Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Décembre 2022 (volume 23, numéro 10)
Maxim Delodder

Maaike Meijer, « Lire en lesbienne. Un cadre d’interprétation idiosyncrasique prend la place des attributs textuels objectifs »

Maaike Meijer, “Reading as a lesbian. An idyosyncratic interpretive framework takes the place of objective textual attributes”
Maaike Meijer, « Lezen als een lesbo. Een eigenzinnig interpretatiekader neemt de plaats in van objectieve teksteigenschappen », Lover, vol. 88, no 4, 1988, p. 222‑230.

Avant-propos de Maxim Delodder

1Aux Pays-Bas, la question des études de genre ne peut se limiter à un nom, à un concept ou à une thèse en particulier1. Afin d’éviter des généralisations abusives, nous choisissons de focaliser notre attention sur Maaike Meijer, l’une des figures phares des études de genre aux Pays-Bas. Actuellement professeure émérite, elle a été professeure en études de genre à l’Université de Maastricht. On lui doit les biographies de deux poétesses néerlandaises, M. Vasalis et Harmsen van Beek, ainsi qu’un ouvrage sur la question de la représentation en littérature et de nombreux articles, dont « Father Shame ? In Search of Post-Patriarchal Authority » sur la question de la « masculinité ».

2L’article, « Lezen als een lesbo » [« Lire en lesbienne »] (1988), dont nous proposons la traduction, est antérieur à ces ouvrages. Il résume un chapitre de la thèse de doctorat de M. Meijer, De Lust tot Lezen [Le Plaisir de la lecture] (1988), écrite sous la direction de Mieke Bal. La chercheuse analyse dans ce travail les écrits de plusieurs poétesses néerlandaises, dont M. Vasalis, Judith Herzberg, Neeltje Maria Min et Astrid Roemer, en portant une attention particulière au rôle du lecteur ou de la lectrice. M. Meijer soutient que l’on peut attribuer des significations nouvelles à un texte, en adoptant un cadre de lecture lesbien. L’autrice n’applique pas seulement à sa recherche des théories littéraires contemporaines, mais interroge aussi la question des théories féministes. Nous pouvons lire comme une lesbienne, selon l’autrice, comme nous pouvons être une lectrice rebelle, selon Judith Fetterley, critique littéraire féministe. Ce « nous » n’est pas nécessairement celui d’une lectrice lesbienne : l’adoption d’un cadre interprétatif lesbien n’est pas lié à l’orientation sexuelle et peut concerner tout lecteur et toute lectrice. La thèse de M. Meijer échappe ainsi au soupçon d’essentialisme. Bien que les études queer n’aient pas encore été théorisées au moment de l’écriture de la thèse de M. Meijer, la méthode de lecture qu’elle propose en annonce les prémisses. Elle a pour objectif de dévoiler les sens « lesbiens » des textes, de rechercher het lesbische que l’on ne peut traduire par « homosexualité féminine », puisque, dans ce cas, l’autrice aurait certainement choisi des mots comme homoseksualiteit ou lesbianisme. Il ne s’agit pas non plus de « la femme lesbienne », traduction française de lesbienne ou, dans le registre familier, lesbo, en néerlandais. Het lesbische est en fait la forme substantivée d’un adjectif, dont le genre est le neutre « het ». Il est difficile de traduire son sens en français. Dans notre traduction, nous aurions pu choisir « la chose lesbienne », ou « ce qui relève du lesbianisme », au risque d’alourdir les phrases inutilement. Afin de souligner qu’il ne s’agit pas d’un essentialisme, nous avons choisi de rendre Het lesbische par « le lesbien* » en français, avec un sens précis : « tout ce qui peut être considéré comme “lesbien” dans un texte donné ». L’astérisque indique ainsi que le sens que nous attribuons à ce mot est inventé.

3Dans son article, M. Meijer s’intéresse à Paul Snoek et à Hella Haasse, dont les poèmes en langue néerlandaise ont eu d’importants échos dans l’après-guerre. Elle met également en lumière les écrits d’Elisabeth Eybers, une poétesse sud-africaine qui s’exprime en afrikaans, une langue proche du néerlandais. En analysant ses poèmes, l’autrice porte une attention particulière à la question de l’antiracisme, dont les enjeux sont développés dans sa thèse. Elle emprunte des « stratégies de lecture », c’est-à-dire des méthodes pour lire à contre-courant, pour s’assurer qu’aucun racisme latent ne transparaisse dans les poèmes afrikaans qu’elle étudie. Ici encore, le lecteur est au pouvoir.

4La lecture des textes littéraires, sous le prisme lesbien, permet d’abolir la discrimination. Dans l’article, l’activisme féministe et lesbien de M. Meijer apparaît en filigrane. En 1972, elle a cofondé Paarse September, une organisation militante d’activistes féministes et lesbiennes, qui a existé pendant deux ans. Il ne s’agit pas de rechercher dans l’article les traces des années d’actions de l’autrice au sein de cette organisation, mais de souligner que les études littéraires peuvent être compatibles avec un certain militantisme. M. Meijer montre avec une rigueur scientifique ce que nous pouvons apprendre de la vie queer.

Lire en lesbienne. Un cadre d’interprétation idiosyncrasique prend la place des attributs textuels objectifs2.

