Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Vivien Poltier

Les puissances de l’imagination littéraire (& les choses qui passaient par là)

The Powers of the Literary Imagination

1Partir de la factualité d’un objet concret pour offrir à l’intuition un support sensible afin qu’elle s’élève progressivement au régime de l’abstraction, c’est ce qu’on appelle, dans le domaine de l’éducation, une leçon de choses. Dans l’ouvrage de Pascal Durand, ce principe pédagogique fait l’objet d’une torsion métaphorique pour désigner un rapport entre le texte et le lecteur. Le cœur de la leçon ne réside plus dans le point de départ que représentent les choses elles-mêmes, mais dans la reconfiguration qu’en offre la littérature. En d’autres termes, la positivité des savoirs et des usages représente, pour la pratique littéraire, l’occasion d’un détournement créatif, par lequel les inventions techniques, déviées de leur destination première, sont investies par les forces de l’imagination.

2C’est par la dissémination spectrale d’un « nimbe » (p. 204) que les objets et autres dispositifs techniques en viendraient alors à signifier à la fois au-delà et/ou en-deçà de leur être strictement technique ou chosique. Or, si les objets peuvent être habités d’une âme, c’est à la pratique littéraire, « vecteur de symbolisation des savoirs et des techniques » (p. 9), de les re-matérialiser dans l’espace du texte. Sur le vaste continent de la littérature, la chose est évidemment déchue de sa matérialité de phénomène sensible. Mais, transmuée en être de langage, elle peut devenir le site d’une cristallisation entre savoirs techniques, discours littéraires, faits historiques, axiologies, visions du monde politiques et idéologiques, etc. C’est donc au point de rencontre entre l’objet et la fantasmagorie de l’imagination que la littérature introduit un écart ouvrant la possibilité d’une leçon qui ne relève plus tant de l’enseignement que d’une forme de déplacement à l’égard du régime des opinions.

3Si la puissance imaginaire de la littérature investit la technique, cela n’indique pas la localisation ni la délimitation de l’effet de sens propre à la fictionnalisation des choses. Pascal Durand interprète les romans de son corpus épars selon deux lignes de force déterminées : la première relève du schème interprétatif de l’idéologie telle qu’elle a été théorisée dans la tradition marxiste, la seconde se situe dans un horizon interprétatif sociologique convoquant la théorie des champs de Pierre Bourdieu.

4Dans l’analyse de Robinson Crusoé (chapitre 1), ce sont les motifs d’analyse classiques de la bourgeoisie ascendante et de son idéologie individualiste qui sont au cœur du propos. L’île dans sa généralité symbolise la solitude d’un personnage qui, sous la façade de sa « morale de l’usage » (p. 33), est en réalité obnubilé par le fétichisme de la valeur d’échange, ce qui apparaît aussi dans la rhétorique de l’énumération, qui réduit progressivement le monde au statut de liste et le rapport au monde à une forme de calcul ou de comptabilité. Il y a là, selon Pascal Durand, le « reflet d’une vision du monde fondée sur la mise en balance des crédits (des “jouissances”) et des débits (des “misères”) » (p. 29). Par conséquent, l’œuvre serait aussi idéologique par sa tendance à « moraliser [l]a quête du profit » (p. 33) tout en justifiant l’économie politique capitaliste. Si la portée idéologique est au premier plan dans les analyses de l’auteur, ce dernier propose aussi de lire le roman de Daniel Defoe dans une perspective anthropologique afin de ne pas le circonscrire dans les limites d’une époque et d’une classe, mais d’y voir aussi un résumé de « toute l’aventure humaine » (p. 36).

5Si Pascal Durand ne souhaite manifestement pas succomber au schématisme que l’on peut aisément reprocher à la critique de l’idéologie en études littéraires, c’est pourtant encore un enjeu idéologique qui occupe la place centrale quand l’auteur aborde les différentes apparitions du télégraphe dans Le Comte de Monte-Christo (chapitre 2). L’accent est mis sur la prise de position critique d’Alexandre Dumas à l’égard du saint-simonisme, idéologie de la bourgeoisie financière et progressiste à laquelle s’oppose le romancier aristocrate et réactionnaire. Cependant, l’allégorie technologique dumasienne doit être lue, d’après Pascal Durand, comme une leçon de « résistance à la doxa » (p. 60), la mise en texte romanesque apparaissant comme « une technique de détournement » (p. 41) des forces dominantes contre lesquels Edmond Dantès ourdit sa vengeance. En tant qu’il relève du « domaine des flux » (p. 49), le télégraphe est à la fois « une machine de pouvoir » et « une machine du pouvoir » (p. 43) dans la mesure où la fluidité de communication, de circulation et de contrôle qu’il représente correspond à l’idéal de pacification saint-simonien.

