Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Juin-Juillet 2006 (volume 7, numéro 3)
Julien Dieudonné

Le Miroir des Limbes d’André Malraux : les possibles d’une autre modernité

Jean-Louis Jeannelle, Malraux, mémoire et métamorphose, Paris, Gallimard, 2006, 441 p.

1Tout un pan de l’œuvre d’André Malraux émerge peu à peu des limbes littéraires où, depuis sa mort (dont c’est le trentième anniversaire), a pu la rejeter une postérité suspicieuse, longtemps gênée par la stature encombrante du mythe du « granthomme, grantécrivain » pléiadisé et consacré de son vivant, panthéonisé depuis 1996. Si Malraux romancier a souffert d’une occultation moins vive, il a fallu la récente édition dans la « Bibliothèque de la Pléiade » des Écrits sur l’art pour que soit ramenée à l’attention publique et critique une méditation décisive et singulière. Manquait encore au Malraux « troisième manière », le mémorialiste du Miroir des Limbes, et le plus en prise avec son propre mythe politique et culturel, l’examen critique proprement littéraire qui lui fournirait l’occasion de reparaître à son tour, débarrassé de la réduction biographique à quoi l’avait contraint le André Malraux. Une vie d’Olivier Toddi. Réduction en effet, puisqu’il s’agissait pour Todd, de mesurer l’exactitude historique de Mémoires qu’il envisageait sous l’angle exclusif de la sincérité, de la véridicité et de la crédibilité – plus exactement d’achever le portrait charge d’un « mythomane fanfaron » (p. 12), fût-ce au prix d’une impasse sur le titre d’un premier volume qui prend soin d’annoncer la couleur : Antimémoires.

2Jean-Louis Jeannelle s’y attelle, remaniant sa récente thèse de doctorat pour en tirer ce Malraux, mémoire et métamorphose, dont le premier mérite est de replacer l’entreprise mémorialiste malrucienne sur le terrain littéraire où sa réussite attendait encore d’être mesurée. Il s’agit ici en effet, en empruntant tour à tour et à la fois les appareillages théoriques et les outils d’analyse de la génétique, de la poétique, de l’historiographie et de la philosophie, de rendre justice, sans verser pour autant dans l’hagiographie béate, à l’ambition artistique d’une œuvre dont le chercheur entreprend de dévoiler la « singularité littéraire » (p. 12) et la « véritable modernité » (p. 15) en la replaçant dans l’histoire du genre, depuis Commynes jusqu’à ses actualisations contemporaines, du général de Gaulle à Simone de Beauvoir. Prenant le contre-pied d’une vulgate faisant du Miroir des Limbes le pis-aller d’une inspiration en berne, réduite à recycler les pans inachevés de livres inaboutis ou anciens et à tenter de figer pour la postérité une image glorieuse, Jean-Louis Jeannelle propose donc la réhabilitation d’un texte tout entier conduit par la conscience aiguë du genre dans lequel il s’inscrit, de ses attendus, de ses possibilités et de ses limites, et par la volonté moins d’y souscrire que, dans un même geste, de le déconstruire et de le métamorphoser.

3Le préambule, « Malraux et la tentation des Mémoires », comme la première partie « Les Mémoires du XXème siècle sont de deux natures », replacent la pratique mémorialiste dans le contexte de l’œuvre entier et éclairent, grâce notamment au recours à une lecture minutieuse de la préface des Antimémoires et d’un fragment manuscritii, la genèse et les développements d’une théorie des récits de soi. Jean-Louis Jeannelle suit à la trace un tropisme mémorialiste qui le conduit à surprendre chez Malraux, des écrits critiques aux romans, des essais aux écrits inachevés, l’élaboration progressive des principes d’une « poétique mémoriale » (p. 45). Il montre comment l’écrivain dégage le genre mémorial de son écrasant avatar autobiographique, s’écartant de l’injonction introspective pour renouer avec le modèle du « récit de destin » exemplaire hérité de Plutarque. Comment, ensuite, il situe la spécificité du genre mémorial dans le dialogue qu’il institue entre un destin et l’histoire, et au-delà, dans le régime épiphanique du récit des « rencontres » entre un sujet et une série d’événements où se révèle le mystère de la condition humaine. Ainsi Jean-Louis Jeannelle prouve que Malraux se lance dans l’entreprise mémoriale, non pour pallier ou tromper on ne sait quelle panne d’inspiration, mais au contraire pour mettre à l’épreuve la tentation longtemps mûrie de se frotter aux exigences comme aux risques d’une entreprise mémoriale ambitieuse esquissée à maintes reprises. Il s’agit pour lui de trouver les moyens de transfigurer une expérience en inventant un « langage de destin » « contre le langage de la biographie » (p. 62) ; de se mettre au défi de faire aboutir une théorie du genre mémorial qui a su en pointer les écueils et les dangers, dans une praxis littéraire qui la mette en acte en même temps qu’elle la dépasse.

