Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Nathalie Kremer

Les frères ennemis

Diderot – Rousseau. Un entretien à distance. Textes réunis par Franck Salaün, Paris, Desjonquères, coll. « L’Esprit des lettres », 2006.

« Il faut, mon cher Diderot, que je vous écrive encore une fois en ma vie. Vous ne m’en avez que trop dispensé ; mais le plus grand crime de cet homme que vous noircissez d’une si étrange manière est de ne pouvoir se détacher de vous. »1

1Le 2 mars 1758, Rousseau adresse sa dernière lettre à Diderot, qui restera sans réponse. Le profond attachement qui lie les deux hommes change la rupture de 1758 en hantise. « Ils ne se rencontrent plus, ils ne s’écrivent plus, mais leur entretien se poursuit à distance, au travers de leurs œuvres », écrit Franck Salaün, justifiant ainsi le titre du volume qu’il a dirigé. Sans aucunement revenir sur les résultats fournis par l’étude largement étayée de Jean Fabre sur le changement des rapports entre Diderot et Rousseau durant les années soixante, ce livre recueille une série d’excellents articles qui tendent à renouveler l’interprétation de ces rapports. C’est sous le signe de la hantise que les études regroupées par Franck Salaün pensent le rapport entre Diderot et Rousseau. La traditionnelle qualification de « frères ennemis » est ainsi repensée à partir d’une relation plus complexe entre les deux philosophes, selon l’idée que leur œuvre est irrémédiablement marquée par l’image qu’ils gardaient l’un de l’autre. On appréciera l’excellente introduction que nous livre Franck Salaün à la tête de son ouvrage. On remarquera aussi que l’entreprise exige non seulement de creuser les sources mais aussi de lire entre les lignes pour établir les dérives et les convergences de leur pensée, prise dans un reflet et une distorsion implicite mais incontournable. Le travail est d’équilibre et de finesse, pour lire les implicites, l’inavoué de la pensée, même les oublis dans les écrits de ces deux grands hommes.

2Nous proposons de passer en revue les différentes contributions du volume en respectant l’ordre de présentation. Les articles sont disposés selon trois perspectives distinctes qui peuvent caractériser le rapport entre Diderot et Rousseau : amitié et distance ; divergences et convergences ; anamorphoses. La première perspective prélève les failles qui se creusent en abyme au moment où les deux hommes sont encore liés par les cendres de l’amitié ; la deuxième présente les recoupements et ruptures les plus incontournables dans leur pensée ; la troisième, enfin, propose les méandres les moins visibles d’une hantise sans issue.

3Le Persiffleur de Diderot et Rousseau se proposait d’être « tantôt un critique plaisant et badin, tantôt un censeur sévère et bourru, non pas un satirique amer ni un puéril adulateur ». La revue ne se voulait pas seulement être moquerie et voltige de l’esprit, mais aussi révélation et construction philosophique. Le texte de Rousseau qui expose le projet en 1749 annonce le Neveu de Rameau de Diderot plus tard, par le ton fantasque et le recours aux thèmes de la variation humoristique – un ton que le Citoyen abandonnera par la suite. En filigrane du texte se profilent la connivence et l’incompatibilité entre Rousseau et Diderot, le premier, souffrant déjà de son « irréductibilité » pure, le second de la « multiplicité » de son être. D’une manière allègre et perspicace, Pierre Chartier saisit les demi-tons dans la palette de couleurs qui unit les deux jeunes hommes dans les années de leur amitié.

4Cet article bien articulé et conduit confronte deux textes fondamentaux de la pensée politique et philosophique de Diderot et Rousseau, et traite des « fêlures » qui s’installent entre les deux philosophes dans les années cinquante. L’article « Droit naturel » que Diderot fait paraître dans l’Encyclopédie en 1755 montre un écart profond par rapport au Discours sur l’inégalité : si les deux philosophes s’accordent à reconnaître que la véritable définition du droit naturel doit se tirer de l’idée de la nature de l’homme et que c’est de sa constitution qu’il faut tirer les principes de cette science, pour Rousseau les définitions savantes requièrent trop de métaphysique et « on est obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme ». Diderot par contre pense qu’il est possible d’énoncer des principes évidents, rationnels, accessibles à tout homme sensé. Diderot écarte donc l’homme naturel de Rousseau, qui est celui « qui n’a point réfléchi », pour fonder la doctrine du droit naturel sur la raison, qui est la base du « genre humain ». C’est de cette notion de « genre humain », sujet de la volonté générale diderotienne, que se défait Roussau dans le Contrat social, témoignant ainsi de la dérive des deux pensées qu’étudie par Jean-Claude Bourdin.

