Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Janvier 2023 (volume 24, numéro 1)
titre article
Jean-François Duclos

Jacques Réda géographe

Jacques Réda, a Geographer
Théo Soula, Géographie littéraire de Paris dans l’œuvre de Jacques Réda. Le flâneur mégapolitain, Paris : Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque des Lettres modernes », 2021, 554 p., EAN 9782406120490.

1Jacques Réda, dont l’œuvre s’étend aujourd’hui sur près de cent volumes, est d’abord connu du public pour ses récits en prose et en vers dont Paris et sa proche banlieue constituent, plutôt que de simples décors, les principaux personnages. Les Ruines de Paris inaugure cette veine en 1977 ; celle-ci se referme peu ou prou trente ans plus tard avec la publication du Vingtième me fatigue, hommage au dernier arrondissement de la capitale et au siècle à peine achevé. Promeneur, baguenaudeur, piéton, flâneur voire « flâneur tardif1 », les qualificatifs ne manquent pas pour décrire Réda, que la critique situe dans la continuité d’une longue lignée de poètes et d’écrivains pour qui Paris forme un terrain à la fois épistémique et sensible.

2L’étude de Théo Soula, issue de sa thèse de doctorat, se propose de mettre au jour « la stratification du sens géographique » (p. 27) de ce cycle rédien de « la circulation urbaine2 ». Elle engage ses lecteurs à faire de l’auteur du Méridien de Paris un géographe, dans un geste similaire à celui de Gilles Deleuze lorsqu’il présente Michel Foucault comme un cartographe3. Une telle translation disciplinaire permet de poser sur l’écriture littéraire de la ville un certain nombre de questions en phase avec des préoccupations et des objets de pensées d’urbanistes et de géographes. Comment le passant qu’est Réda éprouve-t-il les terrains qu’il arpente et quelle idée s’en fait-il ? Quelles formes prennent ses déplacements et sous l’aspect de quel habitant de Paris se décrit-il ? Quels rapports établit-il avec la foule et les flux de circulation ? Et puisque l’espace géographique opère tout à la fois comme un référent, un thème et un signe, par quels moyens rend-il compte d’une telle scripturalité spatiale dans son œuvre ?

3On aurait tort d’imaginer, à la lecture de ces questions, que Géographie littéraire de Paris dans l’œuvre de Jacques Réda est un ouvrage tout entier attaché à une préoccupation d’ordre scientifique, et peu soucieux de la force littéraire des textes qu’il étudie. Si le trajet proposé débute par l’analyse précise d’attributions géographiques et fait de Réda un représentant crédible d’une écriture sociologiquement riche (comme peut l’être, du reste, celle de Baudelaire, de Léon-Paul Fargue ou de Jean Rolin), elle s’attache rapidement à montrer l’originalité de l’entreprise poétique de Réda. La puissance que Paris exerce sur le poète reste avant tout d’ordre magnétique, inconsciente et parfois inexplicable, qu’aucun urbaniste ne saurait analyser scientifiquement pour ensuite, par extrapolation, la généraliser sur toute une population. Ce travail interdisciplinaire est donc le fruit d’une recherche académique rigoureuse et savante, qui structure des réflexions théoriques et les étaye par un corpus de références important ; il est, aussi, le résultat d’un labor of love évident tant domine l’attention portée aux forces souterraines qui s’exercent sur cette œuvre si particulière. « La quête géographique de Réda, précise Th. Soula dans son introduction, est donc intrinsèquement la quête d’un langage » (p. 29), et c’est dans l’examen attentif de des ouvrages de Réda que repose l’intérêt principal de ce livre.

