Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Mathilde Buliard

Écrire l’enquête, situer l’enquêteur : pour une anthropologie scientifique, éthique & politique.

Writing the inquiry, situating the investigator: for a scientific, ethical and political anthropology
Steven Prigent, L’Anthropologie comme conversation. La relation d’enquête au cœur de l’écriture, Toulouse : Anacharsis, coll. « Essais », 2021, EAN 9791027904259.

1Avec son ouvrage, Steven Prigent vise moins à élaborer un manuel prescriptif qu’à fournir aux anthropologues — confirmés ou apprentis — une « boussole » (p. 10) pour se repérer dans la pratique de leur discipline. C’est au contraire contre les discours préfabriqués et préconstruits que l’auteur se positionne, invitant ses collègues à se délester de l’hyperconceptualisation qui coupe les mots des réalités auxquels ils se réfèrent et réduit au silence les enquêtés. À ce titre, il formule une série de recommandations pour faire de l’anthropologie une science et non pas un récit fictionnel, un outil politique d’émancipation et non pas une force de coercition, une discipline capable de produire des savoirs sur le monde sans sombrer dans la surinterprétation. Pour ce faire, il part d’une définition simple et prosaïque de l’anthropologie qui consiste selon lui à « sortir dans le monde dans la perspective d’y rencontrer des personnes et de discuter avec elles » (p. 14). Cette discipline s’appuie alors sur deux exercices principaux et complémentaires — la conversation et l’observation — qui reposent tous les deux sur un « engagement relationnel » (p. 14) puisqu’ils impliquent des interactions entre l’enquêteur et son terrain. C’est cette définition interactionnelle qui éloigne alors la conception de S. Prigent du « paradigme indiciaire » défini par Carlo Ginzburg : l’enquêteur ne collecte pas des indices préexistants à son enquête mais produit des traces — concept central dans l’ouvrage — à partir des relations qu’il noue sur le terrain. Les cinq chapitres de l’ouvrage sont guidés par la même volonté de fournir à l’anthropologue une série d’outils et une somme de repères pour lui permettre de produire des traces pertinentes et fiables, et de les interpréter.

De l’enquête au récit de l’enquête : une nécessité méthodologique

2Ces diverses recommandations, concernant les différentes étapes de l’enquête anthropologique (interactions avec les enquêtés, analyse des données puis passage à l’écriture), sont dirigées par une même exigence : ne pas passer sous silence le récit de l’enquête. C’est à cette condition — celle d’éclaircir le contexte de l’enquête, des situations d’interlocution, de la posture de l’enquêteur — que peut se bâtir un savoir qui ne soit ni dissymétrique ni coercitif. L’écriture du récit de l’enquête permet en effet de rééquilibrer les rapports de force, d’une part entre l’enquêteur et les enquêtés — non plus réduits à des objets d’étude mais élevés au rang de collaborateurs de l’enquête ; d’autre part entre l’auteur et le lecteur — qui a désormais accès aux conditions de production du savoir et peut repérer les indices d’une surinterprétation, danger fondamental qui guette tout anthropologue. Le récit de l’enquête, bien plus qu’une simple ambition littéraire, est à ce titre une nécessité méthodologique : il permet de rappeler que tout savoir est situé, que l’enquête modifie la situation observée et peut, en retour, transformer l’enquêteur. Méthodologique et scientifique, ce choix de donner accès aux soubassements de l’enquête est aussi politique puisqu’il rend justice aux différentes interactions qui l’ont co‑construite. À ce titre, S. Prigent rappelle la nécessité, dans une discipline qui se nourrit des interactions entre l’enquêteur et ses sujets d’étude, d’analyser la parole, les situations d’interactions et la langue des enquêtés. Il formule à ce sujet une somme de recommandations méthodologiques pour ne pas négliger la dimension fondamentalement interactionnelle et langagière de l’enquête anthropologique. C’est pourquoi l’enquêteur doit notamment se saisir des outils de la sociolinguistique pour ancrer son texte dans le contexte de l’enquête et « faire parler la parole » (p. 38). C’est cette analyse conversationnelle qui permet de rendre compte de l’altérité culturelle, sans sombrer ni dans la fascination ni dans la surinterprétation. L’auteur formule à ce sujet trois prérequis : la maîtrise de la langue des enquêtés, la réflexivité sur la posture de l’enquêteur, la conscience du rapport de classe qui structure ses relations avec son terrain. La restitution de ces interactions ne doit pas gommer la dimension ordinaire de l’enquête. Elle doit au contraire la prendre en charge pour faire des interlocuteurs des sujets à part entière et non pas des objets manipulables. Donner accès au lecteur aux conditions de production du savoir permet ainsi à l’auteur de veiller à ne pas parler au nom des autres, à ne pas confisquer la parole d’autrui dans sa restitution. C’est grâce au récit de l’enquête, et surtout grâce au récit de ce qu’elle a de plus ordinaire, que l’anthropologue produit un texte à la fois rigoureux scientifiquement et politiquement acceptable.