5Jean-François Perrin étudie la crise autour de la question philosophique et morale de la solitude qui oppose le réseau encyclopédique et l’ermitage de Rousseau. À partir de deux lettres de Rousseau définissant sa conception de l’amitié, J.-F. Perrin reconstitue les idées du philosophe sur les rapports sociaux qui fondent les rapports éthiques. L’opposition entre Diderot et Rousseau réside surtout dans le fait que Diderot investit le terrain éthique d’une approche pragmatique, centrée sur une logique de services, tandis que Rousseau développe une idéalisation exigeante de la libre amitié, qui la détache de l’utilité. Si les enjeux de la dispute ont déjà été étudiés par B. Baczko, surtout sous le chef des « anatomies de la solitude », J.-F. Perrin explore pour sa part un aspect de cette discussion laissé à l’ombre, à savoir la problématique proprement philosophique de l’amitié, qui permet en même temps de mieux comprendre la dissension, qui est aussi déception, qui existe entre les deux hommes.

6Inconstestablement pourvu d’un don supérieur pour l’éloquence, Jean-Jacques Rousseau raisonne faux : ce jugement de Diderot, né sur le terrain de la vie privée, engage une interrogation de fond sur les rapports entre la parole et la pensée que Geneviève Cammagre examine dans la correspondance privée de Diderot, pour montrer comment Rousseau sert de contre-modèle à l’accusation diderotienne. Pour Diderot, l’homme éloquent doit mettre sa plume au service de l’humanité. La finalité de cet article se trouve dans l’idée selon laquelle la hantise a été productive d’une réflexion plus élaborée sur les moyens et les conditions d’une éloquence philosophique. Il révèle ainsi comment les deux philosophes sont pris dans le jeu du « est-il bon ? est-il méchant ? », dans la mesure où l’image de soi avantageuse peut être dénoncée comme imposture, et justifie la distance qui se creuse de plus en plus entre les anciens amis.

7« Vitam impendere vero » : Yannick Séité s’attache à faire miroiter de nouvelles significations à cette maxime de Rousseau, dans le cadre de ce qu’il appelle une « psychologie des profondeurs ». Cet article vise à contraster deux tempéraments philosophiques en étudiant la relation personnelle qu’ont entretenue les philosophes avec les vérités philosophiques, c’est-à-dire l’usage qu’ils font de leurs idées. La question de la vérité est donc étudiée par Y. Séité dans les limites de la relation subjective que le philosophe établit avec elle.

8Comme il ressort notamment de la troisième promenade des Rêveries, où se manifeste le besoin de « fixer » une fois pour toutes une règle de conduite, Rousseau entend le impendo comme un suspendo : « comme si la vie n’était plus le cadre d’une recherche active de la vérité, mais qu’elle se trouvait en quelque sorte suspendue à la vérité » (p.83). Fixité que Diderot concevra comme essentiellement momentanée, faisant de la vérité un point d’oscillation, une vérité éprouvée – qui ne s’éprouve que dans l’oscillation même. Ce rapport d’oscillation à la vérité mène à un vacillement de ce rapport, à tel point que dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron l’on sent Diderot se rapprocher dangereusement des idées de son « frère ennemi » : « et si Jean-Jacques avait raison… ? »

9Rousseau a eu le génie de la confession, et Diderot non. S’il n’a cessé d’exprimer l’idéal et le désir d’un projet autobiographique, il n’a jamais connu l’étincelle qui enflamma Rousseau pour la « folle entreprise ». Plutôt que de s’en tenir au constat que Diderot avait le génie de la discontinuité, et a fait par fragments ce que Rousseau a fait en continu, Anne Chamayou s’est attachée à explorer l’aspect problématique du génie de l’écriture de Diderot, qui a manqué cette étincelle de l’écriture de soi. Les six premiers livres des Confessions paraissent post-mortem en 1782 (Jean-Jacques est mort en 1778), tandis que Diderot fait paraître les deux éditions de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1778, 1782), « dans lequel Sénèque venait du fond des âges pour enrichir – et masquer – le dialogue de deux philosophes des Lumières dont l’un avait écrit les Confessions et l’autre pas. » Ce testament philosophique de Diderot, dans lequel percent les ressentiments contre le « mort » anti-philosophe, témoigne de la difficulté dans l’écriture de la relation à soi. Il présente plutôt un regard oblique de Diderot sur sa vie, et la prise de conscience qu’il est difficile de concilier l’œuvre et la vie : d’être philosophe et de dépendre d’un despote. « … Et si Rousseau avait raison ? », se demande, une fois de plus, Diderot à travers la lecture fine et stylée d’Anne Chamayou. La hantise de Rousseau permet d’expliquer le malaise de Diderot dans son Essai : à travers la lecture de Sénèque perce un dialogue en sourdine avec Rousseau, ce philosophe qui sut accomplir l’unité de l’homme et de l’œuvre qui hanta autant Diderot sans la réaliser.

