Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Gilles Banderier

Montesquieu, « ondoyant et divers » ?

Revue Montesquieu, VII, 2003-2004, Société Montesquieu – Librairie Droz, 2005, 248 p. & Laurent Versini, Baroque Montesquieu, Genève, Droz, 2004, 216 p.

1Lancer une revue scientifique, la porter sur les fonts baptismaux, la tenir à bout de bras, n’est pas une entreprise aisée, surtout quand cette revue n’est dévolue qu’à un seul écrivain. La nécessité de trouver assez de matière pour tenir la périodicité (généralement annuelle) impose toutes sortes de contraintes, surtout si l’on ne tient pas à remplir le périodique avec du vide ou du presque vide. Mise sur les rayons en 1997, la Revue Montesquieu a traversé une petite zone dépressionnaire. D’annuelle, elle est devenue bisannuelle et s’est désormais ouverte à des travaux « dans le domaine des idées politiques qui ne seraient plus exclusivement centrés sur Montesquieu » (p. 3). On reconnaît l’évolution présente de bien des revues initialement consacrées à un seul écrivain, comme les Cahiers Tristan l’Hermite.

2La septième livraison (2003-2004) donne à lire les actes d’un colloque qui s’est tenu à Naples les 28 et 29 novembre 2003, sur les Pensées. Celles-ci ne constituent point la partie la plus fréquentée des œuvres de Montesquieu, bien qu’il ne soit pas difficile de les lire, dans l’édition Nagel des Œuvres complètes, sous la direction d’André Masson (1950-1955), dans le premier volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » ou dans l’édition du regretté Louis Desgraves (Robert-Laffont, collection « Bouquins », 1991). De cet ensemble, on connaît surtout l’admirable pensée n° 1632 : « Aimer à lire, c’est faire un échange des heures d’ennui que l’on doit avoir en sa vie, contre des heures délicieuses ». Ces Pensées, qui forment trois gros volumes manuscrits, imprimés pour la première fois par Barckhausen (1899-1901), n’ont pas encore été éditées dans la série des Œuvres complètes publiées sous les auspices de la Voltaire Foundation. Pour l’heure, on consultera les différentes contributions sur le « laboratoire intellectuel de Montesquieu ». Il n’y a en effet pas lieu d’inscrire, en exergue des Pensées de Montesquieu, l’épigraphe virgilienne (« Pendent opera interrupta ») qui convient si bien aux Pensées de Pascal. Les trois cahiers manuscrits n’étaient pas destinés à former une œuvre que seule la mort eût interdit à son auteur d’achever. Dès le départ, il allait de soi, dans l’esprit de Montesquieu, qu’ils ne seraient autre chose qu’un « ramas » de notes, une carrière d’où il extrairait les matériaux des œuvres à venir, un recueil analogue à ceux que les écrivains de la Renaissance constituaient au gré de leurs lectures et de leurs méditations. Montesquieu s’y révèle avec plus de liberté que dans les œuvres conçues pour la publication, mais il faut savoir distinguer ce qui provient de son fonds propre, ce qui est issu de ses lectures, les opinions auxquelles il souscrit et celles qu’il ne consigne que pour mieux les contredire. Les Pensées de Montesquieu donnent au lecteur l’occasion, assez rarement offerte parmi les écrivains de l’Ancien Régime, de découvrir les coulisses, l’arrière-salle où les idées mûrissent et où les formules se cisèlent. L’auteur de l’ample traité de l’Esprit des Lois s’y révèle à l’occasion un amateur de la maxime, de la notation brève, sur le modèle de La Rochefoucauld et de La Bruyère, à cette différence près que les Pensées ne représentent pas un stade achevé de la réflexion. Elles apportent également de précieux renseignements sur les lectures de Montesquieu, comme les Commentaires de dom Calmet, qui serviront également à Voltaire. Les spécialistes réunis à Naples ont étudié la structure du manuscrit (Catherine Volpilhac-Auger), le statut littéraire des Pensées (Carole Dornier) ; ils ont examiné leurs rapports avec le commerce et les finances (Catherine Larrère), l’Essai sur le goût (Annie Becq), la Querelle des Anciens et des Modernes (Christophe Martin) ; la place de la sexualité (Michèle Bokobza Kahan), de la religion (Pauline Kra), de la métaphysique (Céline Spector) et de la pensée matérialiste (Denis de Casabianca). Le volume se prolonge par la compilation instructive de Jean Ehrard, qui étudie les références à Montesquieu dans le quotidien Le Monde au long de l’année 2002 (travail facilité par les moyens informatiques), références hélas ! de plus en plus incantatoires et de moins en moins motivées par une lecture directe, réfléchie, du philosophe. On trouvera en outre des renseignements relatifs à « l’actualité » de Montesquieu (bibliographie, chronique, comptes rendus, hommages).  