Vers l’enquête démocratique

3Si l’anthropologie se donne comme objectif d’interpréter les traces produites par l’enquêteur, cette opération ne saurait pour S. Prigent s’apparenter ni à un ordonnancement de la réalité ni à une hyperconceptualisation, deux risques contre lesquels l’enquêteur doit se protéger. Le premier consiste en une homogénéisation de la réalité : l’anthropologue ne doit pas tester des hypothèses préconstruites et masquer les anomalies mais au contraire rester ouvert à celles‑ci et en rendre compte. Le deuxième revient à élaborer à partir de la réalité observée des concepts vides de sens et inaccessibles aux enquêtés, privés de la connaissance qu’ils ont pourtant participé à élaborer. C’est ce que l’auteur désigne par la « fabrication poétique du mutisme » (p. 45), expression qui dénonce l’élaboration d’une langue de bois, conceptuelle mais hors‑sol et inopérante. En s’assurant de ne pas sombrer dans ces deux travers, antagonistes mais également dangereux, l’anthropologue peut tendre vers un idéal d’enquête démocratique qui se dessine au fil de l’ouvrage. Prenant comme horizon la « recherche‑action », l’auteur appelle de ses vœux des modèles d’enquête similaires, où les enquêtés sont des acteurs d’une enquête fondamentalement collaborative. Ainsi, sans simplifier la réalité ni la rendre inaccessible, l’anthropologue peut donner à ses enquêtés des outils pour dialoguer collectivement et transformer leur ordinaire. L’enquête devient alors une expérience publique, un moyen pour stimuler le débat grâce à une anthropologie non pas appliquée (qui livrerait des informations prêtes à l’emploi) mais impliquée (qui fournit des techniques de réflexion). Démocratique et scientifique, l’enquête acquiert une dimension participative et l’enquêteur accède au statut d’agent perturbateur qui réveille et vivifie le débat démocratique.