4Dès lors, Jean-Louis Jeannelle construit son essai sur une analyse méthodique des questions ou des problèmes, voire des obstacles, auxquels n’a pu manquer de se trouver affrontée l’entreprise malrucienne et des moyens poétiques empruntés par le mémorialiste pour leur offrir sinon une réponse, du moins une issue.

5Le chapitre II, « Une odyssée de la mémoire », aborde ainsi la question de la composition et permet de mettre une première fois efficacement au jour le double geste de déconstruction et de refondation du genre accompli par l’écrivain. Tournant le dos à l’horizon d’attente d’un lecteur avide de suivre le fil de ses souvenirs déroulé par le grand homme, refusant même le principe linéaire de la configuration chronologie des événements en dépit d’un premier volume en partie organisé autour d’une croisière effectuée en 1965, Malraux le précipite en effet dans un feuilleté de temps et d’espaces emboîtés, juxtaposés par abruption, ne s’interdisant ni l’ellipse fracassante ni la solution de la continuité logique. Il substitue ainsi à « la perspective nette et précise qu’offre la chronologie d’une vie inscrite dans un contexte historique connu de tous » (p. 111) et à la position rétrospective du mémorialiste qui postule la cohérence d’une existence continue et, sinon achevée, du moins accomplie, la plongée dans une œuvre composée d’éclats de mémoire et comme en perpétuel chantier. Car Malraux ne cesse d’inscrire dans le tissu même du texte, notamment dans son régime énonciatif, le processus qui en constitue la genèse, distinguant les Mémoires de la remémoration : « Les Antimémoires, affirme Jeanelle, sont des « ante- » ou des pré-Mémoires » (p. 130). Le livre fait pénétrer le lecteur dans sa fabrique ou son atelier, donnant à voir et à éprouver le travail d’associations mentales propres au fonctionnement de la mémoire et tout entier tendu dans la perspective ou l’hypothèse de son propre achèvement, laissé en suspens : c’est moins un livre que son spectre, ou son fantôme – une exploration de ses propres limbes. En figurant le travail de la mémoire, Malraux donne naissance à un texte au travail, qui accomplit moins les attendus du genre dans lequel il s’inscrit qu’il ne les déjoue et les déplace par leur remise en question.

6Les chapitres III, « Soi-même comme un autre », et IV « Dialogues en abyme » posent la question du sujet. Le genre mémorial postule en effet « un sujet pleinement maître de son destin et acteur des événements collectifs » (p. 152), transparent à lui-même, et dont la crédibilité s’ancre sur l’autorité d’une renommée. Sur ce point aussi, Malraux prend le contre-pied des conventions génériques : il délaisse toute position de surplomb, affiche une indifférence à lui-même et un dégoût cultivé de la confession, multiplie le récit d’expériences de dépossession de soi, ne cesse d’ouvrir son texte à l’autre, sous la forme récurrente de dialogues où sa voix s’efface au profit de celles de grands hommes comme de personnages fictifs, de confronter son texte aux figures de l’altérité, c’est-à-dire aux « questions fondamentales » de la mort et du Mal, et, par le biais de « dialogues en abyme » avec deux figures inventées de mémorialistes (Méry et Max Torrès), de confronter l’entreprise mémoriale au spectre de sa vanité. De sorte que ses Mémoires prennent la forme d’une vaste entreprise dialogique, où le sujet trouve à se mettre à l’épreuve dans la confrontation à ce qui le contredit, le dépasse ou le conteste – à tout ce qui concourt à l’énigmaticité et à l’opacité d’une vie, et à l’impossibilité de la saisir complètement et certainement. Ainsi est congédiée toute entreprise d’« assomption de soi » (p. 202) pourtant constitutive du genre au profit d’une « mise à l’épreuve de soi » (c’est le titre de l’introduction).

7Le chapitre V, « Le légendaire historique », pose la question de la représentation de l’Histoire. Le genre mémorial repose en effet sur la valeur testimoniale prêtée d’emblée au récit : acteur ou témoin privilégié de l’histoire en train de se faire, le mémorialiste affiche d’ordinaire une familiarité avec les grands hommes qui lui permet de perpétuer le mythe de l’influence de quelques uns sur le cours des événements. Au rebours, Malraux assied son livre sur une « antihistoire », qui enregistre la dévaluation contemporaine de l’Histoire comme « espace d’investissement héroïque » au profit d’une histoire « plurielle et éclatée » (p. 247), où les figures complémentaires de l’aventurier et du grand homme ne trouvent à perpétuer l’illusion de leur influence sur l’événement que dans la perpétuation d’un mythe. Jean-Louis Jeannelle propose ainsi de considérer Le Miroir des Limbes, moins comme « monument élevé à la gloire des grands hommes » (de Gaulle, Nerhu, Senghor ou Mao), que comme leur « tombeau » (p. 263), tant l’histoire et ses héros y sont désormais vus depuis les limbes, qui agitent en sourdine la promesse de la vanité et du néant.

