Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Janvier 2022 (volume 23, numéro 1)
titre article
Anne-Lise Blanc

Delteil insaisissable & singulier

Delteil elusive and singular
Mathieu Gimenez & Marie-Françoise Lemonnier-Delpy (dir.), Joseph Delteil & les autres. Échanges, partages et influences, Louvain-la-Neuve : Academia-L’Harmattan, coll. « Au Cœur des textes », n° 38, 2020, 274 p., EAN 9782806105479.

1« [U]n original au langage épicé » : c’est ainsi que Delteil avait été présenté par la rumeur à Frédéric Jacques Temple1. Il n’en fallait pas plus à celui-ci pour que, résolument donquichottesque, il se juche sur « Rossinante, [s]on vélo sans frein » et entreprenne d’aller à la rencontre de son insolite voisin. Soixante-dix ans plus tard Joseph Delteil est toujours un écrivain qui intrigue et qui passionne. Cela tient assurément à la formidable créativité de sa langue, à la prodigieuse impétuosité de son verbe, à son écriture sensuelle, à sa liberté de ton, à sa fougue aussi. Mais cela s’explique aussi par la remarquable motilité de l’œuvre comme de l’homme : Delteil est un écrivain d’autant plus enthousiasmant qu’il reste déroutant.

2Insaisissable et singulier : tels sont donc encore les qualificatifs qui viennent à l’esprit, après qu’on a lu le dernier ouvrage consacré à l’écrivain Joseph Delteil intitulé Joseph Delteil & les autres. Non que cet ouvrage ne remplisse pas le contrat annoncé par son titre mais bien parce qu’il s’emploie à explorer les entours d’une œuvre et d’un homme qui ne se laissent pas aisément circonscrire et même, Françoise Lemonnier-Delpy nous avertit d’emblée (p. 9), qui « déjoue[nt] les attentes de la critique ».

3Ce qui apparaît d’abord chez lui avec une paradoxale constance, c’est, plutôt qu’une ligne poétique claire, son extravagance. Aussi ce terrien volatil ne se laisse-t-il pas définir simplement et l’aspect baroque de son œuvre dont les audaces et les trouvailles procurent d’authentiques plaisirs de lecture, ses multiples facettes aussi invitent-t-ils encore à l’exploration. Joseph Delteil & les autres s’y consacre pleinement et avec d’autant plus de succès qu’il évite les assimilations hâtives et ne prétend jamais enclore un écrivain qu’Olivier François désignait naguère comme « un objet littéraire non identifié »2. L’ouvrage nous fait clairement connaître de quelles personnalités de son temps il a pu être proche, offrant de fort instructives précisions sur les rencontres effectives, les communautés d’esprit, les affinités esthétiques. Il présente en particulier des études qui mesurent les convergences et les divergences de Delteil avec quelques-uns de ses contemporains. Il nous invite également à bien saisir dans quels milieux culturels Delteil a pu puiser et déployer son énergie créatrice : celui des écrivains catholiques qu’explore Aude Bonord, celui du surréalisme qu’envisage en particulier Marine Nédélec. Mais on comprend aussi, à la lumière de ces études, que l’on aurait grand mal à rattacher son œuvre à un mouvement et qu’il vaut bien mieux consentir à suivre ses évolutions, ses arabesques parfois, que de chercher à identifier la chapelle de Delteil dont cet ouvrage, suivant une méthode idoine, bien dans l’esprit Delteil, nous invite surtout à apprécier la saveur singulière. La section intitulée « Delteil et ses milieux Delteil et le midi », plus hétérogène, apporte toutefois des précisions sur l’identité de l’écrivain au regard de la langue et de la géographie.

« Écrire c’est fraterniser »

4Joseph Delteil & les autres permet de mieux cerner Delteil sans chercher à le serrer. Il examine et sonde largement les relations connues ou décelables entre « Delteil, ses modèles, ses disciples et ses frères » (p. 18) sans essayer d’établir un inventaire raisonné de ses références avouées (ou supposées), de ceux de ses contemporains qui ont pu l’inspirer ou de ses héritiers. Il s’est agi plutôt d’esquisser les contours d’une communauté sensible faite d’admirations, de proximités, de ruptures et de correspondances plus ou moins explicites. Le volume réunit de nombreux articles qui nous invitent donc non pas à visiter la bibliothèque de Joseph Delteil mais à méditer sur les possibles parentés d’un écrivain qui ne laisse pas d’apparaître tout à fait unique. Et ce recueil d’études s’emploie en fait moins à lui trouver des modèles ou des épigones qu’à repérer des concordances et proposer des rapprochements qui tiennent tantôt à une proximité artistique et tantôt (le plus souvent en même temps) à des formes communes d’appréhension du monde et à des tempéraments analogues. Il invite à discerner des compérages éthiques et esthétiques, à identifier « la bande à Delteil3 », à prendre enfin Delteil au mot : « Écrire c’est fraterniser ; c’est fraterniser en jouant ; c’est fraterniser en jouissant4 ».