Une géographie littéraire

4Un rattachement de l’écrivain au statut de géographe, et l’étude de son œuvre selon la méthode d’une « géographie littéraire » (p. 43), nécessitent un travail de définition et de synthèse que couvre en détail la première partie de cette étude. Elle insiste sur les moyens de concilier une approche conjointe de la littérature et de la géographie sans qu’une discipline soit perçue par l’autre comme une simple réserve métaphorique (p. 222) ou un surplus ornemental (p. 51). En explicitant des notions fondamentales de la géographie et de l’urbanisme au-delà de ce qu’en sait un lecteur séduit par la géopoétique de Kenneth White, la géocritique de Bertrand Westphal et le « tournant spatial » (spatial turn) lancé il y a une quarantaine d’années Outre-Atlantique, Th. Soula plaide pour un dialogue interdisciplinaire non concurrentiel au sein duquel peuvent circuler librement les savoirs (p. 48). Il s’inscrit en cela dans une courant d’étude développé par Michel Collot, qui fait de l’expérience géographique un des traits les plus saillants de la littérature contemporaine tout en ouvrant le plus largement possible le champ d’étude à d’autres compétences que l’analyse purement littéraire. C’est le cas, en particulier, de la branche « qualitativiste » de la géographie (p. 51) dont Th. Soula met en avant les principaux représentants francophones. Une telle approche critique permet d’exprimer « la relation affective d’un sujet au monde sensible4 » tout en éprouvant la solidité des outils et des notions allogènes comme celles d’échelle, de transect ou d’ambiance.

5Les textes relatifs à Paris chez Réda mettent au premier plan une réalité référentielle, topographiquement identifiable, guidant le narrateur dans le récit de ses déambulations. Les cartes, les croquis, la lecture des panneaux et l’enregistrement des signes auditifs (bruits et voix) renvoient non seulement à un terrain parcouru mais au geste même de celui qui s’apprête à prendre en charge la restitution de l’expérience. Ainsi peut-on parler, dans une certaine mesure au moins, d’un désir documentaire qui, en mettant en scène l’écriture comme présence attestée d’un premier jet (p. 125), renforce une volonté de « référentialité » marquée. Cette manière de présenter ces déplacements qui multiplie les mentions de nom de rue, de carrefours et de bâtiments publics, « convoque ainsi non seulement l’exercice d’une certaine sensibilité mais engage aussi une opération de savoir » (p. 165).

6Mais s’agissant des itinéraires suivis, note Th. Soula, « la logique vectorielle l’emporte ici sur la seule logique linéaire, associant donc en puissance une chronologie […] à une topographie » (p. 111) L’expérience géographique chez Réda est ainsi prise dans un mouvement à la fois extérieur à soi et rendu possible par une immense disponibilité d’esprit. L’itinéraire structure l’expérience poétique. L’espace « mouvant des rêves et de la mémoire » redouble les propriétés de cet « espace vrai » et de ce « pur espace5 ». Alors même qu’il s’attache à rendre compatible une lecture géographique de l’œuvre de Réda, Th. Soula insiste donc sur la dimension phénoménologique de l’expérience qui, par « une augmentation sensible des choses » dote l’espace « par contamination, de qualités sensibles » (p. 147).

7La seconde partie de l’ouvrage s’attache à placer l’expérience du passant comme « forme particulière de la mobilité » (p. 227). Le déplacement dans la ville fait du piéton qu’est Réda un observateur à la fois banal et incomparablement original dans ses façons de déjouer ses propres méthodes et de désobéir à ses propres objectifs. L’aventure en est exclue, tout autant que l’exploit intellectuel qui consisterait à surplomber métaphysiquement la ville et ses habitants pour en extraire une quelconque essence ; le Paris de Réda garde en revanche une part d’incertitude qui donne une importance particulière à la notion de flou, elle-même en accord avec la myopie avérée de l’auteur6.

8L’expérience géographique chez Réda est donc tout à la fois référentielle et spéculative. Elle se construit autour d’un narrateur qui, la plupart du temps, se présente sous l’aspect d’un piéton ordinaire, tout juste un peu plus attentif que les autres à ce qui se produit autour de lui, et dont la présence d’apparence immotivée est susceptible de provoquer la curiosité ou la suspicion. L’œuvre de Réda incite donc à reprendre à nouveaux frais l’étude du flâneur comme figure d’exception pour en prolonger les diverses incarnations démocratiques. Ce régime de découverte au ras du bitume n’a rien d’élémentaire. Il se fonde sur l’existence d’une dimension cachée du réel, en-deçà d’une expérience élevée à un rang aristocratique et au-delà de la simple « chose vue » qu’encourage la fréquentation des lieux de la capitale, fussent-ils, comme les bistrots et les autobus, communs à plus d’un titre.

