’omniprésence des archives, ou figures d’archivistes au sein de la diégèse, et du rôle de la remémoration dans la narration.

14De façon analogue, Maïté Snauwaert voit dans le présent kerangalien un point de jonction entre « l’immémorial » et « l’immédiat », celui-ci réactivant celui-là de manière parfois brutale, au cours de « changements d’échelle [qui] sont l’une des sources d’énergie du roman » (p. 74). Tout comme le présent excède ses frontières habituelles dans l’œuvre de Maylis de Kerangal, les personnages eux-aussi semblent outrepasser leurs limites individuelles. Rejoignant en cela le propos de Laurent Demanze, Maïté Snauwaert parle en effet d’une véritable « épaisseur transpersonnelle » (p. 79) qui se fait jour à l’aune des gestes des personnages ; ce sont ces gestes, toujours déjà faits, répétés, transmis, qui permettent finalement l’unisson de l’humanité par le biais d’actions et de savoir-faire dépassant les limites de l’individu et du temps immédiat. Maïté Snauwaert résume ainsi : « Maylis de Kerangal fait du geste l’unité de l’humain, l’incarnation provisoire et saillante d’une permanence à mi-chemin entre l’idiosyncrasique et le transmis » (p. 77). À la linéarité traditionnellement à l’œuvre dans les romans, le récit substitue ainsi une « verticalité de l’instant » (p. 84) qui superpose les temporalités sous le prisme du sensible. Ainsi, bien que le roman Réparer les vivants s’ouvre sur l’accident conduisant au décès de Simon Limbres, il est possible de faire exister sur le mode du présent, et non du souvenir, le premier baiser de ce personnage pourtant déjà disparu « car l’instant existe pour lui-même, dans sa verticalité de présent » (p. 84) conclut Maïté Snauwaert dont l’article, précisément, envisage le romanesque kerangalien comme un espace d’exploration du « vivre » dans toute son énergie — bref, dans toute sa puissance.

De la fabrique au triomphe du vivre

15Afin d’explorer la force dynamique protéiforme du roman pris dans sa variété de composantes — les « puissances du romanesque » du titre –, le présent dossier s’efforce enfin de rendre compte de la poétique du vivant qui innerve l’écriture kerangalienne, cette densité existentielle qui permet, justement, les correspondances entre les êtres et les temporalités.

16Ainsi, dans son article, Laurent Demanze distingue comme ultime geste anthropologique kerangalien l’ouverture au vivant, visant à « réinscrire le dynamisme humain dans l’énergie d’un puissant vitalisme qui traverse le réel » (p. 28), vitalisme, pourrait-on ajouter, qui se répète et se retrouve dans l’écriture même de ce réel, selon une mise en abyme, ou du moins un effet de mimétisme. Fondant son argumentaire sur les riches travaux de Chloé Brendlé et d’Aurélie Adler13, Laurent Demanze évoque ainsi une écriture qui se saisit du vivant, humain ou non, dans une perspective animiste — déjà envisagée par Aurélie Adler — qui fait écho aux réflexions de Philippe Descola, et franchit les limites du naturalisme en proposant « de nouvelles ontologies plus fluides et plus métamorphiques ». Le critique poursuit, précisant : « […] dans cet imaginaire sensible, la puissance marine, la scansion maritime ont cette force d’emportement, qui dissout les êtres », évoquant « quelque chose comme un paysage originel et un désir de fusion océanique » (p. 29). À la fin de sa traversée, Laurent Demanze envisage l’écriture de Maylis de Kerangal à mi-chemin entre l’anthropologie et l’écopoétique, vers une ouverture radicale au vivant et une véritable poétique du vivre.