5L’ouvrage ne cherche pas à faire entrer l’écrivain (qui tenait en haine les classifications) dans quelque rang que ce soit, il trace autour de lui et autour de son œuvre quelques cercles qui soulignent ses accointances et ses motifs d’inspiration, révèlent des correspondances sensibles avec d’autres auteurs, permettent ainsi de prendre la mesure de ses aiguillons et, à l’occasion, celle de son aura. L’entreprise était délicate qui demandait la réunion de lecteurs avisés et de commentateurs subtils. On ne s’étonnera pas qu’elle ait été menée par deux universitaires « accord[és] au vivant5 ». L’un, Mathieu Gimenez, doctorant, est aussi un poète à l’esprit romanesque et l’autre, Marie-Françoise Lemonnier-Delpy, professeure, a depuis belle lurette « la tête épique6 ». Ils ont invité, lors d’un colloque qu’ils ont organisé à Amiens en octobre 20187, pluieurs bons connaisseurs de l’œuvre. Beaucoup, étaient déjà « delteillisés8 », prêts à les suivre donc dans leur proposition de musée à l’air libre dont l’esprit n’est pas sans rappeler le « sentier en poésie » qu’inspira, il y a près de trente ans, l’œuvre de l’écrivain. Ce sentier, long de six kilomètres, suit la trace d’un ancien chemin charretier dans le paysage-écrin de son pays natal, l’Aude. Le lieu, en libre accès, est jalonné de « bornes, lutrins et panonceaux » (p. 111), sortes de brisées laissées en partage par des guetteurs de poésie qui invitent à découvrir quelques devises de l’auteur dont les préceptes « françoisiers9 » engagent à « simplement rejoindre la nature10 ». Magali Arnaud rappelle dans ce volume les circonstances dans lesquelles ce projet en immersion, audacieux et sensible, a vu le jour. Pensé à la fin du siècle dernier par quelques amateurs de Delteil, conduit sous l’impulsion du chanteur, poète et musicien Philippe Forcioli, en partenariat avec l’Office National des Forêts, il s’est, depuis, ramifié.

Une figure arborescente

6Joseph Delteil & les autres présente également un schème arborescent. Plutôt qu’une filiation précise, il nous raconte des amitiés diverses et décèle des affinités qui ne sont jamais d’ordre purement esthétique. Elles s’expliquent souvent tout ensemble par des inclinations humaines, une éthique commune et des correspondances artistiques : des affinités qui apparaissent complètes, complexes et donc aussi variées. L’ouvrage critique rend bien compte de ces proximités parfois très intuitives en faisant le choix de l’éclectisme : il donne voix à des critiques aux profils très distincts. Certains contributeurs sont des enseignants chercheurs en littérature mais non tous spécialistes du xxe siècle. Il y a aussi des historiens de l’art, des écrivains, des artistes et, plus largement, des amateurs confirmés de Delteil. La grande variété des discours qui en résulte fait du recueil un ensemble bigarré. Si elle peut sembler inégale à un même lecteur, cette contexture hétérogène entre en résonance avec « les contrastes d’image travaillant la posture de l’écrivain » (p. 249) observés par Pierre-Marie Héron dans sa contribution. Le critique constate chez Delteil une « double postulation » (p. 250) particulièrement sensible au moment où l’écrivain entreprend de constituer ses très sélectives Œuvres complètes. Il présente alors au public un petit monument dont il exclut plusieurs œuvres et dont il fait la promotion alors qu’il a « [donné] son congé […] au monde littéraire trente ans plus tôt » (p. 248). Pierre-Marie Héron montre à travers l’analyse perspicace d’apparitions télévisuelles de Delteil combien l’écrivain semble alors tiraillé. Gestuelle, roulements d’yeux, rires, décor, discours : le critique ne néglige aucun détail et parvient à révéler des contradictions finalement criantes et manifestement constitutives de cet homme qui pensait naïvement (mais à l’époque pouvait-il en être autrement ?) pouvoir maîtriser son image. La télévision révèle en fait, dans cette image, des reflets inattendus et à l’évidence non calculés. « Car Je est un autre » comme l’indique Rimbaud dans la Lettre du Voyant qu’il adresse à Paul Demeny le 15 mai 1871… Il y a là une influence que l’ouvrage critique aurait pu explorer plus avant (Anne Chamayou l’évoque heureusement et à plusieurs reprises dans son étude, mais ce n’est pas son propos…) et que le Delteil de La Detheillerie11 en particulier n’aurait sans doute pas reniée.