5Au printemps 1988, dans De Balie, une salle de théâtre à Amsterdam, Elly de Waard3 présente, comme d’autres poètes ce soir-là, ses dix poèmes préférés de la littérature mondiale. Il s’est passé quelque chose de remarquable au cours de cet événement, quelque chose qui, pour moi, changeait la question de savoir ce qui rend un poème « lesbien ». L’un des poèmes préférés de E. De Waard était « To His Mistris Going To Bed4 » [« Le coucher de sa maîtresse »] de John Donne, un texte ludique et séduisant, une « ode à l’effeuillage » selon De Waard, qui l’a lu avec beaucoup de passion. [...]

6Le public s’est follement amusé. Pourquoi ? Une lectrice lesbienne — et un public en grande partie féminin — se glissent dans la peau d’un « je » lyrique, qui attend impatiemment son amour. Cette lectrice lesbienne ne s’inquiète pas du détail qu’on ne porte plus de corset aujourd’hui, ou de tout autre écart historique ; avec aisance, elle prend la place de l’amant masculin et insuffle une nouvelle vie au poème en le chargeant de sensualité lesbienne. La lectrice s’empare du poème, se l’approprie. De Waard ne s’identifie pas tant au « je » lyrique masculin, mais, presque par magie, transforme l’amoureux transi en un « je » lyrique lesbien.

7Les théoriciennes féministes de la littérature affirment à juste titre que les textes masculins agressent perpétuellement les lectrices, en les forçant à s’identifier à des points de vue masculins. Judith Fetterley appelle cela la « masculinisation de la lectrice5 ». Le poème de Donne peut, bien sûr, être lu comme un poème masculiniste, où la femme est l’objet du regard masculin et où seul le point de vue masculin fait loi. Selon Fetterley, deux options possibles s’offrent alors à la lectrice : soit s’identifier sans résistance au point de vue masculin, soit y résister en tant que lectrice rebelle. Cependant, l’interprétation de De Waard ouvre, selon moi, une troisième voie. D’autres choix que l’identification ou la révolte s’offrent à la lectrice, alors en mesure d’imposer ses propres significations au texte. Quelle lesbienne n’aimerait pas chanter une ode à l’effeuillage ? Quelle lesbienne ne serait pas émue par au moins une partie de ce poème, par l’image des habits qui tombent de façon séduisante ? La théoricienne de la lecture Patrocinio Schweickart décrit la façon dont les lectrices s’approprient des textes masculins6. Les émotions et désirs masculins exprimés dans les textes peuvent aussi être ceux de la lectrice. Celle-ci est certes obligée de parcourir un chemin compliqué avant que le texte en vaille la peine pour elle. Or il n’est pas impossible qu’elle parvienne à projeter sa subjectivité et ses propres besoins sur le texte, sans se laisser piéger par l’idéologie patriarcale. D’une part, la lectrice utilise une stratégie d’interprétation négative pour comprendre comment le texte constitue l’idéologie patriarcale. D’autre part, grâce à une stratégie d’interprétation positive, elle s’approprie le moment utopique7 également présent dans des textes masculins. La théorie de Schweickart pose de nombreux problèmes sur lesquels nous ne nous attarderons pas ici8. Nous voulons juste attirer l’attention sur le pouvoir de la lectrice qui peut tirer de sa lecture ce dont elle a besoin. Poussée à l’extrême, cette supposition revient à dire que la lectrice lesbienne peut transformer n’importe quel poème qui lui plaît en un poème lesbien.

8Nous formulons notre hypothèse d’une façon aussi radicale afin de mieux mettre en évidence le problème que nous souhaitons présenter. Nous n’allons pas prétendre que « To His Mistris Going To Bed » de John Donne est un poème lesbien, car les références à l’anatomie masculine sont trop appuyées pour cela. Elle, l’amante, « fait monter la chair » [en néerlandais : « het vlees […] rijzen » ; en anglais : « our flesh upright »], et nous pouvons bien lire « Regarde, je suis nu. Je ne vois pas pourquoi / Tu te voudrais couvrir d’autre chose que moi. » [en néerlandais: « Wat wilt ge meer bedekking dan een man » ; en anglais, nous lisons : « What needst thou have more covering then a man. »]. Mais supposons que le sexe du « je » lyrique soit indéterminé, comme c’est le cas dans de nombreux poèmes d’amour : qui interdit au lectorat de s’approprier cette ambiguïté comme il lui plaît ? Si une lectrice peut vivre gaiement son désir lesbo-érotique à travers du poème de Donne, en privilégiant ses propres interprétations aux marques de virilité qui transparaissent sous la plume du poète, comment faut-il alors appréhender la relation entre le texte et son lectorat ? Dans quels cas pourrions-nous encore parler d’un texte hétérosexuel et d’un texte homosexuel ?