17Entrant en résonance, l’intervention de Maïté Snauwaert complète celle de Laurent Demanze en s’intéressant à ce que la critique nomme « la fabrique du vivre » (p. 71) à l’aune de la lecture d’Un Monde à portée de main. En effet, la critique se place dans le sillage du philosophe François Jullien14 et analyse le « vivre » kerangalien « non [comme] un état statique ou a priori du vivant, non [comme] un donné biologique — auxquels Jullien réserve le terme de vie —, mais son effectuation, son procès ou même sa conscience » (p. 71). Plus encore, Maïté Snauwaert soutient son postulat de départ de manière particulièrement éloquente en explicitant un peu plus loin : « Je postule que ce vivre est à la fois la matière première et l’objet visé de l’œuvre romanesque de Maylis de Kerangal : il y fait l’objet d’une analyse, décomposé de proche en proche et rapporté au principe mécanique qui l’anime […] » (p. 72-73).  Le romanesque kerangalien deviendrait ainsi un espace où explorer ce « vivre en coupe », une traversée de l’existence perçue dans son effectuation-même, jamais dans une appréhension totalisante. Expérimentation du « vivre », le romanesque kerangalien serait le lieu d’un « émerveillement face au vivant » (p. 87) sensible tout autant dans les commentaires impromptus de la narratrice qui perturbent le régime classique de la lecture que dans la jubilation langagière si caractéristique de l’autrice. Nous pourrions enfin ajouter que Sylviane Coyault semble rejoindre en partie cette hypothèse dans son étude des excipits kerangalien, apparentant ces derniers à « un triomphe de la vie » où « le passé est révoqué, la mort […] conjurée », et finissant par conclure : « Quand le récit se ferme, le monde semble remis à neuf » (p. 118).

***

18Composite et riche de propositions, le dossier dirigé par Marie-Pascale Huglo parvient, nous semble-t-il, à aborder les différentes tensions qui traversent et travaillent l’œuvre de Maylis de Kerangal et à en saisir les ambiguïtés. Si l’on peut émettre quelques réserves quant à l’unité de cet ouvrage, c’est peut-être parce qu’il explore le romanesque dans toute sa richesse et sa multiplicité, oscillant entre approche thématique et générique, voire anthropologique. En poursuivant les gestes critiques initiés dans des travaux antérieurs et en proposant des hypothèses novatrices, cet ouvrage collectif permet ainsi d’examiner à nouveaux frais les dynamiques protéiformes du romanesque et d’explorer les lieux de celui-ci, jusque dans ses marges, afin d’en proposer finalement une définition sous le signe de l’effervescence d’un « vivre », aux antipodes « d’un état définitif du monde et des choses » (p. 67), toujours à construire.

Kerangal Maylis de, « Fictions du réel et réalité de la fiction », conférence donnée dans le cadre des « Rencontres littéraires » de la Bergische Universität Wuppertal, 14 décembre 2017.

James Alison et Viart Dominique (dir.), « Littératures de terrain », Revue critique de Fixxion française contemporaine, n°18, juin 2019.

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Daumas Cécile, « Maylis de Kerangal : ‘‘Les idées viennent du premier monde, celui des sensations, de l’expérience’’ », entretien avec Maylis de Kerangal, Libération, 12 mars 2016, p. 22.

Abbott Andrew, « Contre le récit : introduction à la sociologique lyrique », dans En immersion. Pratiques intensives du terrain en journalisme, littérature et sciences sociales, dirigé par Pierre Leroux et Erik Neveu, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Res publica », 2017. Voir notamment p. 353 où l’auteur explique que la sociologie lyrique entend « véhiculer le point de vue émotionnel de l’auteur à l’égard de son objet d’étude, plutôt que de l’expliquer ».

Kerangal Maylis de, « Danseurs, plongeurs, descripteurs. La puissance politique de la description littéraire », Revue du crieur, n°17, 2020.

Geertz Clifford, « La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, n°6, 1998.

Genette Gérard, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 130-133.

Kerangal Maylis de, Chromes, Saint-Germain-la-Blanche-Herve, éditions de l’IMEC, « Diaporama », 2020, p. 22.

Adler Aurélie, « Naissance d’un pont et Réparer les vivants de Maylis de Kerangal : des romans épiques ? », dans La langue de Maylis de Kerangal. « Étirer l’espace, allonger le temps », dirigé par Mathilde Bonazzi, Cécile Narjoux et Isabelle Serça, Dijon, Presses universitaires de Dijon, « Langage », 2017.

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Jullien François, Philosophie du vivre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2011.