3Entre Pascal et Montesquieu  aurait-il d’autres points communs que d’avoir laissé un recueil de Pensées ? C’est ce que semble indiquer le professeur Laurent Versini, dans un essai déroutant, Baroque Montesquieu, où l’auteur d’une thèse admirable sur Choderlos de Laclos avance, avec des résultats prévisibles, sur un terrain jonché de mines. La notion de baroque littéraire a désormais cours, de manière à peu près normale, dans les leçons dispensées aux étudiants et les livres de vulgarisation (voir récemment les ouvrages, très différents dans leurs perspectives, d’Annie Collognat-Barès, Le Baroque en France et en Europe, Paris, Pocket, 2003 ; Henriette Levillain, Qu’est-ce que le baroque ?, Paris, Klincksieck, 2003 et La Poésie à l’âge baroque, éd. Alain Niderst, Paris, Robert-Laffont, collection « Bouquins », 2005). Il est admis qu’on s’en sert pour désigner des écrivains qui composèrent dans les années comprises entre1580 et 1660 (mais ces limites chronologiques sont terriblement floues) et qui tous présentent une vision du monde à peu près semblable, marquée par l’obsession de la mort, l’inquiétude métaphysique, le sentiment de la précarité de l’univers, de son inconsistance. Mais, si l’on revient quelques décennies en arrière, on doit se souvenir que l’avènement de cette notion heuristique avait été marqué par des discussions parfois âpres et que, si le baroque littéraire a fini par s’imposer, ce ne fut point sans mal. Pour énoncer les faits le plus simplement possible, il faut considérer qu’au sein des partisans du baroque littéraire, deux écoles s'opposaient déjà : l'une souhaitait réserver ce concept à des limites temporelles et spatiales bien précises, de la même manière que les appellations de « roman » et de « gothique » ne sont point appliquées de façon floue. Ernst Gombrich avait du reste remarqué des parentés entre l’architecture gothique et certaines œuvres littéraires de la période correspondante, ce qui ne pouvait qu’encourager les tenants du baroque, à appliquer cette catégorie venue des beaux-arts à des écrivains de la période 1580-1660 : il semblait licite de qualifier de « baroques » (ou de « maniéristes », mais cela forme la matière d’un autre débat) les sculptures du Bernin, les poèmes de Marino, de Théophile, de Donne, … Le point important est que, selon ce point de vue, le baroque est un phénomène limité dans le temps (du XVIe au XVIIIe siècle, selon les arts ou les pays) et dans l’espace (de Lisbonne à Vilnius, sans oublier les colonies espagnoles) : limitations des plus généreuses, à l’intérieur desquelles une vie entière de recherches peut se dérouler sans craindre l’ennui. L’autre école, placée sous la bannière d’Eugenio d’Ors, souhaitait que l’on considérât le baroque comme une catégorie esthétique permanente, une tentation, une postulation qui eût accompagné l’esprit humain depuis ses lointaines origines : l’opposition entre atticisme et asianisme, Apollon et Dionysos, semblait déjà préfigurer l’opposition entre classique et baroque. Il y aurait donc eu un baroque de l’Égypte ancienne, de la Grèce, du Moyen Âge, des temples khmers,… Comme il fallait s’y attendre, cette idée du baroque comme tendance permanente de l’art n’allait pas manquer de susciter de vives oppositions, venant à la fois de ceux qui souhaitaient envisager le baroque uniquement comme une période historique, et de ceux qui ne voulaient pas que l’on parlât du baroque, de quelque manière que ce fût. À l’aube du troisième millénaire, ces discussions apparaissent lointaines. Mais on ne saurait oublier que Jean Rousset, promoteur inspiré et actif de la notion de baroque littéraire, avait fini par prendre ses distances : « la fragilité de l’hypothèse baroque tient à l’ambivalence de sa définition : proposée tantôt comme style, comme système formel, elle se prête au regard moderne ; tantôt comme cadre chronologique, elle renvoie à une culture dont elle prétend dégager les tendances dominantes » (Dernier regard sur le baroque, Paris, José Corti, 1998, p. 33).

