Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Avril 2023 (volume 24, numéro 4)
titre article
Rossano Rosi

La construction de la vérité

The construction of truth
Sémir Badir, Les Pratiques discursives du savoir. Le cas sémiotique, Limoges : Éditions Lambert-Lucas, 2022, 306 p., EAN 9782359353389.

1L’introduction de l’essai de Sémir Badir pose quelques précieux jalons conceptuels en avant-goût de la lecture de ses quatre chapitres. Ceux-ci parcourent leur objet — le discours sémiotique — à travers le positionnement interdisciplinaire de la sémiotique depuis son « inauguration » par Saussure (chapitre I) ; puis en développant la figure particulière de Roland Barthes, modèle de pratique discursive sémiotique (chapitre II) ; avant de présenter le projet sémiotique en fonction de la problématisation de son champ (chapitre III) ; et de passer en revue quelques outils discursifs spécifiques de la sémiotique, particulièrement le carré sémiotique et sa métamorphose dans les schémas tensifs de Claude Zilberberg (chapitre IV). Parmi ces jalons, il en est un qui est l’une des pierres angulaires de ce stimulant essai : la réflexivité critique.

2Sémir Badir rappelle avec à-propos que toute manifestation d’un savoir se réalise toujours à travers un discours ; celui-ci est qualifié d’épistémique lorsqu’il s’agit d’énoncer ce savoir, ou d’épistémologique lorsqu’il s’agit de rendre compte de la façon dont cette énonciation s’effectue. S. Badir insiste sur le fait que « tout discours comporte une part de réflexivité, plus ou moins explicite » (p. 13) ; et la réflexivité propre au discours épistémique, lequel n’échappe point à cette règle, est nommée par l’auteur « critique discursive du savoir » (p. 13). Pourtant, la science moderne s’est caractérisée par une distinction nette entre ces deux positions — discours épistémique / discours épistémologique — ; elle est l’ossature même de son épistémè. Le discours épistémologique vient ainsi se construire en surplomb d’un discours épistémique, se détachant nettement de son objet : c’est un discours qu’avec S. Badir on qualifiera d’exégétique (p. 24).

3Ce type de discours exégétique a une implication philosophique forte. Il présuppose, puisque le discours épistémologique se distingue sans ambiguïté de son objet, qu’à tout savoir correspond un objet donné ; qu’un objet donné peut faire l’objet d’un savoir spécifique ; que ces correspondances entre savoir et objet sont, d’une certaine façon, étanches. La science serait ainsi une sorte de vaste ruche constituée de multiples alvéoles où se nicherait chaque fois un savoir caractérisé et par un discours et par un objet spécifiques — objet dont on sous-entend qu’il possède une existence mondaine propre, déliée du discours qui se penche sur lui et se l’approprie. La science est ainsi une exploration d’un monde déjà-là, qu’elle manifeste dès lors par son discours, qu’elle aide à cartographier, à nuancer, à complexifier, mais sans jamais en changer radicalement la nature. Cette posture par rapport au monde se dédouble comme en miroir lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un savoir lui-même : la position métalinguistique fait du savoir un objet, un objet ayant une existence autonome, de la même façon que le savoir manifestait les objets mondains qui lui sont assignés sans en remettre en cause ni l’existence ni la nature.

4Tout autre est le positionnement des discours de type — et l’auteur ose ici un néologisme opportun, qui est le pendant exact de l’exégétique et qui faisait jusqu’ici défaut à la langue — eiségétique (p. 25) ; tels les discours sémiotiques. Ces derniers tirent leur légitimité de cette part inévitable de réflexivité propre à tout discours. Les positionnements eiségétiques sont ainsi des positionnements de réflexivité critique : ils explorent le lien nouant tout savoir au discours qui le manifeste, mais ils le font sans surplomb. En effet, la réflexivité venant se construire graduellement au sein même du discours qui est son objet, l’inflexion épistémologique fait ainsi partie intégrante du discours en question, lequel n’est pas un « objet-de », mais constitue un tout en évolution dynamique. La réflexivité fait partie de son être même ; elle est partie prenante de son développement, qui ne saurait avoir lieu sans elle. Il y a donc une interaction intime entre position épistémique et réflexivité.

5La sémiotique est donc une science qui se sait discours ; qui, de ce fait, n’a de cesse de mettre son propre discours à l’épreuve, et cela de façon critique et interne. C’est une science qui a conscience que le discours du savoir — et, partant, son propre discours — est le résultat d’une fabrique permanente de ses objets et de ses concepts. Fabrique jamais achevée, fabrique relative à ses conditions d’énonciation (conditions culturelles, historiques, anthropologiques).