9En reconstruction perpétuelle, la flânerie rédienne interroge la part difficilement déchiffrable des espaces. Elle détecte des liens incongrus et tisse des sensations sous-jacentes qui territorialisent un lieu d’une manière qui ne soit ni pédante ni embourbée dans sa propre banalité. Marcher dans la rue et rendre compte de cette expérience est, pour l’auteur, un acte d’interprétation hautement poétique, et la lecture, au hasard, d’un paragraphe ou deux de son œuvre « parisienne » suffit à saisir ne serait-ce qu’intuitivement, les éléments constitutifs de cette manière d’être et de sentir.

10C’est sans doute là son charme et ce qui le distingue de tant d’écrivains soucieux de dire la ville, dont Réda a par ailleurs rassemblé un certain nombre dans une anthologie de poche7. Quelque chose advient qui tient presque entièrement dans la survenue d’un incident ou d’une incidence. « Dans l’art de Réda, résume Th. Soula, le clinamen se manifeste essentiellement de deux manières : par un détournement constant de l’esprit de système […] ; par une préférence assumée pour le chemin de traverse » (p. 309). En dévoyant aussitôt formulées les belles entreprises et les grandes ambitions, Réda se fait le représentant d’un lyrisme détaché, qui préfère trouver dans les détails– fussent-ils minuscules à l’échelle urbaine – la preuve d’une vitalité dans l’expérience du hasard. Que les choses ne se passent pas exactement comme on l’avait prévu, et qu’elles se révèlent plus signifiantes qu’on l’aurait imaginé, voilà, sans doute, la raison du plaisir qu’on a à suivre Réda dans les rues de Paris.

11La troisième et dernière partie, intitulée « Mesure et démesure de l’espace urbain », constitue un approfondissement de cette expérience sensible de l’immersion paysagère. Il s’agit tout autant d’explorer le lieu que dans épouser les mouvements. De sorte qu’une grande part de expérience acquiert rapidement une dimension phénoménologique forte. La marche engage le corps, lequel est « l’existence spatiale du marcheur » (p. 439). Il est convoqué dans toute son étendue (p. 441) et permet de graduer les échelles des territoires et des paysages (ibid.). Il impose ses ordres de grandeur et le rythme de la découverte. Cette expérience d’immersion ne recule pourtant pas devant le paradoxe qui tient les foules à l’écart et fait de l’espace de la ville non pas celui du flux ou de la friction mais celui de l’attente et de l’apparition.

12En articulant une analyse du paysage urbain autour de cette question du phénomène, et en particulier autour de la présence du corps, Th. Soula invite le lecteur à approfondir l’expérience rédienne de la ville comme une opération de dissolution de soi. Cette dissolution se traduit en partie par une désertification singulière de l’espace de la capitale. Celui-ci a beau former le territoire le plus densément peuplé du pays, rares sont les moments où Réda, lui-même sans singularité biographique ni identité fixe (p. 361), se soucie d’aller à la rencontre de son prochain pour en décrire l’existence. Certes, dans Les Ruines de Paris comme dans Le Citadin on y fait quelques rencontres mémorables, mais force est de le constater : a lieu une forme de désertification des lieux traversés, au point que l’auteur en vient à se demander si les gens fuient les quartiers où il circule8.

13Dans cette troisième et dernière partie, Th. Soula s’attache également à une lecture attentive des évolutions de la ville en plaçant les recueils de Réda dans un cadre historique précis. Ce cadre, qui correspond à la fin des Trente Glorieuses et aux deux ou trois décennies suivantes, prend en compte tout à la fois les changements démographiques de la capitale (en accord avec un déménagement qui le fait passer, à la fin des années 1990, du XVe au XXe arrondissement), à l’asservissement des lieux de circulation à l’automobile et plus généralement au moteur à explosion, à la disparition progressive des terrains vagues intra-muros, et aux évolutions similaires, mais amplifiées, de l’espace suburbain. Réda sème ainsi, au fil de ses recueils, les indices d’une spatialité géographique qui, s’il ne se prive pas d’en conspuer les excès, demeure éminemment bienveillante, loin d’une tentation pamphlétaire qui lui est arrivé d’exprimer en public.