10« Voilà, ma tendre et solide amie, l’ouvrage du grand sophiste », écrit Diderot à sa maîtresse Sophie Volland en juin 1759, à propos de la Lettre à d’Alembert de Rousseau. Formule ambiguë pour éviter de prononcer le nom de celui qui fut tant chéri : Sophiste, Sophie – le nouveau modèle de clarté vertueuse est une femme pure chez qui les sentiments transparaissent dans le visage et dans les mots, que Diderot a baptisée par le nom d’amour de Sophie. Le grand sophiste : l’amitié est rompue, les chemins vont diverger, mais les valeurs resteront les mêmes. « A maintes reprises on trouve dans l’œuvre de Diderot l’affleurement de préoccupations proches de celles de Rousseau, une parenté comme inadvertante dans la recherche d’un amour sincère, éloigné du monde. » (p.108) Ainsi, un motif satirique similaire se retrouve dans les Salons de 1765 et ’67, et parallèlement dans les Confessions, qui témoigne d’une « forme de réflexion commune sur le thème de la loi des apparences, de l’incohérence de l’être, qui renvoie elle-même au problème du sophiste (i.e. cet homme séparé de lui-même). » La description burlesque d’un personnage révèle chez les deux philosophes une fascination pour la dualité de l’être, voire un éclatement de l’être, qui est à la source de l’indignation de Diderot dans sa lettre à Sophie. Rousseau forme ce personnage qui incarne le disparate et l’inaccompli, qui portera dans une version romanesque le nom de Neveu de Rameau. On voudrait en savoir plus sur le problème de cet éclatement de l’être qu’examine Odile Richard-Pauchet dans un article trop court pour la portée du sujet abordé. Rousseau sophiste et Rousseau homme disparate : on verrait bien creusée plus explicitement cette belle idée élégamment esquissée par O. Richard.

11Franck Cabane examine l’article rédigé par Grimm qui paraît dans la Correspondance littéraire le 15 août 1762 à propos de l’Émile de Rousseau. Dans ce texte transperce de façon équivoque l’avis de Diderot par rapport aux prises de position anti-philosophiques de Rousseau dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, qui fait partie intégrante de l’Émile. En 1762 le silence s’est déjà installé entre les anciens amis, la rupture est irréparable : Rousseau est un « grand sophiste ». Toutefois Diderot n’en est pas encore à traiter Rousseau comme un « anti-philosophe », comme il le fera dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Alors que Grimm adopte une attitude nettement hostile envers l’homme des Charmettes, Diderot développe une défense de Rousseau comme philosophe, dans le but de légitimer tous les philosophes injustement décriés. Plus érudit que fin, cet article a pour mérite de relever le dialogue implicite qui se tisse entre Diderot et Rousseau au travers des lignes hostiles laissées par Grimm.

12Considérées sous un certain angle, les œuvres de Rousseau et de Diderot laissent percevoir le visage de l’autre. Cette présence mutuelle dans les écrits des philosophes s’explique certainement en partie par l’attachement profond qui reliait les deux hommes avant la période de rupture, et qui tenait avant tout à un idéal commun de la fonction du lettré. Les amis avaient établis une sorte de pacte de sincérité et de sagesse qui les engageait au-delà des différends, et qui explique la forme de tolérance qu’ils pratiquèrent pendant quelque temps à l’égard d’idées ou de pratiques contraires à leurs convictions. Avec finesse, Franck Salaün examine comment s’effrite peu à peu cet idéal du philosophe que les deux hommes situaient l’un dans l’autre, depuis l’éloge de Rousseau dans l’article Encyclopédie en 1755, jusqu’au déni de l’homme comme philosophe dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1778). « En somme, les deux hommes n’ont jamais accordé la même signification au terme ‘philosophe’, lequel porte dès le départ en creux ce que chacun refuse de l’autre, et ces connotations ne feront que s’exacerber » (p.135), conclut F. Salaün, dans un article charnière de l’ouvrage.