7On mesure bien et souvent dans ce recueil d’articles combien son titre : Joseph Delteil & les autres n’est, tout comme l’homme, qu’apparemment simple. Il signale en fait la profonde ambiguïté d’un être singulier. Exclu par les surréalistes pour être trop « homme de lettres », il rejetait lui-même cette expression qu’il abhorrait comme bien des expressions lexicalisées qui figent la langue et engluent tout idéal dans la conformité. Il aimait au contraire à se présenter comme « un écrivain d’humeur et de tempérament » d’une « extrême liberté » comme il le rappelle dans sa Préface aux Œuvres complètes où il revendique une authenticité, et même une licence qui l’autorise à rejeter alors tous les ouvrages dont il commence pourtant par citer l’existence au seuil de ce qui est en réalité un ensemble d’œuvres choisies.

8Parmi les contradictions qui se font jour chez l’auteur, il y a son idée d’une « littérature pure » qu’il énonce dans un décor qui l’entoure de livres, qu’il a choisi pour la caméra, et qui apparaît désaccordé à son discours. Il tend à travers elle à « assimile[r] » la littérature à « l’expression instinctive de tout ce qui vit sur terre, au bruissement des feuilles, au / au cri des animaux, un grillon/au vol d’une hirondelle, à la source sur les cailloux […] »12. C’est que Delteil tient moins à la consécration littéraire qu’à une reconnaissance large, c’est qu’il veut avant tout apparaître comme un « prophète de la vie heureuse », comme un rassembleur à la nature et aux fonctions essentiellement expansives (p. 246).

9C’est à quoi répondent parfois les critiques delteilliens lorsqu’ils versent dans l’intuition ou l’affectivité et que leur enthousiasme colore leurs études, ils participent alors au dessin d’une libre communauté d’amateurs sciemment large et inclusive, accordée à l’esprit de l’auteur : « une communauté par les racines et la sensibilité »13 comme celle qu’à ses yeux, Delteil formait (entre autres) avec Frédéric Jacques Temple.

Delteil, Temple & quelques autres

10Ce volume sur Delteil est aussi un hommage au poète Frédéric Jacques Temple récemment disparu. C’est à la mémoire de ce dernier, que le recueil d’études est dédié. Cette dédicace d’œuvre présente un subtil clin d’œil à la salve des dédicaces d’exemplaires qui lui furent adressées par Delteil et dont la plupart (vingt-deux d’entre elles), jusque-là inédites, sont transcrites dans le recueil.

11Delteil et Temple étaient de la même trempe. Claude Leroy nous le rappelle lorsqu’il retrace les circonstances de leur rencontre qui fut pour le plus jeune l’occasion de se faire introniser, voire d’être introduit tout de go non plus seulement à la Tuilerie de Massane mais aussi dans l’œuvre écrit de Delteil. L’aventure, telle que Temple la raconte apparaît particulièrement romanesque. Delteil, voyant arriver son jeune ami muni de vingt-quatre de ses volumes, pour se les faire tous dédicacer ne fut pas en reste devant tant d’allant. Il se livra aussitôt à une série raisonnée de dédicaces dont chacune, par éclats, concourt à « un portrait de dédicaces » (p. 173) : portrait du dédicataire, mais qui laisse deviner, dans « [l’]entrelac[s] » (p. 180) des textes, au-delà d’une amitié qui ainsi se scelle (les dédicaces manuscrites viennent entourer les titres imprimés des ouvrages), un portrait en creux de Delteil. Claude Leroy fait un compte rendu très éclairant de cette aventure entre les deux hommes et on ne peut que regretter que les dédicaces aient été seulement retranscrites et dans un agencement du texte qui nous paraît bien homogène et bien normé. Reproduites, elles auraient plus authentiquement rendu le geste de l’écrivain et on aurait pu goûter non seulement à leur prose enlevée mais aussi à la typographie de ces dédicaces en série écrites à la hâte.

