Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Arnaud Welfringer

Si Peau d’âne m’était conté

Jean-Paul Sermain, Le Conte de fées du classicisme aux Lumières, Desjonquères, coll. « L’Esprit des Lettres », 2005.

1Le fabuliste, on le sait, y aurait pris un plaisir extrême. Et nous-mêmes, au moment que nous faisons ce compte-rendu, si un conte nous était lu… Mais sait-on aussi bien s’il s’agit du même plaisir ? S’il a bien les mêmes sources que celui, « extrême », du fabuliste ? La question paraît oiseuse, comme d’ailleurs son objet (la qualité de savant lecteur peut-elle s’abaisser à des contes vulgaires ?) : la jouissance de la régression est évidemment intemporelle, comme le genre même du conte, dont la chronologie paraît s’ouvrir dans un « il était une fois » sans origine autre que collective et ancestrale. Un genre sans histoire, en somme, tant il nous est familier, depuis l’enfance jusqu’à nos plus adultes séances de divan (chaque âge a ses plaisirs).

2Néanmoins, les contes ne sont pas tombés de la baguette d’une fée, mais de la plume de Perrault, d’Aulnoy, Lhéritier et quelques (nombreux) autres de leurs contemporains, ils ne s’adressaient pas alors aux enfants, et le XVIIIe siècle commençant conférait de tout autres usages (et plaisirs) aux divans. Entre La Fontaine et nous, il se pourrait que quelque chose ait changé dans la lecture des « contes de Peau d’Âne », comme on disait alors ; c’est cet intervalle que Jean-Paul Sermain nous propose de parcourir à rebours dans son dernier ouvrage, Le conte de fées du classicisme aux Lumières.

3Titre (discrètement) polémique. D’abord parce qu’il inscrit le genre dans l’histoire, et plus précisément, s’agissant du classicisme et des Lumières, dans une histoire de la littérature : c’est ainsi considérer le conte comme, avant tout, un texte, à la différence des études folkloristes comme des démarches psychanalytiques. Jean-Paul Sermain choisit ainsi de « l’annexer à la littérature » (12) – ou même, serait-on tenté de dire, de le lui restituer. Mais symétriquement, l’ouvrage, en inscrivant l’étude poéticienne dans une démarche résolument historique, se propose également d’envisager à nouveaux frais le travail formaliste qu’avait initié en leur temps Propp et Jolles.

4Aussi l’ouvrage restitue-t-il d’abord, dans une première partie, « Les ambitions des conteurs », en replaçant la floraison de contes de fées entre 1690 et 1750 dans trois contextes successifs : l’inscription du conte dans la Querelle des Anciens et des Modernes, comme machine de guerre employé par les Modernes pour mettre en place une nouvelle conception de la création, contre la notion d’imitation des Anciens ; le rapport à la superstition, et, partant, aux croyances ; le rapport du conte aux autres genres fictionnels de l’époque, essentiellement le roman.

5Une seconde partie, plus directement poéticienne, examine la relation qui se noue dans le conte entre « Le conteur et son public », à partir de ses cadres : son dispositif énonciatif, les moralités et l’attitude qu’il convient d’adopter face à elles – en somme, le discours du conte, ce qui en lui n’est pas récit pur. C’est également l’occasion d’étudier les phénomènes qui appellent la complicité du lecteur : la parodie, la satire et le comique du conte.

6La dernière partie de l’essai se propose d’établir « La poétique de l’imaginaire » propre au conte, c'est-à-dire, au niveau cette fois-ci du récit lui-même, les fonctions à la fois psychologiques, sociales et politiques attribuées à l’imagination et au conte, ainsi que la vision du monde et de la destinée que recèle le conte dans sa poétique. L’étude du rapport du conte au genre dit fantastique vient préciser la nature de l’imaginaire mobilisé par le genre.