4Toutes ces discussions passionnées, passionnantes, qui engagent le sens même du regard que nous portons sur le passé, me sont revenues en mémoire en lisant l’essai du professeur Laurent Versini. Montesquieu fut-il baroque, à la manière d’un autre grand Bordelais, Montaigne ? Si l’on s’en tient, comme il serait souhaitable de le faire, à la stricte chronologie de l’histoire littéraire, la réponse sera indubitablement négative : l’auteur de l’Esprit des Lois ne peut être considéré comme un écrivain « baroque ». En  revanche, si l’on revient à la thèse d’Eugenio d’Ors, du « baroque permanent », la discussion est naturellement ouverte. Et c’est précisément à cette thèse, à cet définition a maxima, que s’attache Laurent Versini : « Le baroque c’est la courbe et la contre-courbe, les circonvolutions, la ligne sinueuse et brisée, les torsades et les torsions, le giratoire, le centrifuge représenté par les rayons de l’ostensoir, l’irrégularité de la perle du même nom (…). C’est la prédominance, par rapport au plan, de la couleur, du clair-obscur, de la décoration, l’exubérance, l’ostentation, le paroxysme, l’héroïsme, l’héraclitéen et le dionysiaque (Eugenio d’Ors), l’amplification (G. Cattaui), c’est le mouvement qui surprend, la variété, les contraires, les oppositions, le sens de l’analogie universelle et de l’existence et l’accident, l’instant, en face du classicisme qui est la ligne droite, la règle, la régularité, le centripète, la sobriété, l’honnêteté, la clarté, l’apollinien. C’est la prédominance du dessin, de l’épure, c’est l’équilibre qui hait tout ce qui déplace les lignes, l’économie de moyens, l’unité ; le classicisme est du côté de l’essence, de la substance, de l’éternel. Le baroque, c’est encore le masque, le déguisement, le trompe-l’œil, l’illusion, la métamorphose, l’ambiguïté, l’ambivalence, la récusation du principe d’identité », etc, etc. (p. 9-10).

5Si la notion de baroque littéraire a fini par obtenir droit de cité dans l’histoire littéraire française, le moins qu’on puisse dire est que cela ne s’est point fait tout seul, comme on l’a vu. Par un de ces paradoxes si typiquement « baroques », un des grands promoteurs de cette esthétique, Eugenio d’Ors, manqua d’en être également le fossoyeur, qui postulait l’existence d’une tendance baroque éternelle, traversant les temps et les pays. Le baroque devenait ainsi une catégorie esthétique permanente, opposée à un classicisme non moins éternel. Henri Focillon avait tiré les conséquences de la thèse du critique espagnol : l’art grec, l’architecture médiévale, … possédaient selon lui des traits baroques. À juste titre affolés par cette confusion, les spécialistes du baroque littéraire se sont efforcés — et il leur fallut trois décennies pour y parvenir — de délimiter un champ d’étude précis. Ils ont fini par considérer que la littérature baroque court des années 1550 aux années 1660, avec de grandes différences selon les pays. En architecture comme en littérature, le baroque est un résultat de la réforme tridentine. Dès lors, les réticences qui (re)naissent à la lecture de Baroque Montesquieu seront comparables à celles qu’on éprouvait en prenant connaissance des théories d’Eugenio d’Ors et de ses épigones.

6Montesquieu est un écrivain fascinant, par la rigueur de sa pensée, la souplesse de son esprit, la fermeté de son écriture. On avance dans son œuvre comme à travers un maillage trop serré pour qu’il s’ouvre facilement. Cette pensée contraint le lecteur à une permanente tension de l’esprit. Est-ce là un trait baroque ? Non pas, ni non plus les multiples contradictions qu’il est facile de relever dans l’œuvre de Montesquieu : seuls les imbéciles sont d’une seule coulée, et jusqu’à la fin de leurs jours. Les écrivains baroques vivaient dans un monde dont ils avaient perdu les clefs, un univers soumis à une infinie mutabilité que l’intelligence ne pouvait plus comprendre. Il fallait s’en remettre à Dieu ou s’abandonner au désespoir. Si l’on admet, avec l’écrivain suisse Jacques Mercanton, que l’art baroque était « une religion qu’enchantait la beauté du monde et qui en faisait tout entière une offrande au Créateur », on mesure la distance qui sépare Montesquieu de cet art. A-t-on suffisamment écrit que le baroque est avant tout le dernier grand mouvement religieux de la civilisation occidentale ? Le Créateur de toutes choses n’est plus célébré à travers le dépouillement, la simplicité (art roman), l’élan tendu vers le ciel (gothique), mais à travers ces courbes avec lesquelles, selon le proverbe, Il écrit droit, à travers l’infinie diversité de sa création. Rien de tout cela n’existe chez Montesquieu. Sans doute le président se désola-t-il devant la marche du monde ; sans doute la violence politique le rendit-elle amer, mais jamais il ne cessa de faire partie de ces écrivains pour qui le monde possède un ordre accessible à la raison et à l’intelligence. Tout au plus pourrait-on dire que Montesquieu se rattache au rococo ou à la rocaille, variétés — si l’on y tient — de baroque laïcisé, avec des ornements en plus et l’inquiétude religieuse en moins. Même si le postulat à la base de cet ouvrage s’effondre, il reste des pages intéressantes, sur Montesquieu et les femmes, sur le monde physique (le cosmos newtonien, dans lequel se meut l’auteur des Lettres persanes, est un univers rationnel). Le professeur Versini est de toute manière un spécialiste trop fin pour avoir donné, même sur un présupposé des plus contestables, un mauvais livre.