12D’autres études s’attachent à des artistes qui furent proches de Delteil. Il y a, le découvreur, Pierre Mac Orlan ; l’ami jusqu’à la mort, André de Richaud qui partage avec Delteil une langue « drue » (p. 170) ; André Breton, bien sûr, auprès de qui Delteil fut introduit par Aragon. Gilles Gudin de Vallerin entreprend, à partir de l’étude génétique de documents du fonds Delteil déposé à la médiathèque de Montpellier, de sonder la proximité entre Delteil et Breton, découvrant les soubresauts d’une relation difficile (entre admiration et anathème) entre deux artistes qui ne partagent ni la même idée du surréalisme ni le même esprit : l’un était volontiers doctrinaire, l’autre se voulait libertaire et se sentait surtout « baroque »14. Mais il y a aussi Ivan Goll dont les rapports avec Delteil sont moins connus. Marine Nédélec nous rappelle les divergences d’Ivan Goll avec le groupe de Breton et nous montre avec pertinence combien Delteil pouvait paraître plus proche de Goll, en particulier dans son rapport au rêve et à l’automatisme, dans sa relation aussi au monde matériel. Les liens de Delteil avec Max Jacob, Lanza Del Vasto, ou le couple Delaunay sont également particulièrement bien explorés.

Ascendants & héritages

13L’ouvrage rend compte aussi de modèles plus anciens. Mathieu Gimenez a bien raison de nous rappeler l’importance de modèles antiques (Épicure, Virgile, Lucrèce) chez Delteil dont le premier recueil de poésie, publié en 1919 (il avait vingt-cinq ans) et manifestement hanté (fond et forme) par une culture classique s’intitule Le Cœur grec. Cette culture, Delteil, tout en reconnaissant sa beauté, s’en échappe15. Mais Mathieu Gimenez en trouve de multiples traces dans toute l’œuvre de l’écrivain qui ne manque pas de revisiter les anciens et en particulier Épicure. Une autre étude examine la troublante correspondance, à des années de distance, non tout à fait entre les hommes, ni même entre les œuvres, mais entre les « mythe[s] personnel[s] » (p. 127) que chacun des écrivains a pu élaborer dans son œuvre. Anne Chamayou débusque dans l’œuvre de Delteil « l’ombre portée de Rousseau » (p. 129) lisible dans « la proximité [des] paradigmes en matière de lexique, d’images ou de motifs » (p. 130), et elle constate, quoique les mentions de l’écrivain du xviiie siècle restent somme tout assez rares dans l’œuvre de Delteil, que « [p]resque tout Delteil est rousseauiste ». C’est, comme le démontre la critique, que Delteil procède à « la delteillisation de Rousseau » (p. 134) c’est-à-dire à son « annexion pure et simple » (p. 132). Elle décrit de façon très convaincante une « gemellité existentielle » (p. 137) qui débouche sur une « passion identitaire » (p. 140). Cette étude ne s’en tient pas à la mise en perspectives des deux écrivains et de leurs œuvres, elle nous invite plus largement, et de façon très stimulante, à penser, bien au-delà des influences, des sources ou des références repérables, les phénomènes de « hantise » (p. 135) et même de dissociation qui peuvent résider dans l’écriture.

14L’ouvrage enfin nous présente quelques héritiers parmi lesquels la poétesse Colette Nys-Masure. Trois textes d’elle, s’adressant à Delteil offrent en conclusion de cet ouvrage critique un cerne poétique sous le signe du dialogue. La poétesse y livre l’expression d’une authentique sympathie littéraire déjà ancienne et qui laisse deviner la vitalité et même la fertilité que peut encore avoir cette œuvre du siècle dernier.

15À travers Joseph Delteil & les autres Delteil continue d’apparaître comme un écrivain composite, ouvert, mobile, une sorte de « Rabelais surréaliste »16 selon la formule qu’avait proposée Ivan Goll en 1924, multiple et même versatile, fuyant, et qui décidément « brouille les pistes »17. Mais lui qui prône le retour à la nature, exprime un désir d’authenticité, cultive l’image d’un écrivain primitif, rejette une « littérature citadine »18, pourrait aussi être perçu, plus que jamais, sinon comme un « sauveur »19, au moins comme un écrivain d’avant-garde. Son œuvre, dont Joseph Delteil & les autres nous raconte les origines, les audaces et les libertés, pourrait bien trouver aujourd’hui des prolongements et, Pierre-Marie Héron le signale très opportunément, connaître enfin la notoriété qu’elle mérite si des partisans de l’écocritique (courant critique apparu en France au moment même de la mort de l’auteur et qui a désormais le vent en poupe) s’avisaient d’y lire un discours providentiel voire prophétique.