7On le devine malgré la rapidité nécessaire du résumé : les matières abordées sont nombreuses, et le corpus très large. C’est précisément l’une des vertus, et même l’une des thèses de l’ouvrage, que cette ouverture : Jean-Paul Sermain choisit de ne pas privilégier outre mesure les Contes-de-Perrault2 auquel on a autrefois été tenté de résumer le genre, et de restituer le complet foisonnement des contes de 1690 à 1760. Il refuse également de restreindre l’étude aux contes de fées au sens le plus strict (les contes où l’on trouve des fées, en somme), et accueille, dans le genre ou à ses marges, toutes les formes qui en participent. Le conte attire ainsi dans sa nébuleuse les Mille et une Nuits3, tout au moins le texte que Galland publie juste après la première vague de contes : Jean-Paul Sermain montre que le travail de Galland s’élabore à partir des acquis poétiques et narratifs du conte de fées, tout en infléchissant durablement son imaginaire. Sont également annexés le conte libertin, dont Tanzaï et Néadarné de Crébillon constitue en 1734 l’acte de naissance, le conte moral à la Caylus ou à la Moncrif, issu des « anti-contes » de Fénelon, et le conte fantastique, que Cazotte élabore à la fin de la période considérée. C’est ainsi l’arbre généalogique du genre qu’établit exhaustivement Jean-Paul Sermain4, en suivant les modifications narratologiques qui l’infléchissent. À cet égard, l’étude de la naissance du conte libertin comme hybridation du roman libertin et du conte de fées (161-182) ou encore celle du passage au conte fantastique (247-254) sont exemplaires d’une méthode rigoureuse de poétique historique.

8La synthèse, très riche en perspectives historiques d’ensemble, comporte également de nombreuses lectures de détail extrêmement précises : les lecteurs apprécieront d’autant plus le très commode index des textes commentés, qui permet un parcours plus analytique. Nous nous garderons donc prudemment de proposer ici une analyse détaillée de l’ouvrage, et préfèrerons souligner quelques propositions qui nous ont semblé les plus essentielles à la lecture de ce que Jean-Paul Sermain appelle le « conte littéraire français ».

9Jean-Paul Sermain introduit dans sa démonstration une notion essentielle pour mesurer les enjeux du genre : ce qu’il nomme la « situation post-critique »5 du conte. Si les superstitions populaires et l’imaginaire magique ancestral constituent la matière du conte, il est néanmoins essentiel de considérer que leur « mise en conte » vient après la critique radicale qui en a été faite à la faveur du nouvel ordre scientifique comme par les philosophes, de Malebranche à Fontenelle et Bayle. Les conteurs et leurs lecteurs de la génération de 1690 « sont assez éloignés des superstitions pour en jouir par réminiscence, au second degré » (55) ; dès lors, le conte tel qu’ils le pratiquent

« repose sur une combinaison instable entre l’adhésion aux « contes de vieille », à leur bagage de prodiges et de sortilèges, et un détachement hostile à leurs potentialités superstitieuses, entre une valorisation de l’imagination et de la confiance populaire dans la magie, et l’accent mis sur l’absurdité de ces espoirs et de ces croyances. » (55)

10Cette attitude « postcritique », si on la prend au sens large, comme entre-deux historique et poétique, décrit très exactement la poétique du conte dans ses différents aspects, au-delà du seul rapport aux superstitions.

11Ainsi du rapport complexe que le conte entretient avec sa matière narrative « populaire » : s’il la redouble d’éléments lexicaux et stylistiques volontiers archaïques, le conte est produit et lu dans un contexte où ces éléments appartiennent à un passé révolu et dévalué. Ce serait peu : dans le texte même, l’hétérogénéité des registres, des styles et des realia, mises à distances que Jean-Paul Sermain étudie en détail dans sa seconde partie, se chargent de souligner le point de vue critique qu’il convient d’adopter à son égard. Œuvre de Modernes, laudateurs du progrès, le conte littéraire français n’est pas de façon univoque l’éloge nostalgique d’un passé disparu comme le sera son héritier et rival, le conte romantique allemand :