6La sémiologie nous fait comprendre que tout savoir est le « produit de la connaissance dans et par une pratique discursive » (p. 45). L’objet du savoir n’a pas d’existence mondaine, du moins pas nécessairement ; son être est lié à la réalité matérielle et concrète du discours, dans un temps et un lieu déterminés.

7Cette riche leçon de la sémiotique a partie liée avec son être même. C’est une science qui, depuis sa naissance, n’a pas d’objet spécifique et qui est intrinsèquement interdisciplinaire et hétérogène. Son projet épistémique est un projet ouvert : tout peut en faire l’objet, à commencer par elle-même. Il s’en suit une éthique épistémique qui est en phase avec notre époque postmoderne. La sémiotique véhicule en son être une véritable culture de la diversité et de la réflexivité critique. Son objet — si tant est qu’elle en ait un — est la diversité même : diversité culturelle, diversité anthropologique. La sémiotique est ainsi « une épistémologie de la diversité » (p. 94) qui s’oppose à « l’épistémologie rationaliste des Lumières » (p. 95) : « Prendre au sérieux la diversité des cultures, cela revient soit à dénier l’universalité des règles de l’entendement, soit à remettre en cause l’incidence des règles sur le raisonnement » (p. 95). Manière en somme d’éviter toute conception uniforme de la culture. Toute pratique ne peut ainsi être comprise que d’un point de vue interculturel : en relation à la fois avec les pratiques passées et avec les autres pratiques contemporaines. Il y a donc une dynamique de l’être, que la sémiotique est capable de saisir sans toutefois jamais réussir à l’étreindre puisque cette dynamique ne peut être que fuyante : trop vaste au plan matériel pour être circonscrite ; trop instable au plan conceptuel pour être définie.

8La sémiotique réalise donc une véritable épistémologie de la différence qui n’évite pas la question de la diversité des cultures et qui, en ôtant à tout discours scientifique la prétention à l’universalité, refuse toute conception totalisante de la culture. Le mode de connaissance mis en œuvre par la sémiotique est un mode qui s’éloigne de l’abstraction totalisante et qui prend en compte l’hétérogénéité du monde, toujours saisi à travers ses manifestations discursives : c’est une connaissance des altérités, qui n’est pas universelle ni fondée a priori, mais toujours relative à la diversité (topographique ou diachronique) des êtres. Les altérités ne constituent pas des objets « homogènes », comme le sont les « qualités » (tels les objets des « Humanities ou, dans le monde roman, des facultés de Lettres et de philosophie », p. 96) ; il s’agit d’objets intrinsèquement « hétérogènes » (p. 97).

9Il en résulte que la signification est la résultante de tensions contraires. L’étude, remarquable à plus d’un titre, des schémas tensifs de Claude Zilberberg, dans le chapitre IV, schémas dont Sémir Badir montre la filiation qui les relie au carré sémiotique d’Algirdas Julien Greimas et François Rastier, décrit de façon stimulante ce travail — cette tension — de la signification.

10S. Badir livre ici une analyse puissante du schéma de Zilberberg, dont il renouvelle la richesse en en précisant les enjeux des valeurs qu’il met en œuvre dans le cas spécifique des rapports existant entre un exemple et son objet. S. Badir distingue ainsi, à la suite de Zilberberg, deux types de valences (« l’intensité et l’extensité », p. 229) qu’il met « sous une double tension » (« la tension d’un opérateur plus ou moins et la tension résultant de leur interaction », p. 230). L’auteur dégage au bout de son analyse « quatre valeurs de signe » (p. 230-237) pour qualifier le rapport d’un exemple à son objet : la valeur indicielle (exemple unique : c’est le cas remarquable) ; la valeur iconique (l’ensemble des manifestations d’un exemple : c’est l’échantillon) ; la valeur symbolique (l’exemple n’illustre qu’une partie de l’objet : c’est l’illustration) ; et la valeur systémique (l’exemple épouse les parties et qualités de l’objet : c’est le corpus d’exemples). Un objet sera donc visé dans son essence, dans son unicité (valence indicielle) ou, à l’opposé, dans son appartenance à un système (valence systémique) : il n’y a pas de « modèles épistémiques plus étrangers l’un à l’autre » (p. 240) que ces deux positionnements.

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11Il apparaît en définitive que la vérité n’est jamais une ni universelle, mais toujours le fruit d’une tension du sens ; lequel sens est en partie fictif, construit ici et maintenant — loin de toute visée métaphysique. Reconnaître que la vérité s’enracine dans la fiction et non dans une ontologie, c’est l’empêcher de se figer et de prétendre à une certaine éternité. C’est la grande leçon à retirer de ce bel essai aussi complexe que passionnant, qui pourrait nous aider à déconstruire les dogmatismes qui s’érigent de nos jours autour de nous comme autant de murailles.