Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Stéphane Hervé

« Quelle histoire pour le théâtre ? »

Hervé Bismuth, Histoire du Théâtre européen, De l’Antiquité au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, « Unichamp-Essentiel », 313 p.

1L’ouvrage de Hervé Bismuth, Histoire du théâtre européen, De l’Antiquité au XIXe siècle, se présente comme un manuel universitaire principalement adressé aux étudiants de Lettres Modernes et d’Arts du Spectacle. Un deuxième tome, qui sera consacré à l’histoire du théâtre au vingtième siècle, est prévu. Tenter de parcourir une si vaste période en un si court volume (environ 250 pages, si nous ne comptons pas la bibliographie et l’atlas) relève du défi. Le livre s’organise autour d’un découpage linéaire traditionnel : les chapitres correspondent aux grandes périodes historiques (Antiquité, Moyen Age, Renaissance, Classicisme et dix-neuvième siècle). Dans chacun de ces chapitres, le lecteur (l’étudiant) pourra retrouver les connaissances nécessaires à la compréhension globale de la signification de l’activité théâtrale : les aspects théoriques, textuels, thématiques, scénographiques (l’auteur a recours a des schémas utiles à la visualisation de l’espace théâtral) sont abordés, de même que les conditions techniques, économiques et institutionnelles, dans lesquelles s’inscrit cette pratique artistique. De plus, un système d’encadrés éclaire certains points précis par la mise en perspective d’extraits de textes théoriques (Aristote, Horace, d’Aubignac, Hugo,…) ou institutionnels (actes de censure), de définitions spécifiques. Enfin, soulignons également la clarté bienvenue du propos.

2Cependant, cette Histoire du théâtre recèlent quelques spécificités. La première d’entre elles est le traitement insistant et prédominant de la part littérale de la représentation. Si Bismuth énonce, dans son introduction, que le théâtre est « le produit d’une double Histoire : celle du spectacle comme événement à la fois artistique et politique et celle de la littérature qui le sous-tend et parfois l’anticipe » (p. 9), et si chacun des chapitres est, par conséquent, construit autour d’une disjonction entre texte et représentation, il n’en demeure pas moins que l’auteur fait la part belle aux métamorphoses de l’espace scénique (théâtre antique, mansions médiévales, théâtre à l’italienne…), du jeu de l’acteur (surtout par l’évocation intéressante des débuts de la professionnalisation à la fois à l’époque des Mystères médiévaux et à l’époque des troupes itinérantes de la Commedia dell’arte), tout comme à l’inscription politique de cette activité sociale qu’est le théâtre (par exemple, les questions juridiques que l’on se pose au dix-huitième siècle). L’histoire du texte de théâtre, du théâtre comme genre littéraire se résume à quelques rappels généraux. Seuls les auteurs monuments ont droit à des développements (Molière, Shakespeare, Goldoni…) et l’approche du texte de théâtre est essentiellement générique. L’auteur énonce essentiellement les traits distinctifs de chacun des genres, sans véritablement prendre d’exemples fouillés (peu d’œuvres sont en fait évoquées), et les thématiques ne font pas l’objet d’un traitement particulier. En outre, la taille de l’ouvrage imposait sans doute certains choix, cette histoire a déjà été écrite nombre de fois, et un « atlas des auteurs cités », même s’il est lui-même peu détaillé, vient compenser la brièveté de la description des textes dramatiques. En revanche, les conditions matérielles et institutionnelles de l’activité théâtrale sont traitées de manière moins elliptique, répondant peut-être ainsi à l’exigence de dégager la particularité de l’art du théâtre, et de le dissocier de l’histoire de la littérature1.

3D’autre part, le titre du manuel peut poser problème. En effet, tout en suggérant une histoire globale du théâtre européen, ce qui peut susciter une attente très forte chez le lecteur, il ne correspond pas véritablement au texte lui-même. L’histoire en jeu reste celle du théâtre français (d’ailleurs, Bismuth ne s’en cache pas : « Destiné à des lecteurs français, cet ouvrage a fait le choix d’accorder une place centrale au théâtre français »), exception faite du chapitre consacré au théâtre de la Renaissance (qui traite essentiellement du théâtre élisabéthain anglais, de la commedia dell’arte italienne, et du théâtre du siècle d’or espagnol) et des paragraphes sur les prémices du théâtre romantique en Allemagne. Bien plus, dans son analyse du théâtre au dix-neuvième siècle, Hervé Bismuth affirme que le théâtre français a valeur d’exemplarité pour tout le théâtre européen. Toutefois, l’auteur n’a de cesse de montrer les échanges, les influences entre les différentes esthétiques nationales (comme l’influence de la pastorale italienne sur le théâtre français du début du dix-septième siècle).