« De façon paradoxale, le conte qui se veut fidèle à un passé reculé, primitif presque, vise à susciter chez le lecteur la conscience tout à fait inédite de la modernité, c'est-à-dire d’un présent sans amarres, fier et inquiet de son autonomie. » (37)

12« Fier et inquiet » : car dans le même temps, il n’est pas non plus pure critique de ce passé archaïque, dont il souligne simultanément ce qui en est perdu : « les ressources de l’imagination, de la sensibilité, de la sagesse, plus simplement le plaisir des histoires. » (39). C’est ainsi une description du fonctionnement du conte de fées dans son temps que propose Jean-Paul Sermain, fonctionnement fondé sur un décalage temporel entre la production du récit passée et sa réception moderne, mises en scène comme telles dans le conte.

13C’est encore la même attitude qu’identifie Jean-Paul Sermain à l’égard du roman tel qu’il s’est élaboré dans les années 1670 en adoptant les modes narratifs de l’Histoire et la loi du vraisemblable. Comme pour la matière populaire et la superstition, le conte accueille des éléments du roman classique, en en faisant la parodie ; « miroir ironique » (63) de celui-ci, il en est néanmoins la mémoire, en ce qu’il accueille également les formes que la nouvelle fiction a écartées, roman baroque, roman comique, ou pastorale.

14On voit les vertus de l’enquête à la fois historique et poéticienne, et la pertinence de la notion de « post-critique » : Jean-Paul Sermain redonne aux éléments formels les plus précis du conte littéraire leur signification et leurs effets, et permet ainsi de mesurer le considérable changement de lisibilité dont le genre a été affecté à compter de la seconde moitié du XVIIIe siècle. C’est le moment où les Lumières imposent « une esthétique de participation pathétique et d’affirmation personnelle » (259) : esthétique qui va à rebours de celle du conte, et qui a alors commencé de perturber sa lecture :

« Nous sommes redevables des réticences du second XVIIIe siècle, du romantisme, de l’emprise de la littérature pour la jeunesse. Sommes-nous prêts à revenir à ce que le conte des XVIIe et XVIIIe siècles demandait, une lecture adulte ? Le conte offre l’exemple d’une polyphonie qui ne se réduit pas à la hiérarchie de l’ironie. […] Le conte de fées laisse une sorte de chance aux deux positions du merveilleux et de la conscience critique : il n’épouse ni l’une (comme prétend le faire le romantisme) ni l’autre (comme le veut la parodie). […] Le conte nous invite à une expérience littéraire qui est devenue inédite, paradoxalement difficile. » (260)

15L’ouvrage de Jean-Paul Sermain recèle ainsi une analyse historique des modes d’énonciations complexes qui ont précédé les Lumières et leur idéal de transparence, idéal dont nous sommes largement tributaires dans nos modes de lecture et qui rend malaisé la compréhension des textes du XVIIe siècle comme ceux du début du siècle suivant.

16La notion de « postcritique », en ce qu’elle suppose une position d’entre-deux singulière et instable, recèle une autre fécondité pour rendre compte du curieux phénomène intertextuel propre au conte. En effet, Jean-Paul Sermain, en montrant que le conte littéraire est un outil essentiel de la prise de conscience de la modernité, met l’accent sur la nature de l’opération que les conteurs font subir au récit « originel » :

« Les valeurs propres au conte d’autrefois n’ont pas été perçues par ceux qui l’ont pratiqué ; elles étaient solidaires de leur ignorance et de leurs erreurs, elles ne peuvent apparaître qu’à un public appartenant à une autre culture, qui s’est nourri des lettres, des sciences et des bonnes manières, mais qui en a été assez proches un moment pour les goûter et en avoir la nostalgie. La tâche de l’écrivain est de restituer, dans la langue subtile et raffinée des livres, ce charme d’autrefois : il faut cet écart culturel et cette compétence littéraire pour qu’apparaissent les virtualités poétiques du conte primitif et qu’on veuille en capter les propriétés. » (39-40)