Touchée

9Le lesbien* en littérature fait l’objet de multiples études — même si la poésie est encore peu traitée — et nombreuses sont les chercheuses qui partent du principe que le caractère lesbien d’un texte sera clairement et sans ambiguïté reconnaissable. Pour moi, cela soulève immédiatement des questions. Qu’est-ce qu’un poème lesbien ? Qui ou quel élément l’emporte ? Est-ce le texte ? (le texte porte sur un sujet explicitement lesbien). Est-ce la lectrice ? (la lectrice veut lire des significations lesbiennes et projette son désir sur le texte). Est-ce l’auteur·rice9 ? (l’auteur·rice est un Un, un Il, ou autre chose, selon la façon dont on veut le nommer). Est-ce le contexte ? (s’il est lu à la bonne occasion, à l’homomonument par exemple10, le texte sera perçu comme lesbien). Toutes ces questions ne font qu’entraîner davantage de complications. En effet, à supposer que le caractère lesbien d’un texte relève de l’auteur ou de l’autrice, les vers composés par une autrice « devenue » tardivement lesbienne et datant d’avant sa « conversion », sont-ils lesbiens ? Si l’autrice est au placard, littéraire et public, et n’utilise aucun des codes pour s’adresser à une audience informée, mais fait nonobstant partie de la « communauté », comment cela influence-t-il son travail ? Formulons la question autrement : comment choisissons-nous les textes dans lesquels nous voulons étudier le lesbien* ? Aux lecteur·rice·s qui n’ont pas envie d’un exposé théorique de la question, donnons-leur un exercice sous la forme de deux poèmes. Le premier est celui d’Elisabeth Eybers, poétesse d’origine sud-africaine (politiquement, je fais confiance à son œuvre11). Le second est de la main de Paul Snoek et provient du cycle « Zangen van Lesbos » [« Chants de Lesbos »]. La source du lesbien* ne peut pas provenir ici de la biographie des poètes, car tous deux, même si cela ne nous regarde pas, mènent une vie hétérosexuelle irréprochable. Les voici :

« Krabbel »
In die kafeehoek-kader vier
ou skoolvriendinne : drie deur vlyt
en sedige fatsoenlikheid
verslete, mededeelsaam, suur.

Slegs een, van wie die blik vergly
uit die gesprek, bedek die vonk
van drome en verdriet — niet jonk,
maar driftig, ouderdomloos, bly
12.

[« Gribouillage »
Dans un coin du café, il y avait quatre
vieilles amies de l’école : trois à cause de diligence
et de décence morale
usées, franches, aigres.

Une seule, dont le regard
s’éclipse de la conversation, couvre cette étincelle
de rêves et de chagrins — pas jeune,
Mais passionnée, sans âge, heureuse.]

« Ik en zij »
Mij vingers geslepen tot snijdende messen,
tot pijlen van staal met een wederhaak van ijs
die met de scherpte van een pas gekaarde zeis
haar zoete merg tot op het been doorklieven.

Vele letsels heb ik verzameld kieskeurig.
Haar wonde, als was het de mijne, gedragen
als een teken van haar vloeibaarheid,
als een bewijs van eenzaamheid. De mijne.

Haar kus als een lont in haar mond verborgen
als een reptiel haar tong tussen lippen van nat mos.
Haar fluisterend gekreun duidelijk krampachtig
als strakgespannen zijde die ruw wordt gescheurd.
Ik weet dat ik haar in een prille lente zal verliezen
zoals een jonge boom zijn laatste winterblad
.

« Moi et elle »
Mes doigts affûtés en lames tranchantes,
en flèches d’acier barbelées de glace
qui du coupant d’une faux fraîchement affilée
fendent sa douce moelle jusqu’à l’os.

Pointilleux j’ai rassemblé plusieurs lésions.
Porté, comme si c’était la mienne, sa blessure
telle une preuve de sa liquidité,
telle une preuve de solitude. La mienne.

Son baiser comme une mèche tapie dans sa bouche
comme un reptile sa langue entre des lèvres de mousse humide.
Son gémissement murmuré et clairement crispé
comme de la soie tendue qu’on déchire brutalement.
Je sais que je la perdrai dans un printemps naissant
tel un jeune arbre sa dernière feuille d’hiver13.

10Ma question est la suivante : s’agit-il de poèmes lesbiens ? J’y reviendrai à la fin de l’article.

Comptabilité littéraire

11L’apparente évidence d’un poème lesbien traitant d’un sujet lesbien est fausse. Rien n’est certain, même pas notre propre orientation sexuelle. Les recherches de Smith Rosenberg, Faderman, Bosch, Everard, Meijer, Vicinus, Hekma et j’en passe, ont démontré avec verve la relativité historique de l’homosexualité, et par conséquent celle du lesbianisme14. Selon les siècles, ce que l’on appelle « lesbien » est différent. La discussion féministe sur l’étendue du terme en donne une interprétation assez large15. Comment pouvons-nous alors reconnaître et circonscrire la thématique lesbienne dans un poème et a fortiori dans un poème historique ? S’agit-il uniquement de poèmes dans lesquels la sexualité, l’amour, la passion entre femmes sont explicitement mentionnés, ou s’agit-il également de poèmes qui se situent thématiquement quelque part sur l’échelle variable qu’Adrienne Rich appelle le « continuum lesbien » ? Celui-ci englobe « un champ d’expériences […] impliquant non seulement les expériences sexuelles génitales qu’une femme a eues avec une autre femme ou qu’elle a consciemment voulu avoir, mais aussi les expériences de la vie de chaque femme à travers l’histoire. Elle comprend également de nombreuses autres formes de sentiments intenses primaires entre les femmes et parmi les femmes, comme une vie intérieure riche et partagée, l’alliance contre la tyrannie des hommes, le don et la réception d’un soutien pratique et politique16 ».