6En portant son regard sur deux œuvres de Jules Verne, Michel Strogoff et Le Château des Carpathes (chapitre 3), Pascal Durand organise son analyse des deux œuvres en mettant en exergue la fêlure idéologique qui s’intercale, dans l’œuvre vernienne, entre le scientisme civilisateur du premier roman et les tonalités plus sombres qui travaillent le second ; entre 1876 et 1894, c’est bien la béance d’une crise touchant au positivisme autant qu’à l’idée du progrès (civilisation, expansion coloniale et conquête de la nature grâce à la technologie) qui met à mal la vision du monde glorifiée dans la première moitié de l’œuvre. Lumineux, le rêve de la technique plonge dans une atmosphère cauchemardesque où s’effrite « la propagande technologique » (p. 86) qui finit elle-même par apparaître comme relevant de la superstition et de l’illusion.

7Les analyses portant sur l’idéologie charriée par les textes semblent bel et bien occuper une place importante dans la majorité des chapitres (l’énumération qui précède n’est pas exhaustive). Pourtant il faut aussi relever l’inflexion sociologisante de l’ouvrage. Elle comporte deux orientations : les stratégies de positionnement des auteurs dans le champ littéraire et intellectuel d’une part et, d’autre part, la description plus ou moins voilée de la position sociale de l’auteur à travers l’espace sublimé de la fiction.

8En analysant un conte de Zola paru dans le Petit Journal en 1865 (chapitre 4), œuvre de jeunesse peu connue, Pascal Durand brosse un portrait inattendu du grand écrivain naturaliste. Jeune journaliste ambitieux et désireux de s’imposer dans le champ littéraire à travers les opportunités qu’offre alors le petit journalisme, Zola se plie de manière conformiste à la ligne populiste du quotidien. À travers la mise en œuvre littéraire de la technique photographique, Zola fait mine de tirer le portrait d’une fraction populaire du peuple parisien ; il offre ainsi une allégorie paternaliste et putassière du public auquel s’adresse le journal. Outre le « tribut que le romancier [paie] à l’idéologie ambiante » (p. 96) par cet opportunisme dont il fait preuve, c’est principalement la stratégie de positionnement cynique que le chapitre analyse : ce n’est pas, en effet, l’auteur qui fait sa place grâce au Petit journal, mais bien l’inverse : c’est « le journal qui fait le rédacteur » (p. 101) et le façonne, celui-ci se rangeant sans grand état d’âme la « spectacularisation de l’événement et [à la] méta-communication publicitaire » (p. 103).

9L’orientation analytique visant à analyser les stratégies de positionnement des auteurs se confirme quand l’auteur étudie La Liberté ou l’Amour ! (1927) de Robert Desnos (chapitre 6). Teinté d’un fort onirisme érotique, ce roman surréaliste apparaît comme une prise de position à l’égard des conceptions politiques et érotiques d’André Breton, duquel Desnos cherche à se distinguer à travers son écriture de la ville parisienne flottant entre réalité et imaginaire. Au dogmatisme spiritualiste du chef de file, il oppose une manière de spontanéisme libertin qui se traduit par une « extension du domaine de l’éros » (p. 149) visant à s’attaquer aux tabous — notamment concernant l’homosexualité — que recèle encore, malgré ses prétentions libératrices, le projet esthétique de Breton.

10Mais en analysant Échec au temps (1945) de Marcel Thiry et Pedigree (1948) de Georges Simenon (chapitres 7 et 8), c’est bien le vécu et la position sociale des auteurs eux-mêmes que Pascal Durand cherche à indiquer dans la texture romanesque de ces deux « épopée[s] de l’homme moyen » (p. 172). Dans le premier cas, une machine révolutionnaire ayant le pouvoir de modifier le passé — et, ce faisant, de réouvrir le possible, pour le meilleur ou pour le pire, dans l’espace de l’uchronie triomphant du fatum de l’ordre causal — permet de conjurer « l’assignation professionnelle » (Ibid.) et la puissance de la reproduction sociale qui enferme le protagoniste dans l’horizon étroit « du négoce et du droit commercial » (p. 170). Si l’objet technique apparaît ici comme un opérateur de déverrouillage du possible, signalant le triomphe de « la poésie contre la technologie » (p. 166), il joue en revanche, dans Pedigree de Georges Simenon, un rôle beaucoup plus trivial. C’est l’horloge, en effet, qui devient le symbole de la routine dans laquelle s’inscrit le quotidien d’une famille petite-bourgeoise. La description de l’éthos et de l’habitus petit-bourgeois des protagonistes apparaît ainsi comme une « leçon de sociologie génétique » (p. 201) par laquelle l’auteur livrerait « une sorte d’auto-socioanalyse » (p. 179) des déterminations sociales et familiales qui ont structuré son existence.