17Le « conte populaire », en devenant perceptible comme tel, change de statut dans ce processus de récriture ; ce serait peu : on serait tenté de dire qu’il en obtient un, voire qu’il acquiert une existence. Ce que Jean-Paul Sermain indique plus nettement ensuite :

« Le conte n’imite pas le conte populaire, il ne le recrée pas, il le crée, ou plutôt il en crée l’image ou le fantôme ; il en donne l’idée, et comme la saveur verbale et psychologique. […] Le lecteur découvre dans le conte le sentiment de sa propre historicité en prenant la mesure de son écart avec le passé. » (42)

18Tout se passe comme si l’hypotexte n’existait pas ici avant son hypertexte : entendons par là que dans le conte littéraire l’hypotexte est construit non seulement comme texte « source » et modèle (c’est le cas de tout processus de récriture, où le texte récrit change de statut à la faveur de l’opération), mais aussi et surtout comme texte, dans la mesure où il n’existe pas comme tel préalablement : il n’est pas consigné et il n’en a pas le statut. En ce sens, le « conte populaire » est le produit du conte littéraire, et non l’inverse. Jean-Paul Sermain indique là un curieux cas d’intertextualité à rebours, d’autant plus riche d’enjeux quant à l’histoire des pratiques intertextuelles qu’il a lieu en un genre qui participe de la redéfinition, par les Modernes, de la littérature comme création, contre le concept d’imitation : redéfinition qui est la première pierre sur laquelle s’est construite notre propre « modernité ».6

19Dans le même temps, le phénomène invite à reconsidérer le travail ultérieur des folkloristes non en opposition au conte littéraire français, mais à l’inverse comme le résultat d’un effet de lecture de ces contes littéraires. En effet, le conte littéraire donne existence textuelle, comme « fantôme », à la tradition populaire ; à la faveur d’un changement de paradigme historique (le romantisme) et d’une inversion du statut de l’expression populaire (voire de son invention), le fantôme deviendra aisément un fantasme, auquel il ne restera plus aux folkloristes qu’à donner corps. Leur travail de collection des hypotextes pourrait bien être décrit comme une constitution d’hypertextes largement régie, dans son processus et dans son dessein, par l’opération poétique du conte littéraire français : belle revanche pour le conte classique, largement dénigré par les premiers folkloristes.

20Le changement de lisibilité qui a affecté le conte littéraire a entraîné une autre illusion d’optique, double : la réduction du conte de fées à son noyau narratif et le dédain corollaire pour les cadres du récit – dédicaces, multiplication des dispositifs énonciatifs, phénomènes de polyphonie, moralités. L’ouvrage de Jean-Paul Sermain redonne toute son importance à ces complexes dispositifs que Jean-Paul Sermain propose de rassembler sous le nom de narration « ingénieuse », en reprenant un terme clé de la dédicace de Peau d’Âne. « Ingéniosité » essentielle : elle détermine le plaisir que l’on peut prendre au conte comme son bon déchiffrement.

21À ce titre, le chapitre consacré à la « moralité » des contes offre des pages importantes. Jean-Paul Sermain montre qu’on se tromperait à chercher en elle le sens du conte, mais qu’elle n’est pas pour autant inutile : marqueur esthétique d’archaïsme et de l’origine pédagogique du conte, elle est surtout un « enclencheur herméneutique : elle dessine l’espace d’un sens » (130). Par sa présence, elle indique la nécessité d’une interprétation transcendante du récit ; par son impropriété, la déception qu’elle amène, ou l’ironie avec laquelle elle est présentée, elle participe de ce que Jean-Paul Sermain appelle une « écriture du soupçon » et invite le lecteur à dégager lui-même du récit son sens moral. Sens moral qui est alors à considérer moins comme prescription de valeurs que comme savoir sur les mœurs et les hommes.