12Si nous nous fions à cette vision, la catégorie des « poèmes lesbiens » devient très étendue. Dans ce cas, presque chaque poétesse et plusieurs poètes écrivent des poèmes lesbiens, comme Anne Blaman, Andreas Burnier, et les Tachtigers Lesbiens17 : Elly de Waard, Sjuul Deckwitz, Astrid Roemer et quelques poétesses du groupe Nieuwe Wilden [Nouveaux Fauves], des noms qui seront certainement bien étonnés de se trouver ensemble18. Nous pourrions nous limiter à un « corpus de poèmes indiscutables », (De Vriendinnen [Les Amies] de Slauerhoff ; Niet wachten op ontspanning [Ne pas attendre la détente] de Deckwitz ; En wat dan nog [Et que d’autre] van Roemer ; Strofen [Versets] et Een wildernis van verbindingen [Une jungle de connexions] van De Waard ; Chris Voets dans le Lesbisch Prachtboek [Grand livre lesbien] et dans Lust en Gratie 2), mais non : nous préférons résoudre les problèmes de limitations autrement que par cette ennuyeuse comptabilité littéraire.

13Quand nous concevons le lesbien*, quelle que soit la définition qu’on lui donne, uniquement comme une propriété textuelle objectivement déterminable, la comptabilité devient superflue. Les propriétés textuelles font l'objet de discussions au sein des études littéraires depuis déjà plus d’une décennie. La théorie de la réception et le reader-response criticism ont fondamentalement remis en cause le statut des propriétés textuelles « objectives ». Lorsque chaque génération de lecteur·rice·s lit le même Hamlet de manière totalement différente, l’apport du/de la lecteur·rice s’avère considérable. Les propriétés textuelles sont en nombre infini, à tel point que chaque groupe de lecteur·rice peut faire son choix parmi elles. Ainsi, dans le champ des études littéraires, l’accent s’est déplacé d’une interprétation « correcte » à la manière dont les lecteur·rice·s construisent des significations et aux facteurs (comme l’historicité, le sexe, le monde d’expériences, la connaissance des conventions littéraires) qui les déterminent19.

14Pour la question qui nous occupe, ce point de vue signifie que le lesbien* n’est pas une qualité qui réside uniquement dans le texte. Les lecteur·rice·s pourront alors débattre sans fin. De plus, nous pouvons dire adieu au déterminisme biographique : le lesbien* ne dépend pas de la préférence sexuelle de l’auteur·rice. D’abord, cela ne regarde pas le·a lecteur·rice. Ensuite, l’humanité entière est peut-être bisexuelle. Enfin, pourquoi le texte ne fonctionnerait pas comme un exutoire des désirs et fantasmes homo-érotiques de l’auteur·rice hétérosexuel·le, qui, justement, refoule l’homo-érotisme dans le reste de sa vie ? Le lesbien* réside dans une large mesure dans le·a lecteur·rice lui-même/elle-même. On peut attribuer des significations lesbiennes à un texte parce qu’un cadre d’interprétation lesbien a été mobilisé.

Homophobie

15Le choix des textes « lesbiens » n'est donc plus déterminé par des « propriétés objectives du texte ». Une histoire littéraire lesbienne ne se crée que lorsqu’un groupe de lecteur·rice·s veut l’écrire, toujours à partir d’une construction contemporaine de ce qui relève du lesbien*. « Toute lecture […] est un test projectif », selon Roland Barthes20. L’histoire littéraire lesbienne est, comme toute histoire, une histoire du contemporain. « Nous devons évoquer et utiliser le passé, afin de mieux comprendre le présent21. » Une histoire littéraire lesbienne pourrait montrer comment une communauté contemporaine — lesbienne — de lectrices et d’interprètes se rapporte à la tradition littéraire comme une manière de se comprendre elle-même.

16C’est dans cette optique que l’on peut réévaluer les histoires littéraires lesbiennes classiques : les études du lesbien* en littérature de Foster, Rule, Faderman, et aux Pays-Bas, Everard22. Ces recueils sont d’une valeur émancipatrice inestimable, bien qu’ils partagent quelques présupposés contestables.

17Premièrement, il est discutable que ces quatre autres autrices lisent les textes sous un prisme réaliste et socio-historique. Les textes ne sont traités que comme des documents de l’histoire homosexuelle. Une vision sur les pouvoirs transformatifs de la littérature manque, comme c’est le cas d’ailleurs dans presque toute étude littéraire homosexuelle. Quand les textes ne sont pas écrits avec des trucages réalistes, on ne les conçoit pas comme des guides susceptibles d’apporter des significations nouvelles, non réalistes, mais comme des éléments perturbateurs. Rule et Faderman, par exemple, parviennent à des interprétations très étroites de textes fantaisistes et visionnaires tels que Nightwood et The Ladies Almanack de Djuna Barnes, des textes dont la qualité littéraire baroque échappe largement aux codes réalistes.

18La seconde conception discutable de ces études est la croyance que le lesbien* est une propriété textuelle indéniable. Alors que Foster, Rule, Faderman et Everard collectionnent les trésors dans lesquels le lesbien* se manifeste, elles ne se rendent pas suffisamment compte qu’elles écrivent l’histoire de leur présent. Pour commencer, elles ne problématisent pas la diversité des cadres d’interprétation lesbiens de chacun des textes.