4La forme didactique dont nous venons de parler à propos de cet ouvrage ne doit pas faire oublier qu’une définition du théâtre s’énonce en creux de l’accumulation de données factuelles. Il semble que cette tendance implicite à l’essentialisation résiste au discours historiciste qui montre pourtant explicitement le polymorphisme des formes esthétiques, ici théâtrales. En effet, si les auteurs d’histoire du théâtre insistent sur les mutations que subit cet art et qui font qu’il est impossible de dégager une essence du théâtre, il n’en demeure pas moins que le discours didactique procède par exclusion (Bismuth exclut l’Opéra et l’Opéra-comique, ainsi que tout ce qu’il appelle « forme voisine », alors que Viala décide de les inclure dans le champ théâtral dans son Histoire du Théâtre), par définition (Viala débute son histoire par un court chapitre intitulé « Trois perspectives sur le théâtre »), et propose un point de vue sur ce qu’est le théâtre, certes peut-être comme préliminaire nécessaire à la tenue d’un discours cohérent.

5Ainsi, Hervé Bismuth décrit le théâtre comme une pratique de symbolisation, comme un processus figural. Il analyse alors la « mort » du théâtre latin, comme la conséquence de la perte de la dimension symbolique : « Les mimes impudiques sont certes une négation du corps symbolique, du corps utilisé comme le véhicule de la présence du fantôme qu’est le personnage, et la surenchère de richesses accumulées sur le lieu de la représentation est une autre façon de renoncer à la symbolisation théâtrale. […] Mais le retournement le plus aberrant, le moins théâtral de ce théâtre, est encore le retour sur scène de la cruauté.» (p. 60)  Il ne s’agit pas ici de remettre en cause la véracité historique d’un tel jugement, mais de mettre en évidence des choix de définitions qui peuvent poser question : est-ce qu’alors le théâtre postdramatique dont parle Lehmann doit être exclu de l’art théâtral (voir la querelle qui a éclaté lors du dernier festival d’Avignon) ? De même, dans une affirmation telle que « le jeu de l’acteur consistera toujours à imiter le réel par le recours à l’artifice » (p. 247), par son extension temporelle (ou intemporelle), est contestable : le concept de mimesis est mis à mal dès la fin du dix-neuvième siècle, sans parler de formes mineures antérieures.

6Ces quelques réserves faites, la lecture de ce manuel reste intéressante et utile pour l’étudiant comme pour l’amateur de théâtre. De manière discrète, il éclaire les significations d’œuvres du patrimoine, et cela non par l’élucidation érudite, mais en donnant la possibilité d’une contextualisation. En effet, les œuvres de théâtre, art de la représentation, fait social qui fait se rassembler les membres de la cité, ne prennent leur sens que dans le rapport aux valeurs et pratiques culturelles contemporaines de la création (ou de la re-création) : c’est ce qui autorise l’auteur à parler plus longuement des tragédies de Voltaire, aujourd’hui peu lues mais à l’époque œuvres à succès, que des drames de Diderot. Le manuel permet cet effort de contextualisation. Par exemple, l’œuvre shakespearienne est mise en rapport avec l’héritage encombrant de la Guerre des Deux Roses, et c’est dans ce rapport qu’elle a été écrite (de façon manifeste dans les pièces historiques, de façon implicite pour les tragédies et les comédies, comme le dit Hervé Bismuth). C’est le mérite de ce manuel : inscrire le théâtre dans un espace historique plus large, et dans un environnement politique. En cela, il semble répondre aux exigences qu’énonce Alain Viala, dans un article récent, « L’histoire du théâtre : quelle histoire ? », paru dans l’Annuaire Théâtral 39, Histoire du Théâtre et Théâtre de l’Histoire. Viala, dans cet article, fait retour sur sa propre activité historienne et y écrit que l’historien du théâtre se doit de considérer « le théâtre dans l’histoire et l’histoire dans le théâtre »2 et de poser les questions suivantes : « quel théâtre, sur quels théâtres et pour quels publics ? »3. L’approche globalisante du phénomène théâtral menée par Hervé Bismuth n’élude pas de telles questions et réaffirme fortement les liens entre le théâtre et le politique.