22Ce que montre bien l’étude que propose Jean-Paul Sermain des conditions de production et de réception des contes dans les Mille et une Nuits de Galland : le genre ne procède pas de la logique de l’exemple, fût-ce sous la forme du contre-exemple, car le conte est bien faible face à la force des désirs et des intérêts de ses auditeurs, et son pouvoir immédiat est tout au plus de diversion par le plaisir qu’il procure. Mais précisément : par cette même mise en scène de l’énonciation, comme par la mise en spectacle de l’invention dans le récit même, les contes montrent quels sont leur exact objet et leur véritable leçon :

« La signification morale du conte […] n’est pas directe : c’est en ménageant une réflexion au second degré sur les mécanismes sémiotiques qu’il est utile. Le sens moral ne le domine pas et ne le réduit pas au rôle d’instrument, il est tout entier dans le plaisir que procure le récit, dans son déchiffrement, le mouvement des surprises et des attentes. Le langage, son fonctionnement rhétorique et narratif deviennent le sujet même du conte, sa matière et en quelque sorte son propos moral. » (200)

23Ainsi, c’est le plus souvent un savoir métafictionnel que dégage Jean-Paul Sermain de nombreux contes, sur les pouvoirs et les faiblesses de l’imagination, sur le rôle social et politique du récit et de l’imaginaire, ou encore sur l’incertitude des signes et la fragilité des raisonnements(193-202). La leçon paradoxale des contes consiste, finalement, à ne pas s’en laisser conter. Tout au moins abusivement :

« Leur propos n’est pas de critiquer l’imagination, mais d’en apprendre le bon usage. […] Le conte en impliquant le lecteur dans l’activité imaginante déployée dans les aventures mêmes, participe ainsi d’une éducation, qui trouve dans la réflexion qu’il suscite son orientation et son sens : l’imagination poétique (créatrice) permet d’accéder à une conscience et à une maîtrise des mots, des signes et des discours. » (201)

24Enfin, l’ouvrage contient une dernière proposition importante, directement théorique : un réexamen du lien généalogique et poétique du conte de fées et du récit fantastique, comme on sait opposés dans l’ouvrage fameux de Tzvetan Todorov.

25Jean-Paul Sermain montre pertinemment que la définition de Todorov, fondée sur la notion d’ « hésitation », ne fonctionne que dans le cadre d’une écriture « réaliste », ce qui limite nécessairement son corpus en amont (le conte de fées, donc) mais aussi en aval (les écritures « fantastiques » de Kafka ou de Borges sont exclues). La réflexion théorique de Todorov constitue comme paradigme théorique un genre circonscrit au seul XIXe siècle, et, du coup, fait rentrer par la fenêtre l’histoire littéraire qu’il avait souhaité faire sortir par la grande porte. Non sans risque de malentendu sur la notion comme sur notre lecture du conte de fées : c’est désormais par opposition à ce « fantastique » que nous lisons le conte de fées.

26Il est alors nécessaire de ne pas opposer d’emblée le « merveilleux » et le « fantastique », et même de refuser leur hypostase en catégories transcendantes :

« Il faut envisager le fantastique (imaginaire, signification, effets, attitudes de lecture) dans sa diversité, recourant à des modes variés, à différents types de constitution du récit, de sollicitations herméneutiques. » (231)

27Quelques textes théoriques du XVIIIe siècle sur les contes de fées permettent alors à Jean-Paul Sermain de théoriser l’écriture fantastique du conte hors du paradigme dix-neuvièmiste, en élargissant la notion d’ « hésitation ». Elle tient, dans le conte littéraire, à son écriture hétérogène, au « contraste entre une quasi-illusion et son contenu impossible, sinon choquant : on découvre ainsi jusqu’où on peut se laisser égarer » (234). « Hésitation » qui est effet d’ « anamorphoses », comme l’écrit Jean-Paul Sermain, entre deux points de vue (ceux de personnages en conflit sur la perception de la réalité), ou entre des modes d’écriture disparates (celui de la fantaisie insensée et celui de l’explication symbolique pertinente).