13Jacques Berchtold offre une lecture de Jacques le fataliste en fonction d’allusions qui se rapportent à Jean-Jacques Rousseau, selon l’hypothèse que Diderot joue de façon humoristique du phénomène de « concernement » de son ancien ami, qui considère tout propos autour de lui comme une attaque personnelle de ses thèses et de lui-même. Cet article est écrit avec dextérité et érudition, il propose un portrait original de Rousseau à travers les jeux de mots et les allusions les plus farfelues – par exemple, il montre comment Diderot exploite un trait spécifique de la figure du misanthrope, à savoir l’affection pour les chiens, qui prédomine sur l’amour des hommes. Plus largement, on voit comment Diderot dénonce la naïveté d’un idéalisme amoureux, « en tournant en ridicule la position illusoire du sentimentalisme rousseauiste ».

14Adoptant la perspective originale des « personnages conceptuels » élaborés par Diderot et Rousseau, Colas Duflo confronte dans son article ceux de l’aveugle Saunderson et du Vicaire savoyard, pour montrer comment ils sont porteurs, dans leur individualité fictive, des hantises propres à la pensée de celui qui les produit. Plus précisément, C. Duflo montre que le Vicaire est hanté par l’Aveugle, et que, d’une certaine façon, il est construit à partir de lui dans un rapport d’opposition de terme à terme. En effet, le vicaire est un personnage qui permet à Rousseau de réfuter le matérialisme de son temps. Si pour Diderot l’aveuglement est une force de déchiffrement du monde, selon Rousseau « il faut être insensé pour croire que le monde est dépourvu de sens ; il faut être aveugle pour croire qu’il est dirigé par une aveugle nécessité. » (p.165) La hantise de l’Aveugle, c’est donc avant tout le refus du monstrueux, du désordre, de l’absence de finalité dans la nature.

15Geneviève Goubier-Robert opère une lecture biaisée du Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot, en plaçant l’entretien entre A et B sous le sigle du dialogue entre Diderot et Rousseau. Le Supplément, en effet, pourrait servir d’addition au Discours sur l’inégalité du Citoyen, dans la mesure où celui-ci est constitué en partie à partir des remarques et ajouts de Diderot. L’article retrace la façon dont Diderot se sépare graduellement de l’anthropogenèse rousseauiste pour préconiser une vision ethnologique telle qu’elle s’élabore dans la fable des Montagnons du pays de Môtiers. Au-delà des écarts de pensée qui se creusent en écho dans ces deux textes, nous retrouvons le débat sur la nature du philosophe des Lumières, le Supplément au Voyage de Bougainville permettant de dénoncer la supercherie philosophique d’une fable de l’homme primitif dans lequel les vraies sociétés sauvages ne se retrouvent guère.

16« J’avais un Aristarque (…), je ne l’ai plus, je n’en veux plus… », lit-on dans la Préface de la Lettre à d’Alembert (du 20 mars 1758). Rousseau s’est retiré des hommes pour ne plus les haïr, tandis que Diderot est en proie au désespoir plus qu’à la colère face aux accusations de son ancien ami. « Innocence. Il n’y a que les âmes pures qui puissent bien entendre la valeur de ce mot. » Le tome VIII de l’Encyclopédie est le volume des tempêtes. On y lit la rupture avec Rousseau, dans les mots qui sont en trop, et ils abondent. Ainsi de l’article « Innocence », moins innocent qu’il n’en paraît, qui forme un mélange de diatribe et de style « éloquent » rappelant le maître des figures qu’on récuse ici. Richement étoffé de citations de l’Encyclopédie et des Confessions, mêlant les voix dans l’amertume du moment et du souvenir, cet article un peu trop court clôture élégamment le volume en étalant la finesse de l’entreprise.

17La fille de Diderot rapporte à propos de la rupture entre Rousseau et son père que « le sujet réel de leur brouillerie est impossible à raconter ; c’est un tripotage de société où le diable n’entendrait rien. »2 Ce livre est une tentative de rivaliser avec le diable, et mérite bien d’attarder un moment le lecteur avide des histoires impossibles à raconter. L’entreprise, en effet, est méritoire pour la finesse du propos et la fluidité avec laquelle il est traité. La plupart des contributions ont réussi à percer le voile des allusions et des implicites, voire des réminiscences et des nuances, pour confronter de manière explicite et convaincante les idées des deux hommes et proposer ainsi un tableau clair et lisible des convergences et des différences de leur pensée.