8Enfin, le chapitre VI, « L’antipacte mémorial », envisage le pôle essentiel du destinataire en posant la question de la réception des Antimémoires. De ce point de vue, la récente domination du genre autobiographique et de son exigence de sincérité n’ont pu qu’entretenir la confusion et rendre aveugle à la spécificité du pacte mémorial tel qu’il est refondu par Malraux. Trois infractions paraissent à cet égard rédhibitoires et prêter le flanc à la critique des biographes : l’intrusion contrapunctique du farfelu, qui mine l’esprit de sérieux sur lequel prend appui la crédibilité du mémorialiste ; le pli mythomaniaque, sous la forme du mensonge ou de la déformation des faits, qui ruine le pacte de véridicité implicite mais inaliénable du genre mémorial ; par le biais du remploi de fragments romanesques antérieurs, l’entremêlement (et non la confusion) de fragments théoriquement strictement référentiels et de fragments qui ressortissent à la fiction. Ici, Jeannelle a le grand mérite de régler une fois pour toutes la question de l’exactitude référentielle et de la véridicité du Miroir des Limbes, qui ont souvent servi de prétexte à l’escamotage pur et simple de l’œuvre (puisqu’il est attesté qu’il arrive à Malraux de mentir ou de travestir la réalité des faits, à quoi bon lire ses Mémoires ?). Non parce qu’il cherche à excuser ou justifier les contrevérités incontestables qui les émaillent, mais parce qu’il les replace sur le seul plan où elles peuvent être entendues : celui « du projet mémorial dans son entier » (p. 333). Ainsi reversée du « pôle référentiel » au « pôle esthétique », la perspective change. Il ne s’agit plus d’épier les manifestations d’une volonté occulte de manipulation (au contraire Malraux multiplie-t-il les signes de fictionnalité), mais de prendre acte d’une poétique qui affiche le « primat de l’exemplarité sur l’exactitude » (p. 328) et se donne ainsi les moyens esthétiques, par un travail de (re)composition et de transfiguration, d’exaucer le réel historique et biographique à la dimension légendaire de l’imaginaire où trouve à se dévoiler un visage du réel qui, pour n’être pas mimétique, peut n’en être pas moins révélateur. Ainsi Le Miroir des Limbes achève-t-il de se donner, non pour la reconstitution d’une vie, mais pour la transmission d’une expérience métaphysique visant à faire éprouver au lecteur l’expérience de la relativité dans les modifications mêmes qu’il impose au genre mémorial.

9Au terme du parcours, Jean-Louis Jeannelle peut à bon droit qualifier Le Miroir des Limbes d’« hapax générique » (p. 370) tant il a mis au jour de manière convaincante le jeu subtil de déconstruction et de refondation des données du genre mémorial opéré par Malraux. Au-delà de cette démonstration rigoureuse, il offre aussi le moyen de saisir la spécificité de la situation de Malraux dans le champ littéraire du vingtième siècle.

10Ce qui frappe, c’est en effet l’exercice résolu, concerté, lucide de ce que l’on pourrait appeler une poétique de la marge. En 1965, Malraux décide, pour son grand retour sur la scène littéraire, d’inscrire ce qu’il doit savoir être le dernier mouvement de son œuvre dans un genre qu’il sait daté. En choisissant de se frotter à « un archétype littéraire en quelque sorte dépassé […] sous sa forme traditionnelle » (p. 45), il se situe ostensiblement à contre-courant d’une avant-garde structuraliste qui, en postulant l’exclusion du sujet et de l’histoire et le refus de toute transcendance, condamne le genre à une survivance rétrograde. Le choix paraît d’autant plus paradoxal que Malraux a mesuré lui-même la disjonction du genre qu’il élit avec son temps, qu’il la théorise dans certains de ses écrits critiques ou la mette en scène dans ces trois textes inachevés ou non publiés que sont Le Démon de l’absolu, Le Règne du Malin et La Lutte avec l’ange. Ce choix ne peut donc s’entendre que si l’on prend acte d’une volonté de s’inscrire dans un genre littéralement impossible, pour mieux s’atteler à sa refondation. Malraux fait ainsi entrer les Mémoires dans l’ère du soupçon, déjouant ses attendus et ses conventions, confrontant le genre « à ce qui le dépasse, voire à ce qui le nie » (p. 269). Il en explore les frontières, en déconstruit les assises et en repousse les limites – il en précipite la métamorphose en l’ouvrant in fine aux possibles qui s’offre à lui.

11En éclairant précisément ce travail à la marge, Jean-Louis Jeannelle permet donc de mieux circonscrire la situation de Malraux dans le champ littéraire : ni « Mainteneur »iii d’un genre dépassé qu’il se serait contenter de perpétuer à contretemps, ni Terroriste d’une forme dont il aurait ruiné les assises, mais, dans un geste d’élaboration et de composition qui n’ignore rien de ses origines et de sa dimension rhétorique, Reconfigurateur d’un genre auquel il offre les possibles d’une autre modernité.