« L’hésitation du lecteur ne porte pas sur la réalité de ce qui est raconté, mais sur le statut et le fonctionnement des éléments du texte, sur le contraste entre son style et son propos, à la fois imbibé de folie et étrangement proche […]. » (244).

28Le principe poétique de cette écriture fantastique est fourni par Desfontaines : « rendre en quelque sorte vraisemblable des choses évidemment impossibles » (243). Il est frappant de constater la pertinence de la formule non seulement pour caractériser les contes de fées, mais  également les écritures fantastiques du XXe siècle, de Kafka à Borges et Michaux. Pari gagné, donc : la définition élargie de l’écriture fantastique que propose Jean-Paul Sermain à partir du conte de fées permet de subsumer ses différentes manifestations historiques, et l’ « hésitation » du fantastique dix-neuvièmiste n’en est plus qu’une variation « réaliste » ponctuelle. Et la comparaison est alors instructive : l’écriture fantastique du conte de fées se différencie du genre historique qu’étudie Todorov en ce qu’ « il ne donne pas à partager [l]e trouble mais à le penser, et amène à réfléchir sur le plaisir qu’il suscite en soulignant, dans les déviations évoquées, le rôle de l’imagination » (231). Où l’on retrouve le fonctionnement métafictionnel et l’attitude postcritique du conte ; c’est probablement le meilleur gage de la validité de cette remarquable clef de lecture, que cette aptitude à ouvrir toutes les serrures poétiques et herméneutiques du conte.

29On l’aura compris : nous avons pris, nous aussi, un plaisir extrême à lire le conte du Conte de fées, l’histoire de ces « histoires du temps passé ». Plaisir plus sérieux et intellectuel que celui qu’offre la lecture des contes de fées, dira-t-on. Mais l’ouvrage nous enseigne précisément le contraire : ces contes supposent un lecteur savant et attentif, lecteur que Jean-Paul Sermain travaille à reconstruire en nous. À ce titre, l’ouvrage constitue une sorte de mode d’emploi des contes littéraires et une authentique leçon de lecture : les « contes de Peau d’âne » nous y sont contés à nouveaux frais.

30Et cela, littéralement. Car il y a un autre plaisir à la lecture du Conte de fées. Jean-Paul Sermain sait probablement lui aussi que, si le monde est vieux (et plus encore maintenant qu’au temps de La Fontaine et de Perrault), il le faut cependant amuser comme un enfant. A fortiori, dans ce monde, le lecteur d’ouvrages critiques. Aussi n’a-t-il pas dédaigné de nous offrir ça et là le récit de contes biens connus, et d’autres (beaucoup d’autres) qui le sont bien moins ; aussi nous fait-il rouvrir quelques recueils de contes et, plus encore, en découvrir de nombreux autres. Telle est peut-être la moralité « ingénieuse » du Conte de fées du classicisme aux Lumières : le cabinet des fées n’est ni une chaumière ancestrale à la veillée, ni la salle d’attente d’un plus moderne psychanalyste, mais une très vaste bibliothèque. Bibliothèque dont on ne pourra plus penser qu’elle fut de babil, tant Jean-Paul Sermain nous en révèle patiemment les savants rayonnages. Bibliothèque fantastique, amusante et inquiétante, peuplée de fantômes (textuels), qui augurent de plus littérales histoires de fantômes.

31Babel du conte : le lieu des malentendus et de l’incompréhension, mais aussi (c’est la même chose), le lieu par excellence d’une récriture toujours recommencée, depuis le premier conte.