Une géographie psychique

14De toutes les quêtes géographiques entreprises par Réda, il en est qui traversent l’œuvre et lui donnent un sens profond. C’est le cas de ces vastes mouvements d’apparence abstraite qui semblent relever d’une physique ou d’une géométrie élémentaire. « Tout le travail du mouvement du poète serait de désenclaver une spirale parisienne avortée, de lui redonner l’élan périphérique que l’histoire lui a interdit » (p. 382). Th. Soula s’attache par exemple à saisir les manifestations de la centralité et du mouvement centrifuge auquel Réda semble obéir inconsciemment. Il consacre à cette question, dont la figure et le mouvement de la spirale et la hantise de l’expulsion constituent des figures complémentaires, une vingtaine de pages qui peuvent servir de matrice à de riches études à venir.

15C’est le cas, aussi, du processus très souvent présent dans l’œuvre de Réda d’une forme d’« égocentrisme cosmique » (p. 396) qui tend à absolutiser le lieu et le moment d’une expérience pour lui donner une dimension exceptionnelle en dépit de son caractère somme toute banal ou à tout le moins périodiquement reproductible. Cette tendance à insérer dans le paysage urbain des tels moments d’extase, Jean-Michel Maulpoix, dès 1986, la qualifie de « géographie de la merveille ». Une telle géographie, écrit-il, « est irréductible à toute classification : elle s’établit miraculeusement au point d’intersection toujours changeant du réel, de l’intime et du temps9. » Maulpoix en souligne également la portée ironique, en équilibre entre le caractère authentique du bouleversement intérieur provoqué par un moment de joie intense, et la nature ordinaire des conditions qui l’ont fait naître. L’exemple sans doute le plus probant de cette expérience de la ville, que ne mentionne pas Th. Soula, est le coucher de soleil, véritable moment de suspension extatique dans l’œuvre de Réda.

16La notion d’ambiance, que Th. Soula emprunte à Jean-Marc Besse, constitue sans doute, de toutes les celles appliquées à la géographie, l’une des plus pertinentes de cette étude. L’index des noms de personnes indique que Besse y est le plus souvent cité, en particulier dans la section intitulée « La ville phénoménale : une approche tonale de l’espace urbain » (p. 400-419). La notion d’ambiance ou l’atmosphère est ce qui permet de « caractériser plus précisément le paysage comme sentiment spatial ou sentiment géographique », et qui trouve sa source dans un « halo de sonorités, de couleurs, de lumières réfléchissantes, d’ombres, ou d’odeurs », qui en fait un espace à la fois concret et non-chosal10. Les pages consacrées à cette question nous semblent là aussi recéler des analyses que des publications récentes, notamment celle de Bruce Bégout, incitent à approfondir11.

Les ciels de Paris

17Afin de prolonger la lecture de cette stimulante étude, nous souhaitons proposer deux hypothèses autour de la géographie rédienne. La première a trait au ciel de Paris comme fait géographique majeur dans l’écriture de Réda. Ces ciels vus ou rêvés, Jean-Michel Maulpoix constate qu’ils sont « constamment présents, observés, décrits, enluminés ou résumés le plus souvent d’une simple touche d’encre12 ». Lieux d’une expérience sensible, sans cesse changeants, jamais dominés ni contraints, les ciels de Réda éprouvent le promeneur soumis à la gravitation ou l’attirent vers lui dans des moments quasi ascensionnels. Jamais si distants qu’il soit impossible de les voir ni si proches qu’on puisse s’y arrimer, ils « participent au jeu lyrique des apparences […] et n’en finissent pas d’enregistrer les tressaillements de la ville et de ses banlieues qu’ils surplombent de leur éternité13 ». « En cette clairière paradoxale », poursuit Maulpoix,

gît peut-être le secret de la flânerie : le ciel sidère le promeneur, ou le somme de poursuivre ; il conforte son espérance, ou lui étreint le cœur ; il est vide de toute religion, pourtant il met infatigablement de nouveaux dieux au monde ; il transporte l’en-bas le plus humble vers des hauteurs magiques ; il assure une espèce de continuité entre les territoires ravagés d’aujourd’hui et les anciennes pâtures dont les troupeaux très doux de ses nuages reproduisent indéfiniment le souvenir14.