19Foster utilise la définition sex-variant du psychiatre George W. Henry et trouve des ouvrages qui correspondent à sa définition. Faderman redécouvre l’amitié romantique, ce qui lui permet de faire émerger une incroyable série de textes féminins érotiques, qui sont passés totalement inaperçus auprès de ses prédécesseurs Foster et Rule, parce qu’elles travaillaient avec des perceptions différentes du lesbien*. Faderman n’explique pas clairement que c’est sa nouvelle façon de lire qui lui permet de dévoiler des propriétés textuelles cachées. Elle continue à supposer implicitement que ce sont les textes eux-mêmes qui impliquent un cadre de lecture. La différence entre ces chercheuses lesbiennes en littérature elles-mêmes n’est pas aussi importante que celle entre les cadres interprétatifs lesbiens en général et les cadres interprétatifs hétérocentriques. Les chercheuses mentionnées ci-dessus font trop peu de cas du fait remarquable qu’elles peuvent lire des significations lesbiennes, au sein d’une science littéraire homophobe, alors que d’autres les ignorent ou les présentent sous un jour très négatif. Au lieu de mettre ces découvertes sur le compte des propriétés objectives des textes, que personne n’a curieusement remarquées auparavant, il semble plus logique de les relier rigoureusement à leur cadre interprétatif lesbien et donc à la communauté interprétative à laquelle chacun·e appartient et à l’historicité du point de vue du/de la chercheur·se. Nous pouvons aussi exiger que le cadre interprétatif d’autres exégètes soit explicité. De cette manière, le cadre interprétatif lesbien peut servir de base à la critique idéologique des cadres interprétatifs hétérocentrés.

20Ce qui compte pour chaque communauté interprétative c’est qu’elle ne lit que ce qu’elle peut lire, ce qu’elle est capable de saisir avec le cadre interprétatif déployé. Cela n’ouvre pas la porte à un relativisme sans compromis et ne signifie pas qu’il ne puisse y avoir de critique mutuelle. La réception de Woolf, par exemple, montre que l’intérêt est lié à l'émergence dans les années 1970 d’une communauté interprétative lesbienne-féministe, qui a su lire cette Virginia Woolf. Après les études importantes de Jane Marcus sur le lesbianisme de Woolf et l’édition complète des journaux intimes et lettres de Woolf et de Vita Sackville West, il semble inconcevable que la vie lesbienne de Woolf, intimement liée à sa vision féministe et artistique, ait été réduite, en 1972, par le biographe Quentin Bell, à un petit épisode sans importance consacré à la « poétesse d’âge moyen, une Sappho asexuée23 ». Selon Bell, la passion de Woolf pour des femmes n’empêche pas sa « frigidité ». Hawkes et Marcus fournissent à la fois une critique du point de vue de l’idéologie positiviste de la biographie de Bell qui cache des faits importants, et une critique du point de vue de l’idéologie émancipatrice — sa vision hétérocentrique est nuisible et cache des intérêts sexistes24. Le fait que toute lecture soit « une preuve de projection » ne signifie pas que l’homophobie puisse être excusée.

21Comment fonctionne un cadre interprétatif lesbien ? Il consiste en une connaissance du contexte et des codes, de l’histoire des lesbiennes et d’autres textes lesbiens, en une volonté d’admettre les significations lesbiennes, en une sensibilité au silence. Bien que le fait de lire comme une lesbienne soit plus susceptible d’être pratiqué par des lectrices lesbiennes que par des autres, il est, comme tout autre cadre d’interprétation, en principe ouvert à tou·te·s les lecteur·rice·s. « Lire en lesbienne » n’est pas un passe-temps, une variante subordonnée des méthodes de lecture féministes qui ne peut être appliquée qu’à des textes marginaux, ni une méthode de lecture qui ne concerne que l’œuvre d’autrices notoirement ou exclusivement lesbiennes. C’est un cadre de lecture qui peut être mobilisé pour de nombreux textes. Nous choisissons de traiter des poèmes d’Hella Haasse, de Christine Meyling, d’Ellen Warmond et d’Ida Gerhardt avant de conclure avec des poèmes d’Elisabeth Eybers et de Paul Snoek, que j’ai déjà cités.

Autarcie

22Évidemment, le fait de savoir qu’une autrice est lesbienne influencera l’interprétation de ses écrits, mais la signification lesbienne n’en dépend pas nécessairement. Par exemple, « Virgo » de Hella Haasse peut être lu comme un poème lesbien, bien que cette interprétation ne soit motivée par aucun élément de la biographie de Haasse. Les autres poèmes de son premier et unique recueil Stroomversnelling [Accélération] ne donnent pas non plus de raison de construire des significations lesbiennes. Il n’y a pas non plus de mention d’un couple d’amantes dans « Virgo ». Néanmoins, la lectrice lesbienne perçoit immédiatement les signaux diffus. Tout comme, jusque dans les années 1960, la coupe d’un tailleur pour dames en disait long, aujourd’hui, en connaissant le contexte historique, nous pouvons voir des significations lesbiennes dans ce poème25.