11Si le but du livre est de faire parler « le porte-à-faux du savoir sur l’imaginaire et de l’imaginaire sur le savoir » (p. 204), on voit bien que la technique est toujours le prétexte à une analyse s’attardant bien plutôt sur des considérations idéologiques et/ou sociologiques. À cet égard, on peut d’ailleurs émettre une réserve quant au titre. Si ce dernier n’est pas dénué d’une certaine élégance, il institue cependant un flou sur le statut herméneutique et pragmatique des différentes « leçons » que prodiguerait la petite dizaine d’œuvres rassemblées ainsi sous l’égide d’une promesse vague. Pour cette raison, on a parfois l’impression que le titre n’est pas tant l’emblème d’une problématique charpentée qu’un prétexte servant de fil conducteur reliant entre elles diverses monographies par ailleurs érudites et souvent passionnantes.

12De même, si l’on saisit intuitivement le rapport affinitaire alliant modernité, littérature, révolution industrielle et surgissement au cœur des fictions de nouvelles « choses » – objets techniques, le plus souvent, qui redessinent la phénoménalité de la vie quotidienne en même temps qu’ils ouvrent des brèches fantasmatiques à l’imagination créatrice –, on ne peut s’empêcher d’éprouver une gêne face à ce terme qui, pouvant subsumer tout et n’importe quoi, finit par se dissoudre en ne décrivant plus rien de particulier ou de suffisamment circonscrit. Dans le cas du chapitre sur Robinson Crusoé, par exemple, on ne sait pas très bien si c’est l’île (symbole de l’individualisme bourgeois) ou les objets récupérés, compulsés et énumérés par le héros selon un pattern répétitif qui nous donnent une leçon. Peut-être les deux, mais le mot « chose » convient-il à la matérialité d’une île ? Et si tous les objets manufacturés que le protagoniste compte ou recense peut recevoir ce titre à bon droit, n’est-il pas vrai que n’importe quel roman du xixe ou du xxe siècles contient des « choses » ? Peut-on subsumer les ensembles architecturaux et urbanistiques du Paris à moitié imaginaire de Desnos à l’aide du mot « choses » ? L’usage de ce terme — tout comme celui de « leçon » — risque alors de s’évanouir dans une forme de confusion. Il semble que la nécessité rhétorique de lier les différentes monographies menace de brouiller la qualité et la finesse des analyses singulières.

13Si la machine à modifier le temps de Marcel Thiry ou le télégraphe d’Alexandre Dumas sont clairement identifiables à des objets techniques et/ou technologiques, le lecteur émettra peut-être une réserve silencieuse quand l’érotisme de Desnos sera présenté comme une « technologie de l’amour » (p. 133) ou alors quand la corporalité du pamphlet autofictionnel de Léon Bloy (chapitre 5) sera interprétée comme une « technologie de l’exégèse » (p. 113). Force est de reconnaître que ces syntagmes paraissent quelque peu forcés, ce qui laisse par moments l’impression que l’unité apparente de l’ouvrage se paie de rustines un peu trop voyantes.

14Si l’on peut déplorer ce manque de systématicité, on peut à l’inverse se réjouir du foisonnement des analyses qui, soit dit en passant, ne se résument pas entièrement aux lignes de force devinées et dessinées dans le présent compte rendu. Sans doute faut-il être sensible à l’effort de déchiffrement des ensembles sémantiques condensés dans les choses (pas seulement techniques, on l’a vu), mais dans la vie matérielle en général comme source d’inspiration et d’investissement imaginaire pour les écrivains de la modernité. C’est dans la mise au jour de ce geste d’interprétation et de cryptage du sens propre à la littérature que se situe la moelle essentielle du livre de Pascal Durand. C’est dans la fine mise en relief de la puissance de refiguration imaginaire de l’écriture littéraire que s’affirme la leçon de lecture la plus fondamentale.