18Le ciel de Paris, proposé en portrait dans Europes, constitue un exemple éclairant. Il relève d’une existence autonome tout en résonant sans cesse avec le territoire surplombé. Le mimétisme est d’ailleurs tel qu’au bout du compte on ne sait qui, de la terre ou du ciel, est l’original ou la copie :

C’est ce que Paris a de spécifique, ses rues de ciel. Et les rivages de ses rues de ciel que le bord des toits découpe […]. Il n’y a plus là d’opposition entre le simulacre des rues et la bienveillance des rues de ciel. Le ciel met pied à terre et se promène, nage entre les Invalides et le Champ de Mars. Il est le nageur et l’élément15.

19Il ressort de la lecture de ces quelques lignes, extraite d’une traversée de la capitale « en dix mille signes » (plutôt que « sur des échasses ou en marche arrière », p.  105), que de Paris naît le ciel de Paris ; que dans ce ciel se dessinent bientôt des rues célestes coupées sur le modèle des toits qu’il domine ; et que ces formes nouvelles et fluides transforment le paysage urbain en-dessous de lui en simulacre marin. Si les formes de la ville changent hélas si vite, il est alors bon qu’elles se réduisent à la seule chose immuable (« immuable en dépit de ses perpétuels changements », p. 110), à savoir le reflet que lui offre à tout instant sa propre image aérienne, évanescente et rêveuse. À Paris, conclut Réda aux trois-quarts de son parcours géographique « porté par le crépitement de [son] clavier comme les roulements à billes d’un vieux vélo », « il n’y a que le ciel ».

20Conquérant, certes, et de diverses façons, toutes aussi mémorables les unes que les autres, le ciel n’est pour le Parisien d’aujourd’hui ni César ni encore moins Attila, mais la promesse d’une circulation alternée. Il est pour le poète un moyen de survoler sa ville à sa guise en pliant et en dépliant ses propres images et en se laissant pousser d’est en ouest comme par le vent. La « bienveillance » est associée à ces rues de ciel. Chez Réda, ce terme ne s’assimile pas à la mièvrerie et se traduit encore moins par une forme d’accueil bonhomme du monde. Elle n’est pas exempte d’inquiétude. Elle est, surtout, la condition d’un échange et, par-là, d’une attente face à l’événement. Quelque chose se passe toujours dans le ciel, qui rehausse le temps présent. Entre l’œil et le ciel se dessine l’espace d’un habitat16.

21La seconde hypothèse inspirée par cette lecture, et à laquelle Réda lui-même s’est attelée au sortir de l’écriture de son cycle urbain, consiste à envisager l’espace géographique comme élément essentiel mais non exclusif d’un intérêt plus grand pour l’espace. Son œuvre peut en effet se diviser en trois parties : l’écriture de l’espace géographique à travers Paris et ses environs dont il est question ici, l’écriture de l’espace astronomique à travers la série de Physique amusante, et l’écriture des origines du rythme à travers l’espace culturel du jazz. Depuis plusieurs années, notamment depuis Battues (2009) et Battement (2009), Réda s’emploie à montrer l’unité régissant ces trois grands ensembles. Des recueils postérieurs au Vingtième me fatigue, en particulier Ponts flottants (2006) et Démêlés (2010) rendent compte de cet intérêt non seulement pour la ville et ses environs, ou pour le ciel comme miroir tendu au lieu de l’habitat, mais aussi pour les lois et les phénomènes qui régissent l’univers. Une telle passion, nous semble-t-il, trouve dans l’expérience géographique de la flânerie à la fois ses prémisses et, en modèle réduit, ses manifestations. Un tel rêve de totalité traverse de bout en bout l’œuvre de Réda, notamment par l’image récurrente de l’œil intégral, capable de saisir d’un seul coup la totalité du monde, et qui, immanquablement, se trouve confronté à la fragmentation du réel.

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22Urbaine, humaniste, mystérieuse, sensible, physique, psychique et humaine : les géographies dont il est question dans cet ouvrage sont variées. Il n’est pas sûr que les professionnels de cette discipline s’y retrouvent à tous les coups. Aussi convient-il, comme le propose Th. Soula, d’en hiérarchiser les enjeux. Le lieu géographiquement éprouvé « structure le passage à l’intérieur duquel se glisse l’épisode poétique, “les envolées de l’imaginaire” » (p. 167) En fin de compte, la géographie de Jacques Réda, écrit-il, est d’abord et avant tout « une géographie vécue » (p. 353).