23Le premier signe se trouve dans le vers « Elle est une créature entre la femme et le garçon » [« Zij is een wezen tussen vrouw en knaap »]. Le premier vers annonce le programme du poème. L’aspect masculin (knaap) est d’abord développé : « Elle a le pas ferme d’un garçon » [« Zij heeft de strakke passen van een jongen »], puis il est question de son aspect féminin grâce à l’image du chat. « Cette créature entre la femme et le garçon » [« Wezen tussen vrouw en knaap »] rappelle, chez les lectrices lesbiennes, le troisième sexe, un concept d’origine médicale/sexologique à partir duquel s’est répandue, sous sa forme popularisée, l’image de la lesbienne comme une « femme masculine ». À leur tour, et pour s’immuniser contre l’aspect négatif de cette image, les lesbiennes elles-mêmes ont commencé à érotiser l’image de la « femme masculine ». Cette créature « entre la femme et le garçon » [« tussen vrouw en knaap »] inspire un certain sex-/text-appeal, peut-être seulement aux lectrices lesbiennes, en tout cas à moi.

24Le second signal est la solitude qui entoure la figure en question. Le poème a été écrit en 1945 et nous savons de l’histoire sociale lesbienne que la discrétion, l’isolement et la solitude sont les caractéristiques principales de la vie lesbienne. Vivre comme lesbienne était une « source de solitude26 ». À partir de ces deux signaux, je donne au poème des significations lesbiennes :

« Virgo »
Zij is een wezen tussen vrouw en knaap –
zij heeft de strakke passen van een jongen
Soms ligt zij als een poes inééngedrongen :
Dan schijnt zij vrouw, en glimlacht in haar slaap.

Haar ogen zijn van amber, en die weten
veel wegen, die haar mond aan geen verraadt —
Zij spiegelt zich in ’t water als zij baadt
Haar lijf is rank en koel en nooit bezeten.
Zij houdt van lichte bloemen zonder geur,
lang kan zij zwemmen in de groene bronnen —

Zij leest veel en aandachtig, zoals nonnen
dat doen, alléen, achter gesloten deur
terwijl het zonlicht aan de wanden fluistert
en ’t glas-in-lood raam donker glanst als wijn.
Zij heeft de trots van hen, die eenzaam zijn,
een hart dat wacht en aan de stilte luistert.

« Virgo »
Elle est une créature entre la femme et le garçon —
Elle a le pas ferme d’un garçon
Parfois elle est recroquevillée comme un chat
Puis, paraît-elle femme, et sourit dans son sommeil.

Ses yeux sont d’ambre, et ils savent
de bien des façons ce que sa bouche ne trahit à personne —
Elle se reflète dans l’eau quand elle se baigne
Son corps est mince et frais et jamais possédé.
Elle aime les fleurs légères sans parfum
longtemps elle peut nager dans les sources vertes —

Elle lit beaucoup et attentivement, comme les religieuses
le font, seules, derrière une porte fermée.
Lorsque la lumière du soleil murmure sur les murs,
et que le vitrail brille sombrement comme du vin.
Elle a la fierté de ceux qui se sentent seuls,
un cœur qui attend et écoute le silence.

25La perspective à partir de laquelle on perçoit « het wezen tussen vrouw en knaap » a son importance pour la construction et le fonctionnement du poème. Avec un terme technique, on appelle cela la focalisation, la relation entre le point de vue d’où l’on regarde et ce que l’on voit27. Dans ce poème, la focalisation impersonnelle/zéro maintenue jusqu’à la fin, met à distance le « elle ». L’utilisation du mot « wezen » [créature] rend également la personne aperçue mystérieuse. Cette focalisation crée une situation voyeuriste.

26Invité·e à ce voyeurisme, le·a lecteur·rice est en même temps déçu·e : le message le plus important que « het wezen tussen vrouw en knaap » émet est l’impénétrabilité de son secret. Ce secret est indiqué dans « paraît-elle femme » [« schijnt zij vrouw »] (mais elle n’est pas ce qu’elle paraît être) ; « [elle] sourit dans son sommeil » [« glimlacht in haar slaap »] : cela suggère qu’elle rêve ou pense à quelque chose qui la fait sourire. La focalisation reste extérieure, ce qui est énigmatique. Les yeux « savent de biens des façons » [« die weten veel wegen »] : une certaine connaissance est suggérée, mais on ne la découvre pas. Les yeux sont « muets ». « Verraden » [trahir] dans « ce que sa bouche ne trahit à personne » [« die haar mond aan geen verraad »] renvoie de nouveau au champ sémantique du secret. Quand nous lisons « seules, derrière une porte fermée » [« alleen, achter gesloten deur »], la porte nous est littéralement fermée au nez. Ainsi, le poème dénote le secret de Virgo, tout en le protégeant.