Pour un métissage des pratiques disciplinaires

4La conception de l’enquête défendue par S. Prigent rejoint à certains égards les considérations sur la « phase post‑disciplinaire » du savoir, repérée depuis les années 1990 et caractérisée par une mise en commun des différentes compétences des disciplines, dans une commune élaboration de connaissances. En effet, l’auteur précise dès le début de son ouvrage que s’il inscrit ses remarques sur l’enquête dans son champ d’étude, celles‑ci ne restent cependant pas l’apanage de l’anthropologie, invitant les autres disciplines mobilisant le paradigme inquisitorial à s’en saisir (sociologie, géographie sociale, ethno-histoire, etc.) C’est aussi dans ses références multiples à la littérature que l’auteur s’inscrit dans ce moment de reliaison disciplinaire. Outre les diverses mentions d’auteurs (Zola, Balzac ou encore Steinbeck) qui rythment le texte, Prigent invite aussi les anthropologues à s’inspirer des postures des écrivains‑enquêteurs contemporains. Ces derniers, loin de vouloir présenter à leurs lecteurs un réel lisse et ordonné, leur donnent à voir un présent fragmenté et affichent au cœur de leurs textes leur subjectivité . Enfin, son dernier chapitre mobilise le vocabulaire de la théorie littéraire (notamment le dialogisme et la polyphonie) pour définir l’idéal du récit de l’enquête que l’anthropologue devrait fournir. L’auteur renvoie en effet dos‑à‑dos un réalisme naïf — persuadé que les textes anthropologiques sont des reproductions analogiques d’une réalité culturelle — et un constructionnisme extrême — qui renoncerait à représenter la réalité. Il invite cependant les anthropologues à problématiser leur geste d’écriture, à ne pas le considérer comme neutre ou indépendant de leur posture mais comme un acte nécessairement partial, partiel et situé. À cet égard, l’écueil majeur qui guette l’anthropologue reviendrait à nier la dimension dialogique de sa démarche dans une restitution qui serait purement monologique et consisterait en un « gouvernement par la poétique » (p. 92). S. Prigent invite au contraire à explorer les outils mis à disposition par la littérature, pour composer des récits polyphoniques qui regrouperaient et mettraient à l’honneur la voix des enquêtés, qui pourraient ainsi accéder au statut de co‑auteurs de l’ouvrage. La dimension collaborative, constitutive de l’enquête, se retrouve ainsi au niveau de la démarche d’écriture. L’auteur ne préconise aucun modèle, soulignant que ces nouvelles formes textuelles restent à inventer et qu’elles peuvent recourir à diverses techniques d’écriture. Enfin, la collaboration se situe au niveau de la réception : ce type de format neutralise l’autorité suprême de l’auteur et le lecteur est donc encouragé à formuler lui‑même des conclusions et à adopter une posture active au cours de sa lecture.

Contre l’hégémonie du concept, un éloge du dissensus

5Comme le souligne Éric Chauvier dans sa postface, l’ouvrage de Steven Prigent ne revendique aucune dimension polémique : il offre au contraire un parcours stimulant au travers des différentes « sensibilités épistémologiques et politiques » (p. 100) qui constituent l’anthropologie contemporaine. L’organisation du propos permet en effet un itinéraire au sein des différentes méthodes d’analyse qui coexistent aujourd’hui en anthropologie. Interactionnisme, ethnométhodologie, ontisme méthodologique, etc. : toutes ces méthodes sont décrites et analysées par l’auteur qui souligne leurs apports majeurs ainsi que leurs failles dans une perspective critique qui s’appuie sur des études de cas précises, parfois tirées de son expérience personnelle de chercheur. Loin de vouloir trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces conceptions, l’auteur appelle plutôt à respecter cette diversité des perspectives, gage de la richesse de sa discipline. Il se fixe néanmoins une règle fondamentale, condensée par cette formule qu’il emprunte à Paul Riesman : « ne pas utiliser les autres pour servir nos fins. » C’est en s’astreignant à cette exigence — que le lecteur est invité à faire sienne — que peut s’élaborer une discipline à la fois scientifique, éthique et politique. Surinterprétation, fictionnalisation, homogénéisation de la réalité, hyperconceptualisation, « désinterlocution » des enquêtés, passage sous silence des conditions d’observation : ce risque, identifié par P. Riesman, est multiforme et pluriel. Comme l’écrivait Albert Camus « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde » : sans le citer explicitement, Steven Prigent s’inscrit dans cet héritage intellectuel, encourageant à résister à l’envoûtement du langage. Enrichissant pour le chercheur, cet itinéraire au sein de l’anthropologie résonne aussi comme une invitation, cette fois pour le citoyen ordinaire, à employer un langage précis, se délestant ainsi des concepts, commodes mais flottants. De l’homogénéité au conformisme, il n’y a qu’un pas et c’est au contraire la recherche d’interstices, de dissensus et de controverses que Prigent cherche à stimuler. Le récit de l’enquête devient une nécessité méthodologique qui rappelle le caractère nécessairement situé de tout savoir et identifie les conditions de sa production, rendant alors justice aux enquêtés rencontrés par l’anthropologue et permettant au lecteur d’adopter une posture critique sur les connaissances en train de s’élaborer. C’est enfin cette voie méthodologique qui permet de résoudre la tension constitutive de l’anthropologie qui mêle approche empiriste et herméneutique, le récit de l’enquête donnant accès aux conditions d’observation, de productions des traces et d’interprétation de celles‑ci.