27« Virgo » signifie vierge, et c’est aussi le nom d’une constellation. Selon l’astrologie populaire, le caractère des Vierges est frigide. La Vierge évoque également la jeunesse, le nouveau, l’intact. Nager dans « des sources vertes » [« de groene bronnen »] confirme cet aspect de nouveauté, de croissance d’une nouvelle source. L’aspect de signification (érotique) frigide est présent dans : « Son corps est mince et frais et jamais possédé. Elle aime les fleurs légères sans parfum [« Haar lijf is rank en koel en nooit bezeten. Zij houdt van […] bloemen zonder geur »] et la comparaison avec les religieuses évoque à nouveau le célibat. Cet effet est renforcé par le contraste avec l’image de la lumière du soleil et du vitrail qui brille comme du vin [het zonlicht / glanzen als wijn]. La lumière du soleil et le vin sont des symboles stéréotypés de la chaleur, de la plénitude, de la vie, mais ils se trouvent à l’extérieur de l’espace où la Vierge se trouve. Son royaume est d’un autre ordre. Elle est seule et auto-suffisante. Elle a la patience pour attendre une autre existence. La nature de cette autre existence reste ouverte : le poème renvoie la lectrice lesbienne à cet espace qui précède l’accomplissement de l’amour, où la solitude, le désir et la fantaisie sont en soi un accomplissement. Le poème est une image de l’autarcie féminine.

Voyeurisme

28Un poème n’est jamais seul. Contrairement à l’ancienne notion selon laquelle une œuvre d’art est unique et se suffit à elle-même, des théoricien·ne·s tels que Julia Kristeva, Myriam Diaz-Diocaretz, Harold Bloom et Riffaterre estiment qu’une œuvre d’art est en fait remplie d’échos à d’autres textes. Un poème est considéré comme le fruit d’une interaction intensive avec bon nombre de textes antérieurs. Selon Bloom, « lire un texte, c’est nécessairement lire tout un système de textes, et la signification circule toujours entre les textes28 ».

29Nous appelons tout ce qui précède le texte, le hors-texte, et le considérons comme large : le hors-texte est composé de textes littéraires et non-littéraires29. Il comprend également les relations sociales, les films, les slogans et les clichés. Van Alphen utilise le terme « prétexte », afin d’attirer l’attention sur la distance temporelle entre le texte et ses prétextes30.

30Dans cette optique, le poème n’est pas considéré comme une réflexion passive du prétexte, mais comme le récipient fermenteur et alchimique dans lequel les textes ou les prétextes extérieurs sont à la fois incorporés, commentés et transformés. Nous résumons sous le terme d’« intertextualité » les relations que le poème entretient avec plusieurs textes. Il est probable qu’un poème lesbien noue des relations avec des hors-textes lesbiens. Dans les échos des textes plus « anciens », il semble que le poème porte avec lui l’histoire (littéraire) lesbienne et qu’il la poursuive. En lisant de cette façon, nous voyons dans « Virgo » une relation intrigante entre la position de focalisation du poème et la manière dont des lesbiennes sont souvent l’objet de focalisation dans d’autres textes littéraires. Dans « Virgo », « elle » est vue de loin. Elaine Marks étudie l’intertextualité dans la littérature française en soulignant l’occurrence fréquente de la « distance narrative » dans la littérature avec un thème lesbien. L’exemple le plus frappant est « Apologie de la secte androgyne » de L’Espion Anglois (1777‑1778). Le texte consiste en un discours, une apologie de l’amour lesbien, tenu par Mlle Raucourt et raconté par Mlle Sappho à un narrateur masculin, qui l’écrit, à son tour, à un ami et au/à la lecteur·rice. Cette grande distance narrative est également utilisée par Brantôme dans sa Vie des dames galantes et par Colette dans Le pur et l’impur. Le lesbien* apparaît souvent dans la littérature comme ce dont on a entendu parler. La tribade, en particulier, est l’objet d’un voyeurisme (masculin) obsessionnel : « la tribade est toujours vue de loin ; on parle d’elle, on la met en récit, on l’espionne31 ».

31Dans la littérature néerlandaise, le point de vue voyeuriste a été utilisé par A. H. Nijhoff dans Twee meisjes en ik [Deux filles et moi] (1931). Le médecin masculin Bill fait la connaissance de deux filles qui se lient d’amitié. L’histoire centrale, celle de l’amitié entre Juana — qui se laisse appeler Juan — et Ann, est racontée à partir du point de vue de Bill. Nous n’apprenons que par ses observations et présomptions que Juan s’habille en tenue d’équitation, qu’elle a les cheveux rasés, qu’elle est fière et solitaire, et qu’elle est tombée amoureuse d’Ann. Les descriptions de Juan frappent par la caractéristique du spectateur intrigué par l'étrangeté de Juan, son énigme. Un exemple : « Juan est allongé, les yeux fermés, mais je sais qu’elle est réveillée. Petite amie […] tu ne veux pas d’aide. Je sais qu’en baissant vos paupières fines vous défendez votre secret, même à moi, et que la ligne étroite de vos lèvres rouges ternes est une frontière plus décisive entre vous et le monde extérieur que la frontière qui sépare des pays » [« Juan ligt met gesloten ogen, maar ik weet, dat zij wakker is. […] Kleine vriendin, […] je wenst geen hulp. Ik weet, dat je, in het neerslaan van je dunne oogleden, je geheim verdedigt, zelfs tegenover mij, en dat de smalle lijn van je dofrode lippen een beslissender grens vormt tussen jezelf en de buitenwereld, dan de grens die twee landen scheidt32 »].

32The Well of Loneliness de Radclyffe Hall est également rempli de moments de focalisation distanciée, dans lesquels Stephen est soit observé par d’autres personnages, soit par le « narrateur omniscient » de l’extérieur : « Tout ce que son visage avait de lourd sautait aux yeux. La forte ligne des mâchoires, le front massif et carré, les sourcils trop fournis et trop drus pour être beaux » [« Alles wat scherp was in haar gezicht, trad plotseling aan het licht, de sterke lijn van de kaak, het vierkante, zware voorhoofd, de wenkbrauwen die te dik en te breed waren om mooi te zijn33 »].

33[...]

Appel

34Les significations lesbiennes peuvent être attribuées parce que les lecteur·rice·s veulent et osent les attribuer. Au début de ce chapitre, j’ai donné deux textes à méditer : celui d’Elisabeth Eybers, « Krabbel » [« Gribouillage »], et celui de Paul Snoek, « Ik en zij » [« Moi et elle »]. Le poème de Snoek ne laisse rien à désirer en termes d’explicitation, mais trouve en moi une lectrice rebelle. La combinaison du sexe et de la violence (« Mes doigts affûtés en lames tranchantes, / en flèches d’acier barbelées de glace / qui du coupant d’une faux fraîchement affilée / fendent sa douce moelle jusqu’à l’os » [« Mijn vingers geslepen tot snijdende messen / tot pijlen van staal met een weerhaak van ijs / die met de scherpte van een pas gekaarde zeis / haar zoet merg tot op het been doorklieven »]), que ce poète imagine liée au lesbien*, suscite mon dégoût. La comparaison de sa bise avec la mèche d’une bombe et celle de sa langue avec un reptile, ne me plaisent pas. L’allusion finale à la perte de cet amour dans un printemps naissant (pourrait-elle redevenir hétérosexuelle ?) me semble stéréotypée. Ce poème ressemble à ce que les pornographes et certains hommes imaginent des actes lesbiens. Cela ne signifie pas que les hommes ne peuvent pas écrire de poèmes lesbiens. Le poème « Girlfriends » de J. Bernlef en est une preuve subtile et convaincante34.

35Le poème d’Eybers n’est pas du tout explicite. Pourtant, il fait appel à mon désir de significations lesbiennes. Un groupe de « quatre vieilles amies d’école » [« vier ou skoolvriendinne »] dont trois qui ont perdu leurs illusions : « trois à cause de diligence et de décence morale, usées, franches, aigres » [« drie deur vlyt/en sedige fatsoenlikheid verslete, mededeelsaam, suur »]. Elles sont, probablement, mariées. Elles n’ont plus de secrets, ni de rêves ni de chagrins ni de vie intérieure. Elles ne font pas preuve d’autarcie. Elles ont été soumises par le mari et les enfants. La question de savoir pourquoi la quatrième femme diffère des trois autres reste sans réponse : « Une seule, dont le regard/s’éclipse de la conversation, couvre cette étincelle / de rêves et de chagrins — pas jeune, / mais passionnée, sans âge, heureuse » [Slegs een, van wie die blik vergly / uit die gesprek, bedek die vonk / van drome en verdriet — nie jonk / maar driftig, ouderdomloos, bly »].

36Le poème crée un espace de contemplation pour réfléchir à ce qui maintient une femme en vie, aux raisons qui font que l’une est soumise alors que l’autre reste autonome, et nous interroge sur la relativité du vieillissement et sur les significations de l’amitié féminine. Le poème crée la même ouverture que « Virgo ». La quatrième femme a une autre vie dont le contenu n’est pas clair. La lectrice désirante peut utiliser cet espace libre pour penser que la quatrième amie est volontairement célibataire, qu’elle vit de manière autonome et avec des femmes. Le poème « Amasone » [« Amazone »] d’Eyber, qui porte sur le symbole de l’autonomie féminine (« Guerrière, chaste et propre comme Artémis / Je ne craque pas devant tout faible-tyran » [« Krijgslustig, kuis en skoon soos Artemis / knak ek my voor geen swakkeling-tiran »]) fait également appel à la lectrice désirante35.

37En bref, lire en lesbienne signifie se libérer du déterminisme biographique, qui attribue des significations lesbiennes exclusivement aux œuvres explicites d’autrices notoirement lesbiennes. Cela implique aussi de renoncer à l’idée que le lesbien* — comme l’hétérosexuel* — serait une identité fermée et exclusive. Comme Adrienne Rich, je considère l’expérience lesbienne comme une expérience que toute femme peut vivre sous des formes très différentes. La poète et la lectrice peuvent toutes deux apporter ce monde d’expérience au processus d’écriture et de lecture. Le continuum lesbien de Rich existe aussi bien dans la poésie que dans la vie et l’histoire.

38L’importance des cadres d’interprétation lesbiens réside dans le fait qu’ils passent outre l’hétérosexualité forcée de la lecture. Les modes de lecture, comme les modes de vie, sont le résultat d’une socialisation à long terme. On nous a appris à lire de manière « neutre » : il ne faut pas se concentrer sur la différence, mais sur le général, le canonique, le symbolique et souvent le littéralement « masculin ». De même que la « lecture en tant que femme » pour les femmes défait l’identification apprise au regard masculin, la « lecture en tant que lesbienne » défait l’adaptation hétérosexuelle apprise. Par analogie avec la fameuse reading as a woman, nous faisons vivre le fait de lire en lesbienne36.

Maaike Meijer